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Message aux jeunes appelés à se faire vacciner et à leurs enfants

Communiqué de presse du GRAPPE, 11 juin 2021

La Conférence interministérielle (CIM) santé qui regroupe l’ensemble des Ministres de la Santé du pays a décidé, ce 5 juin dernier, d’autoriser la vaccination des jeunes de 16 à 18 ans contre la Covid-19. Dès le mois de juillet, les invitations à se faire vacciner seront envoyées.

Le risque de la vaccination est probablement nettement supérieur à celui de troubles importants dus à la Covid-19

Les Ministres de la Santé ont précisé que les adolescents concernés pouvaient décider de se faire vacciner sans autorisation de leurs parents. Le Grappe tient à souligner que ce message est basé sur une interprétation de la loi du 22 août 2002 sur les droits du patient. Elle laisse entendre que l’autorité parentale serait supprimée en la matière, ce qui est faux. L’article 12 de la loi dément totalement cette interprétation. Les parents sont bien responsables même si le mineur est associé à l’exercice de ses droits.

Le second paragraphe de l’article 12 indique bien que les droits du mineur peuvent être exercés de manière autonome par le patient mineur « qui peut être estimé apte à apprécier raisonnablement ses intérêts ». Mais cela signifie clairement qu’en cas de désaccord, l’intérêt de l’enfant, tel qu’il le perçoit, peut l’emporter sur le choix parental. Rien de plus.

La vaccination des jeunes de 16 à 18 ans contre le SARS-covid-19 constitue un acte médical dont l’utilité est des plus contestables sinon pour gonfler artificiellement les chiffres de pourcentage de personnes vaccinées dans le pays. Le CIM santé ferait bien d’exiger que soit vraiment appliquée la loi sur le droit des patients et plus particulièrement ses articles 7 et 8 qui exigent le consentement libre et éclairé du patient pour tout acte médical, ce qu’est bien la vaccination.

Il est nécessaire à cet égard de rappeler que les vaccins contre la Covid-19 sont expérimentaux, sachant que les essais cliniques de phase 3 normalement exigés pour une agréation et une mise sur le marché sont toujours en cours, y compris pour le vaccin de Pfizer ; l’autorisation de mise sur le marché actuellement en cours n’est donc que provisoire. Sachant en outre que les vaccins à ARN messager constituent une première dans la technique vaccinale. De plus, les risques de graves effets secondaires notamment les coagulopathies potentiellement mortelles, doivent être portées à la connaissance des patients. On ne peut passer sous silence non plus, les risques non élucidés d’altération de la fertilité, de la reproduction et de la gestation.

Enfin, il serait élémentaire de signaler aux adolescents et à leurs parents que la maladie de la Covid-19 est une maladie généralement bénigne pour les jeunes et que le risque de la vaccination est probablement nettement supérieur à celui de troubles importants dus à la Covid-19.

Il est nécessaire de rappeler que les vaccins contre la Covid-19 sont expérimentaux, que les vaccins à ARN messager constituent une première dans la technique vaccinale, outre les risques non élucidés d’altération de la fertilité, de la reproduction et de la gestation et les risques de graves effets secondaires

Inciter les jeunes à adopter un mode de vie sain, à préférer les sorties en plein air au confinement, à pratiquer des activités sportives et à choisir une alimentation de qualité plutôt que les produits industriels, constitue un message de santé plus approprié que les convoquer à une vaccination inutile et potentiellement dangereuse.

Pour le GrappePierre Stein, présidentPaul Lannoye, membre fondateur

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La censure : la réponse de la Commission européenne aux informations« qui ne font pas autorité »

Le droit à la liberté d’expression est un droit inhérent à la démocratie. Ce droit est inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et dans la Convention européenne des droits de l’Homme. C’est donc un droit fondamental, mais il n’est pas absolu : il est soumis à toute une série de limitations légitimes. Mais depuis un an, on assiste à des initiatives de censure totalement illégitimes :

sur les réseaux sociaux, des groupes Facebook qui contestent les mesures gouvernementales ont été supprimés des vidéos YouTube de médecins qui ne partagent pas ou nuancent les discours officiels ont été censurées ;depuis plusieurs mois, YouTube interdit en effet les contenus qui contredisent le consensus des autorités sanitaires locales ou de l’OMS concernant le COVID-19 et ses vaccins[note] ;la « Politique en matière d’informations trompeuses sur le COVID‑19 » de Twitter va dans le même sens[note] ;Google News indique également que les sites qui contredisent les consensus scientifiques ou médicaux sont interdits[note] ;des dizaines de sites, de vidéos, d’articles parfaitement licites sont donc censurés parce qu’ils ne respectent pas un certain « consensus » ;dans les médias traditionnels, des articles critiques préalablement acceptés ont été finalement refusés ou retirés ;on pourrait encore parler des obstacles rencontrés par les journalistes indépendants : de ces micros malencontreusement coupés en conférences de presse (journal Kairos), du média France Soir qui craint la censure ; d’intimidations, arrestations, fouilles à nu arbitraires sur des personnes exprimant leurs opinions[note] ;ou encore de ce policier belge chargé de traquer les « fake news » qui nous apprend dans un article de la RTBF[note] qu’on aurait par exemple le droit de dire dans un « post » qu’on ne porte pas le masque, mais qu’on n’aurait pas le droit d’appeler une partie de la population à ne pas porter le masque (je cite) « en prétextant n’importe quoi » car cela pourrait porter préjudice en matière de santé. L’idée derrière ce principe est manifestement que les arguments, même rationnels, même scientifiques permettant de contester certaines mesures et orientations politiques ne sont plus admis[note].enfin, on pourrait aussi parler de l’Ordre des médecins belge qui s’autorise désormais à poursuivre les médecins qui expriment leurs doutes par rapport aux vaccins anti-COVID-19[note]. Les médecins ont d’ailleurs reçu un courrier de l’Ordre indiquant : « L’Ordre des médecins veillera à ce que les médecins respectent leur devoir déontologique en endossant un rôle de pionnier par la recommandation et la promotion de la vaccination » (…) « l’Ordre sévira fermement contre la diffusion d’informations qui ne cadrent pas avec l’état actuel de la science. »

Dans le même esprit, le 10 juin 2020, les instances européennes publiaient une communication intitulée « Lutter contre la désinformation concernant la COVID-19 – Démêler le vrai du faux »[note]. Sous couvert de « préserver la démocratie » et de « protéger l’intégrité du débat public », et dans la foulée d’autres initiatives européennes, ce texte annonce un tournant radical en matière de liberté d’expression. Cette communication n’est en réalité qu’un élément dans une stratégie européenne beaucoup plus vaste qui porte sur la sécurité, les menaces dites « hybrides » et la désinformation, une stratégie qui s’est fort étoffée fin 2020. Il existe en effet, au niveau européen :

depuis 2016, un Cadre commun en matière de lutte contre les menaces hybrides[note] ;depuis 2018, un Plan d’action conjoint de lutte contre la désinformation ;depuis 2018, un Code de bonnes pratiques contre la désinformation en ligne ;en juillet 2020, l’UE publiait sa stratégie en matière de sécurité pour 2020–2025.

Depuis décembre 2020, il existe en outre :

un Plan d’action pour la démocratie européenne, qui s’attaque notamment au problème de la désinformation ;une nouvelle stratégie de l’UE en matière de cybersécurité ;deux propositions de règlements : le DSA (le Digital Services Act) et le DMA (le Digital Market Act) qui s’attaquent eux aussi, parmi de nombreuses autres thématiques, à la désinformation, la manipulation et la propagande en ligne ;un document du Conseil de l’UE[note] confirmant l’action de l’UE notamment en matière de désinformation dans le contexte de la pandémie de COVID-19 ;

Par ailleurs, il existe une page web de « fact-checking » de la Commission européenne intitulée « Lutter contre la désinformation »[note] qui pose au minimum question pour son parti-pris en ce qui concerne les sources sur lesquelles elle s’appuie. Pour ne prendre qu’un exemple : sur la question du confinement, cette page indique (sans référence à des études scientifiques) « La plupart des scientifiques et des responsables politiques reconnaissent que les confinements permettent de sauver des vies », renvoyant à une page de l’OMS affirmant elle aussi que « Large scale physical distancing measures and movement restrictions, often referred to as ‘lockdowns’, can slow COVID‑19 transmission », ces deux institutions passant totalement sous silence l’étude du Pr John Ioannidis, médecin épidémiologiste mondialement réputé[note] dont l’étude récente n’aboutit, pour sa part, pas à cette conclusion.

Que sont les menaces hybrides ?

Un rapport de la Défense belge définit les menaces hybrides comme « L’utilisation par un État ou par un acteur non-étatique de tous les moyens diplomatiques, informatifs, militaires et économiques disponibles pour déstabiliser un adversaire »[note]. Au final, les « menaces hybrides » englobent à peu près tout ce qui peut être perçu comme une menace, y compris la désinformation[note]. Les services de renseignement belges par exemple estiment que, sur les réseaux sociaux, des individus et des groupes instrumentalisent la crise du COVID-19 pour « saper l’autorité du gouvernement belge », tandis que des campagnes de désinformation, russes et chinoises notamment, chercheraient à « déstabiliser les démocraties », « saper les valeurs européennes », « affaiblir l’Occident »[note] (des menaces géopolitiques que le propos de cet article n’est pas de contester). Des spécialistes mettent pourtant en garde contre la plasticité de cette expression de « menaces hybrides ». Toujours est-il que l’UE inclut dans ces menaces hybrides la désinformation (qui implique une intention de nuire) et cherche également à lutter contre la mésinformation (càd le simple fait de transmettre des informations fausses).

Comment l’UE compte-t-elle lutter contre ces phénomènes ?

Dans plusieurs passages de cette communication (suivis et précédés de précautions oratoires faisant la promotion de la démocratie, de la liberté d’expression, du journalisme indépendant, etc.), l’UE laisse entendre qu’elle compte lutter contre la « désinformation » avec l’aide des médias « professionnels », la collaboration des plateformes de médias sociaux (réseaux sociaux, moteurs de recherche, …), mais aussi au moyen de mesures réglementaires et répressives. Ce qui pose problème, c’est que la lutte engagée par l’UE contre la désinformation semble prête, dans la foulée, à étouffer toute forme de discours critique, de débat public, tant politique que scientifique. Plusieurs éléments confirment cette tendance.

1) La communication révèle que les plateformes doivent désormais favoriser les informations « exactes et provenant de sources qui font autorité », notamment en matière de COVID-19 et de vaccins. N’est-il pas un peu précoce de parler d’informations « exactes » en matière de covid-19 ? Par ailleurs, quelles sont les sources présentées comme faisant autorité dans ces textes  ? L’OMS, les autorités sanitaires nationales et les médias professionnels. Or, d’une part, l’indépendance de l’OMS a souvent été mise en question, et pas seulement dans cette crise. D’autre part, on sait pertinemment que la plupart des médias « professionnels » sont détenus par des groupes d’intérêt[note]. Dans le domaine scientifique (et particulièrement médical), s’il y a des vérités scientifiques fondées sur la rigueur du raisonnement et vérifiées par l’expérience, il faut aussi tenir compte du fait que la science est en perpétuelle construction/révision. Promouvoir uniquement les informations de sources faisant autorité en science, c’est faire appel à l’argument d’autorité (qui n’est pas un argument scientifique), c’est à dire soit à la position de celui qui prétend détenir la Vérité, soit au consensus scientifique qui fait autorité. Or l’histoire des sciences montre qu’un consensus scientifique n’est jamais qu’un consensus historique, susceptible d’évoluer car la connaissance évolue. Par ailleurs, un consensus de scientifiques ne signifie pas toujours un consensus scientifique global si ces scientifiques sont animés, même inconsciemment, d’une certaine vision du monde, ou plus prosaïquement de certains intérêts. Enfin, promouvoir uniquement les sources présentées par l’autorité elle-même comme faisant autorité pose un réel problème démocratique quand certains scientifiques qui les soutiennent sont en conflit d’intérêts, que ceux qui les discutent se voient automatiquement discrédités sur la place publique, et que d’autres encore s’autocensurent pour ne pas avoir d’ennuis ? Quel traitement sera donc réservé aux chercheurs obtenant des résultats contradictoires aux informations qui font autorité ?

La « désinformation » en matière de vaccins : censurer les positions critiques

2) La communication insiste sur le fait que la désinformation et la mésinformation entourant les vaccins contre la COVID-19 sont susceptibles de compliquer leur déploiement. C’est possible. Mais certaines objections concernant ces nouveaux vaccins ne découlent pas d’une mésinformation ou d’une désinformation, mais sont issue de milieux scientifiques, et même de spécialistes[note]. Or chaque citoyen a droit à une information complète lui permettant de se faire librement une opinion la plus éclairée possible.

3) La communication ajoute que les décisions politiques doivent être prises sur la base des conseils des scientifiques et des professionnels de la santé. Que les décisions soient éclairées par des données scientifiques ne pose aucun problème, toutefois la vie des hommes ne se résume pas à l’aspect sanitaire, et l’aspect sanitaire lui-même ne devrait pas se résumer à la lutte contre le covid-19 : d’autres avis et d’autres intérêts publics doivent donc être pris en compte. Par ailleurs, on ne peut pas négliger les aspects non transparents liés aux discours scientifiques : les intérêts commerciaux, les brevets, le lobbying, les conflits d’intérêts, la fraude scientifique[note]. On est donc en droit de prendre du recul critique par rapport à certaines conclusions présentées comme purement scientifiques, et surtout par rapport aux injonctions politiques et éthiques qui découleraient de ces conclusions : on est en droit, en démocratie, d’exiger la tenue de débats contradictoires tant scientifiques que citoyens.

Informations officielles et (ré)informations citoyennes : deux poids, deux mesures

4) La lutte contre la désinformation ne se limite pas aux questions sanitaires relatives au covid-19 :

« Dans les menaces hybrides (…) On peut citer, à titre d’exemples, (..) les campagnes de désinformation, y compris sur les médias sociaux . (..) Afin de travailler de manière cohérente, les conclusions appellent à renforcer la résilience face aux menaces hybrides dans différents domaines d’action, par exemple lors du développement et de l’utilisation de technologies nouvelles et émergentes, y compris l’intelligence artificielle et les techniques de collecte de données, et lors de l’évaluation de l’incidence des investissements directs étrangers ou de futures propositions législatives[note]»  En des termes plus clairs, l’UE compte renforcer la lutte contre la désinformation dans ces différents domaines politiques et stratégiques. Mais, de nouveau, qui déterminera s’il s’agit de désinformation ? Qui déterminera ce qu’est la Vérité ? Des experts pointus unanimes uniquement ? Que deviendra la parole des chercheurs dissidents, journalistes, écrivains, citoyens, philosophes, contradicteurs issus d’autres domaines du savoir, etc. qui tenteront de replacer les technologies ou propositions de lois dans un contexte global : sera-t-elle reléguée du côté du complotisme et de la désinformation, et ceux-ci jugés délictueux ?

5) A la lecture de ces différents documents, le projet de l’UE est manifestement d’établir de nouvelles restrictions à la liberté d’expression face à ce qu’elle considère comme de la désinformation au contenu jugé préjudiciable. Et cela en définissant de nouvelles infractions en des termes généraux (« désinformation », « discours nuisibles », « intention d’induire en erreur », etc.) qui conduiront soit à l’autocensure prudente, soit à la dénonciation, la censure, voire la répression. Introduire « l’intention de nuire », « l’intention d’induire en erreur » ou encore « l’intention de causer un préjudice public », comme le fait ce texte, dans les motifs qui permettraient de restreindre la liberté d’expression est en effet problématique : les expressions « intention de nuire » et « intention de causer un préjudice public » peuvent être interprétées de façon subjective et partisane (par exemple, contester une mesure politique pourrait être interprété comme une intention de nuire ou de causer un préjudice public). « L’intention d’induire en erreur » ne constitue pas un motif plus objectif. En effet, comme expliqué plus haut, qui va décréter l’erreur et la vérité ? La discussion d’une mesure politique, d’une hypothèse ou d’une « vérité » scientifique actuelle pour soutenir une hypothèse différente, voire opposée risquerait d’être interprétée comme une intention d’induire en erreur. Dans le même ordre d’idées, la différence établie par la Commission entre mésinformation (traduire « mauvaise » information) et désinformation se situe au niveau de l’intention. Or, déterminer l’intention de l’auteur d’une information est tout sauf un exercice parfaitement objectif. Que risque-t-il dès lors d’advenir des chercheurs, professionnels de terrain (médecins, psychologues de terrain, par exemple), groupes de citoyens, journalistes, militants en faveur des droits humains observant des faits contradictoires ou exprimant des analyses critiques qui pourraient être jugées « préjudiciables » du point de vue de l’autorité scientifique ou politique ? La communication révèle :

que les médias sociaux vont être diligentés pour rechercher les auteurs de « désinformation » ou d’« opérations d’influence pernicieuses » et les dénoncer aux autorités publiques ;que des dispositions pénales en matière de désinformation seront mises en place ou renforcées dans les Etats-membres ;tandis qu’une armée de facts-checkers, des « vérificateurs de faits », rétablira la « vérité officielle » via l’Observatoire européen des médias numériques (EDMO).

La façon dont l’UE envisage la lutte contre la désinformation ne semble donc pas être la plus démocratique qui soit. Le risque est réel de voir des titres tels que celui-ci devenir un jour notre réalité : « Un journaliste indépendant/citoyen condamné pour « provocation aux troubles » pour des reportages »[note].

Que faire dès lors face à la désinformation ?

Il est vrai qu’il existe de la désinformation, mais si celle-ci est multipliée par internet, l’accès à l’information et à la connaissance l’est également (du moins tant que la censure ne s’exerce pas). Par ailleurs, la désinformation n’est pas un fait nouveau. Dans l’histoire, les erreurs[note], la propagande, la désinformation, le mensonge ne proviennent pas que de groupes de pression : ils proviennent aussi parfois de l’autorité politique (les exemples ne manquent pas dans l’histoire, qui vont des tyrans démagogues aux propagandes de guerre, …) ; et parfois aussi de l’autorité scientifique, par exemple lorsque cette dernière n’est pas indépendante (il suffit de penser aux études scientifiques passées et présentes financées par des lobbies). C’est la raison pour laquelle des contre-pouvoirs sont nécessaires. Balayer d’autorité et d’un simple revers de la main ces différentes objections au nom du « conspirationnisme », c’est refuser de regarder les faits.

Dans un tel contexte, ce n’est donc que par le débat, c’est à dire la mise en présence d’une pluralité d’opinions (parmi lesquelles certaines sont peut-être fausses, fantaisistes, non pertinentes, inappropriées, etc.) que peut finalement émerger la vérité en science et, on peut l’espérer, le consensus social en politique. Tant du côté du consensus que de la dissidence, la meilleure façon de lutter contre la bêtise, la manipulation, la propagande ou la désinformation est la réponse argumentée. Le citoyen est en droit d’attendre des pouvoirs publics qu’ils lui permettent l’accès à une information transparente, complète, critique et contradictoire. C’est justement par la possibilité d’une réflexion et d’une information libres et plurielles, et non par la censure et la propagande, que passent la lutte contre la désinformation, la construction de l’esprit critique des populations et le rétablissement d’une plus grande confiance des citoyens envers le politique et la science.

La liberté d’expression : un droit récent et intrinsèque à la démocratie

La censure existe depuis l’Antiquité ; le combat pour la liberté d’expression aussi. Le droit à la liberté d’expression est un droit récent[note] et intrinsèque à la démocratie. Certains ont déploré que les réseaux sociaux accordent autant de place au « 1% de scientifiques dissidents » au lieu de les censurer. Mais sans débats scientifiques, comment la science progresserait-elle? Copernic, Galilée, Darwin, Einstein représentaient moins de 1% des scientifiques. Et pourtant, ils ont ouvert de nouvelles ères scientifiques. Il en va de même des consensus politiques : dans une démocratie, ils peuvent toujours être discutés et remis en question sur base d’aspects du réel non pris en compte jusque là. En incluant la lutte contre la désinformation en matière de covid-19 dans la lutte contre les menaces hybrides, l’UE est sur le point de mettre fin au débat public et, du même coup, à la démocratie.

Selon un arrêt de la Cour européenne des Droits de l’Homme, même les informations qui pourraient être fausses participent de la liberté d’expression[note]. Dans un autre arrêt relatif à un sujet de santé publique, cette cour précise qu’on ne peut limiter la liberté d’expression aux idées communément admises[note]. La liberté de critiquer, de contester, d’amener d’autres visions est en effet au fondement du progrès de la science, au fondement du progrès social et au fondement de la lutte contre la tyrannie politique. La censure et la répression de la parole ne sont une solution que quand la parole constitue un délit. Il y a effectivement des contenus à supprimer parce qu’ils sont délictueux, et des auteurs à poursuivre en vertu du droit existant. Mais douter des politiques menées ou des consensus scientifiques n’est pas un délit et ne devrait pas en devenir un : il serait fatal pour la liberté d’expression d’ajouter « l’information qui ne fait pas autorité » à la liste des délits en matière de liberté d’expression.

Pour conclure : le secrétaire général de l’ONU a déclaré il y a quelques jours que certains pays (sans citer de noms) utilisaient la crise du COVID-19 comme prétexte pour réprimer les voix dissonantes, y compris scientifiques, et faire taire les médias indépendants : c’est clairement la voie dans laquelle s’est engagée l’UE, et notre pays à sa suite. Les restrictions au droit de se réunir et au droit de manifester vont dans le même sens. Comment faut-il appeler un régime qui interdit la contestation ? Un régime totalitaire en devenir : je renvoie sur ce point les lecteurs à l’excellente interview de Mattias Desmet republiée sur Kairos en février 2021[note][note].

*Ce texte est la retranscription d’une interview faite dans le cadre du cycle « Déconfinons la pensée ».

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Lettre du Grappe adressée aux eurodéputés concernant le passeport vaccinal

Madame la députée, Monsieur le député, 

Le 28 avril prochain, vous serez appelé (e) à voter en urgence sur le projet de règlement instaurant un certificat vert numérique pour les citoyens européens (COM (2021) 130).

Ce projet n’a pas pour objectif, contrairement à ce qu’il prétend, de faciliter la libre circulation des citoyens dans l’espace européen. Sous prétexte d’harmonisation, il légitime le droit pour chaque État membre d’organiser la ségrégation entre ceux qui acceptent de se soumettre à des contrôles ditssanitaires, arbitraires et inefficaces et ceux qui, même en parfaite santé, et en toute légalité, ne l’acceptent pas.

Nous vous demandons de prendre conscience de l’importance sans précédent du vote qui vous est demandé et de refuser ce projet.A ceux qui croient, certainement de bonne foi, qu’il est possible de l’amender, de le rendre acceptable par l’une ou l’autre amélioration, nous disons qu’ils tombent dans un piège pernicieux.

Car ce règlement met en place une nouvelle société, totalement incompatible avec les valeurs inscrites dans les traités européens et la charte des droits fondamentaux, une société de surveillance, de contrôle social et de discrimination. Ce projet est pernicieux car il joue sur la peur d’une pandémie qu’il est parfaitement possible de juguler par une campagne de prévention visant à renforcer le système immunitaire de chacun et l’apport de moyens thérapeutiques reconnus comme efficaces lors des premiers signes de la maladie. On peut citer à cet égard, l’hydroxychloroquine et l’ivermectine, médicaments connus delongue date, aux effets secondaires mineurs voire négligeables.

Ces médicaments n’ont qu’un défaut : celui de ne plus être protégés par un brevet et donc de ne plus présenter aucun intérêt financier pour des firmes pharmaceutiques motivées avant tout par l’appât du gain. La Commission européenne (avec les experts qui la conseillent), idéologiquement acquise à une vision techno-scientiste du bien commun, a conçu un outil législatif à leur service qui nous enferme tous dans un monde dominé par les multinationales et nous assigne au rôle de consommateurs décérébrés au service de la croissance.

A l’appui de notre réquisitoire contre ce projet de passeport vaccinal déguisé, nous attirons aussi votre attention sur la non-pertinence des critères abusivement présentés comme scientifiquement garants de la santé et de la non contagiosité du détenteur du certificat.

Sur les vaccins anti-covid. L’actualité récente a rappelé un fait habilement passé sous silence pour accélérer le processus de vaccination massive de la population ; il s’agit de vaccins expérimentaux bénéficiant (à tort) d’une autorisation provisoire de mise sur le marché, puisque les essais cliniques de phase 3 sont toujours en cours.Les graves effets secondaires apparus pour deux des quatre vaccins l’ayant obtenu (les vaccins d’Astra Zeneca et de Johnson &Johnson) ont montré que l’AEM avait sous-estimé les risques.Une déclaration signée par un groupe important de médecins et de scientifiques de haut niveau*[note] conteste les affirmations de l’Agence européenne des médicaments laquelle a rejeté les préoccupations du groupe exprimées dans une lettre ouverte envoyée le 1 er mars dernier[note].L’AEM considère en effet les problèmes de coagulation et de saignements comme des évènements mineurs et rares, concluant que le rapport bénéfices/risques de ces vaccins est bien établi. Selon ce Groupe « Doctors for Covid Ethics », les cas enregistrés de thrombose veineuse cérébrale potentiellement mortelle (CSVT) après la vaccination ne représentent probablement que la pointe d’un énorme iceberg. Ceci rend la vaccination et le coronavirus dangereux pour les groupes d’âge jeunes et en bonne santé, pour lesquels, en l’absence de vaccination, le Covid-19 ne présente aucun risque substantiel.Même si on est sceptique face à cette déclaration interpellante, il nous parait évident qu’il faut la prendre au sérieux et analyser la situation sans préjugé plutôt que foncer tête baissée dans une vaccination généralisée et encore moins faire de celle-ci le sésame pour une liberté retrouvée.On ne peut ignorer non plus la problématique bien documentée de l’apparition inévitable de variants plus contagieux voire plus agressifs comme le variant P1 (dit brésilien) face auxquels les vaccins actuels semblent déjà inopérants. Enfin, il est essentiel de rappeler que la vaccination, si elle protège dans un premier temps la personne vaccinée, ne l’empêche pas de propager le virus. A moins d’être aveugles à une réalité d’ores et déjà bien visible, nous risquons de nous voir emprisonnés dans une logique de consommation de vaccins aussi dangereuse qu’inutile, pour le plus grand profit de multinationales de la pharmacie et la satisfaction des fétichistes de la croissanceéconomique.Sur les tests PCR. Certes, en principe, la vaccination n’est pas requise, à condition de se soumettre régulièrement à des tests PCR supposés garantir, en cas de résultat négatif, la non contagiosité de la personne testée. Or, si le test PCR peut permettre de diagnostiquer une personne malade dans un bref laps de temps, sa pertinence est plus que discutable pour les personnes asymptomatiques.Le protocole publié pour la détection et le diagnostic du 2019-nCov actuellement en vigueur a été examiné point par point par un groupe de chercheurs indépendants, lesquels ont abouti à la conclusion selon laquelle, le test RT PCR pour la détection du SRAS-COV2 révèle 10 faillesscientifiques majeures au niveau moléculaire et méthodologique. Il en résulte que le test aboutit à de nombreux résultats faussement positifs[note]. Comment, dans ces conditions, utiliser ce test comme critère de non contagiosité ?parmi lesquels l’ancien vice-président et directeur scientifique de la société Pfizer, Michael Yeadon et le Dr Wolfgang Wodarg, ancien président de la commission santé du Conseil de l’Europe.Sur la preuve de rétablissement. La preuve de rétablissement est le troisième élément du certificat, basé sur la mise en évidence d’anticorps. Le certificat pourrait être renouvelé aussi longtemps que la personne concernée peut faire état d’une analyse montrant la présence de ces anticorps. Il est absurde et scientifiquement non valable d’ignorer le fait que de nombreux immunologistes cliniciens de renommée mondiale ont montré que 30% environ des gens sont au départ déjà immunisés sans présenter nécessairement des anticorps spécifiques. En conclusion, il apparait bien qu’il est proposé de mettre en place un vaste système hygiéniste de contrôle social et de mainmise sur les données personnelles de chaque européen, sans la moindre garantie d’efficacité pour la santé publique. Nous vous adjurons en conséquence de refuser un tel projet qui marquerait une régression démocratique et sociale sans précédent.

Pierre Stein, président de l’ASBL Grappe BelgiquePaul Lannoye, Docteur en Sciences, Ancien vice-président de la Commission Santé du parlement européen, et ancien président du Groupe des Verts, membre fondateur du Grappe.

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Le Covid-19 est-il un virus dystopique ?

Novlangue, police de la pensée, transparence absolue, crime par la pensée, réécriture du passé, surveillance (ou « tracing ») généralisée, délations « citoyennes » : autant de termes empruntés au vocabulaire orwellien, qui font étrangement écho à une réalité devenue, hélas,  notre quotidien. La « common decency » chère à l’auteur de 1984 aurait-elle définitivement déserté nos sociétés hypnotisées par une hypothétique sécurité sanitaire « à risque zéro » ? En bref, avec l’émergence et l’enracinement du Covid-19, notre réel est-il devenu dystopique ou, plus précisément, la dystopie est-elle devenue notre nouvelle norme ? Mais peut-être faut-il revenir aux sources de ce terme aujourd’hui galvaudé pour tenter d’y voir plus clair… 

Les utopies sont beaucoup plus réalisables qu’on ne le croyait. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à une question nouvelle qui est devenue urgente : comment peut-on éviter la réalisation définitive des utopies ? Les utopies sont réalisables. La vie marche vers les utopies. Ce n’est sans doute pas par hasard qu’Aldous Huxley a placé cette phrase du philosophe russe Nicolas Berdiaev en exergue de son Brave new world (Le meilleur des mondes). Contrairement à ce que l’on croit souvent, la dystopie n’est pas le contraire de l’utopie, ou encore une utopie qui aurait « mal tourné[note] ». Déplaçons le projecteur et imaginons au contraire que la dystopie soit l’utopie enfin réalisée, avec les moyens technologiques, scientifiques et psychologiques (en particulier la psychologie des masses) des XXe et XXIe siècles. 

Poursuivons la réflexion et imaginons que notre objectif soit de créer une société dystopique « parfaite » et « scientifiquement fondée ». Comment s’y prendre ? Une première « bonne idée » ne serait-elle pas de marginaliser et, si possible, de réduire au silence les artistes et plus généralement les acteurs culturels, ces éternels rêveurs, ces ferments de contestation potentielle du système parfait que nous appelons de nos vœux ? La circulation d’un méchant virus et au-delà, Platon lui-même, dans La République, nous tendent la perche. Dans sa description de la Cité idéale, cette utopie « dystopique » avant la lettre, puisque ces deux termes sont moins antinomiques qu’il n’y paraît, le philosophe athénien prônait déjà le bannissement des poètes et de la poésie, ces germes d’irrationalité qui déforment et contaminent l’esprit du public et font les mauvais citoyens, c’est-à-dire ceux qui n’obéissent pas aux Gardiens, membres de la caste supérieure. En effet, dans la classification platonicienne, la démocratie est le pire des régimes à l’exception, non de tous les autres, comme disait Churchill, mais uniquement de la tyrannie. Pourquoi ? Parce que, selon Platon, en démocratie, toute l’énergie n’est plus tendue vers le Bien public (tel que défini par la caste supérieure) et les citoyens s’adonnent à des activités et à des plaisirs non nécessaires ou, pour mieux dire, non essentiels[note]. 

LA SCIENCE ET LA TECHNOLOGIE ÉRIGÉES EN ABSOLUS INDÉPASSABLES 

S’il est une figure qui restera marquante dans cette crise du Covid-19, c’est sans conteste celle de l’expert, en particulier des virologues, aux avis desquels les politiques ont globalement choisi de se plier. Certes, on peut comprendre que face à une épidémie que personne n’avait anticipée (sauf peut-être certains auteurs de dystopies, voire infra), la sphère politique et plus encore les médias se tournent vers ceux qui sont censés détenir le savoir scientifique. Mais certains semblent avoir oublié que, loin d’être une idée platonicienne hypostasiée, la science est avant tout le produit d’une activité humaine, susceptible de procéder par essais et erreurs, et qui n’exclut donc pas d’emblée tout débat[note]. Toute l’histoire de la science montre que celle-ci est un processus évolutif, qui n’est jamais figé une fois pour toutes. 

Dans son roman Nous, Evgueni Zamiatine (1920), un révolutionnaire russe de la première heure déçu par les dérives totalitaires du régime bolchevique, décrit une société dystopique qui se veut hyper-rationnelle et sanitaire et où science et technologie sont quasiment érigées en nouvelles religions. Cette fiction, qui a fort influencé Orwell dans la rédaction de son 1984, nous présente D‑503, un ingénieur (comme l’auteur lui-même) de l’État Unitaire, sorte d’État Léviathan mondialisé instauré à la suite d’une guerre de 200 ans entre villes et campagnes. Sous la houlette censément bienveillante d’un mystérieux Bienfaiteur, les habitants, qui portent tous un numéro en lieu et place de nom, vivent une vie parfaitement monotone, dormant, mangeant, travaillant aux mêmes heures. Toutes les activités, y compris sexuelles, sont strictement régulées. Le protagoniste tient un journal qui se veut objectif, rationnel, scientifique et transparent, à l’image des principaux mots d’ordre de la société décrite par Zamiatine : « N’était-il pas absurde que l’État… laisse sans le moindre contrôle la vie sexuelle ? Avec qui, quand et autant qu’on voulait… Absolument ascientifique, carrément bestial. (…) La Science de l’État Unitaire affirme que la vie des anciens était bien celle-là, et la Science de l’État Unitaire ne se trompe jamais. Et quelle logique gouvernementale pouvait-il y avoir quand les gens vivaient dans l’état de liberté, c’est-à-dire celui des bêtes, des singes, du bétail ? [note] ». 

« La liberté, c’est l’esclavage » était l’un des slogans du monde de Big Brother. Avec la distanciation sociale, les gestes barrières, les horaires de couvre-feu, les systèmes de tracking à télécharger sur nos portables, entroquant nos libertés au profit d’une très hypothétique sécurité sanitaire, n’est-ce pas exactement la voie que l’on emprunte ? On critique, à juste titre, le système du crédit social chinois, où les bons élèves du régime se voient récompensés tandis que les mauvais subissent brimades et restrictions diverses. Mais n’est-on pas en train d’aller précisément dans la même direction en instaurant le déjà fameux passeport vaccinal, récompensant les citoyens dociles et obéissants qui pourront voyager, aller au restaurant ou pratiquer telle activité sportive ou culturelle, et punissant les rebelles et les réfractaires, exclus de ces possibilités et assignés de fait à résidence ? 

QUAND BIG DATA RENCONTRE BIG PHARMA… 

De plus en plus, les banques de données sanitaires deviennent un enjeu commercial. Dans ses contrats avec certains États (notamment Israël et le Royaume-Uni), Pfizer aurait négocié la rétrocession par ces derniers des données médicales des citoyens contre une livraison accélérée du vaccin. En Belgique, le projet de croisement des données sanitaires, fiscales et sociales « putting data at the center » a également fait grand bruit. Les enjeux économiques et démocratiques de tels croisements sont énormes. Quand Big Data rencontre Big Pharma, Big Brother n’est pas loin. 

Après Orwell et dans son sillage, c’est un autre auteur anglais, John Brunner, qui nous en avertissait dès 1972 dans le sombrement prophétique Troupeau aveugle. D’entrée de jeu, par collage journalistique et zapping, Brunner nous donne une idée assez précise de la société dystopique qu’il soumet à notre réflexion. Dès le premier chapitre, sous l’intertitre « Signe des temps », on découvre des injonctions menaçantes mêlées à des encarts publicitaires : « Lavez-vous les mains ICI (Amende pour refus d’obtempérer : 50 dollars) », ou encore : « Distributeur de masques filtrants : A utiliser une seule fois – maximum : 1 heure). » 

Dans ce roman prémonitoire, la pollution s’est accélérée et le climat planétaire s’est transformé suite à une augmentation incontrôlée d’émissions de CO2, et à un usage massif de produits chimiques, notamment dans l’agriculture. La méditerranée est tellement polluée que les baignades y sont interdites et que tous les poissons sont morts. En Europe règnent famines, sécheresses et épidémies à répétition. Un peu partout, le port permanent d’un masque est devenu obligatoire et l’oxygène pur est vendu au prix de 25 cents le litre. Aux États-Unis, la situation n’est guère meilleure : New-York subit des pluies acides, une agriculture industrielle et intensive, avec emploi massif de pesticides et insecticides, a entraîné une chute drastique de la biodiversité. Les antibiotiques, massivement présents dans la chaîne alimentaire, sont moins efficaces et des bactéries opportunistes font leur apparition. Pas mal vu, pour ce roman écrit en 1972 ! 

Dans cette société malade (dans tous les sens du terme), de petites communautés autonomes, emmenées par un certain Austin Train, tentent de survivre et de résister aux grands conglomérats qui profitent de la situation… À la suite de la disparition de ce dernier, une journaliste sensibilisée aux thématiques écologistes entame une enquête qui la mettra sur la piste d’un grand groupe agro-pharmaceutique, responsable d’un énorme scandale d’empoisonnement en Afrique. Toute ressemblance… 

LA SANTÉ MENTALE SACRIFIÉE 

Dans ce contexte mortifère, et à l’instar de ce qui se passe dans notre réalité, Brunner développe un tableau saisissant des pathologies mentales et psychiques affectant cette société déréglée. Quasiment tout le monde « carbure » aux anxiolytiques et un personnage meurt même d’avoir mangé par inadvertance du chocolat en suivant un traitement antidépresseur. Une touche d’humour dans cet univers désespérant… 

Explosion du mal-être psychique, tendances suicidaires en augmentation, désarroi d’une jeunesse entière, sacrifiée voire fracassée sur l’autel d’une obsession sanitaire qui semble chasser toute autre considération. En décembre 2020, Sciensano publiait des chiffres assez alarmants, montrant une nette détérioration de la santé mentale des Belges. Parmi les 18 et plus, 64% se déclarent insatisfaits de leurs contacts sociaux. En juin 2020, 22% de la population faisait état de troubles de l’anxiété et de troubles dépressifs, chiffres baissant à 16% durant l’été (période correspondant au déconfinement) pour remonter à nouveau à 22% en décembre 2020. Plus de 70% des personnes interrogées se plaignent de troubles du sommeil. Les groupes les plus impactés par ces phénomènes sont les 18–24 ans, les isolés avec ou sans enfants et les allocataires sociaux et personnes précarisées[note]. 

Si ces tendances se poursuivent, peut-être en arrivera-t-on un jour à un type de société comparable à celui imaginé par le célèbre écrivain de science-fiction Philip K. Dick dans Les Clans de la Lune Alphane. Dans ce roman de 1964, l’auteur de Blade Runner imagine, sous la forme d’une lune indépendante de la Terre, une société autarcique peuplée et dirigée par des gens souffrant de troubles mentaux divers. « Selon ma théorie, déclare l’un des protagonistes, les différentes sous-catégories de désordre mental doivent être réparties ici en classes bien distinctes, un peu comme le système des castes de l’Inde ancienne. (…) Les maniaques doivent former la caste des guerriers sans peur. (…) Les paranoïaques doivent constituer la classe dirigeante. (…) Les simples schizophrènes correspondraient à la catégorie des poètes, bien que certains d’entre eux soient sans doute des visionnaires religieux. Les névrosés de type obsession-compulsion doivent être les clercs et les employés de bureau de cette société, les fonctionnaires sans idée originale[note] ». 

La leçon que l’on peut tirer du roman est que cette société « folle » ne fonctionne finalement pas plus mal, et peut-être même un peu mieux, que la société prétendument saine d’esprit qui règne sur terre. L’intention satirique de Dick, qui se situe ici du côté de Voltaire et de Swift, est patente et il paraît évident qu’il tend un miroir (à peine) déformant à l’Amérique des années 1960. 

Sur un mode nettement moins ironique, l’augmentation bien réelle des troubles mentaux et de la consommation d’antidépresseurs nous mène plutôt du côté du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, où le Soma, une drogue synthétique en libre usage, offre une illusoire et provisoire évasion aux habitants conditionnés de l’État mondialisé… 

DES MÉDIAS MAINSTREAM EN ÉTAT D’ANOSMIE CRITIQUE 

Le but du journalisme mainstream semble ne plus être de (se) poser des questions, de s’interroger sur une réalité complexe, d’exercer son sens critique, mais au contraire d’induire chez l’interlocuteur des réponses, de préférence pré-formatées, obéissant à une logique binaire et répondant au « narratif » dominant. Au premier rang de ce journalisme new look, l’arsenal des formules toutes faites, des clichés à toute épreuve que, curieusement, personne ou presque ne songe à remettre en question. C’est, par exemple, la désormais fameuse antienne « La crise sanitaire la plus grave que le monde ait connue depuis un siècle ». On oublie au passage la grippe asiatique de 1957 et la grippe de Hong-kong de 1968–1969 qui, au total, ont fait plus de 3 millions de victimes au niveau mondial. 

Comment expliquer cette étrange amnésie collective ? Dans 1984, George Orwell faisait dire à O’Brien, le tortionnaire en chef de l’Océania : « Celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé ». Le contraste entre les réactions gouvernementales et médiatiques de l’époque et celles d’aujourd’hui est saisissant. Ainsi, en 1957, alors que la grippe asiatique frappe sévèrement toute l’Europe, le gouvernement français de l’époque déclarait : « La maladie se caractérise par un nombre élevé de cas mais aussi par sa relative bénignité et son faible taux de mortalité. L’épidémie ne justifie pas d’inquiétude particulière[note]. » 

Quant à la grippe de Hong-kong de 1968–1969, qui a fait plus de 31.000 morts en deux mois, rien qu’en France, voici ce qu’en disait à l’époque Le Monde (11 novembre 1968) : « Cette grippe paraît bénigne. Il ne semble pas qu’elle doive prendre un quelconque caractère de gravité[note] ». 

Alors qu’aujourd’hui, le Covid-19 oblitère des pans entiers de l’actualité, qui semblent tout simplement ne plus exister, la presse de l’époque consacrait largement ses colonnes aux conflits sociaux post-mai 68, à la guerre du Vietnam ou encore à la future mission Apollo vers la lune. 

Sur un plan sociologique plus profond, peut-être faut-il aussi voir dans cette évolution du traitement médiatique un changement d’attitude par rapport à la mort. Autrefois, celle-ci faisait partie intégrante de la vie. On mourait à son domicile, entouré des siens et des rites accompagnant le deuil maintenaient un lien. Aujourd’hui, on est davantage dans une optique « dystopique », où la mort est devenue quelque chose d’obscène qu’il faut à tout prix évacuer dans des centres fermés et anonymisés, le deuil luimême étant devenu impossible, un peu à l’image de ce qui se passe dans le film Soleil Vert de Richard Fleischer, autre dystopie étonnamment actuelle. Une évolution que souligne bien l’historien Philippe Ariès : « La mort était autrefois une figure familière, et les moralistes devaient la rendre hideuse pour faire peur. Aujourd’hui, il suffit de seulement la nommer pour provoquer une tension émotive incompatible avec la régularité de la vie quotidienne[note]. » 

Alain Gailliard 

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Pour aller au-delà du complotisme

Il faut mesurer toute la puissance conformiste d’un matraquage quotidien, qui, telles des salves d’artillerie cognitive, frapperaient le corps social de sa réalité univoque et indiscutable, depuis plus d’une année. On mesure la puissance décuplée de cette charge mentale aux mesures matérielles qui l’accompagnent : confinement, couvre-feu, masque obligatoire, même à l’extérieur, même pour les enfants, justification de ses sorties dans un périmètre défini par l’État. On n’avait jamais vu cela. 

La soumission des êtres, atomisés à l’injonction mimétique de faire tous pareil[note], se couple à l’obligation de penser collectivement de façon identique : l’éloignement des autres est bénéfique, comme le confinement ; le virus est extrêmement dangereux et tue massivement ; la seule solution est vaccinale. L’action découle de la pensée, la pensée découle de l’action, et il ne demeure qu’une voie officielle à suivre. 

Jamais période n’a toutefois été plus propice à révéler le confinement psychique des élites, mais surtout de leurs sbires, fraction dominée de la classe dominante, que sont les journalistes. Ils ont été eux-mêmes comme ils n’avaient jamais pu l’être, désinhibés par une panique dont ils étaient les principaux artisans : serviteurs décomplexés des gouvernements, ils se sont fait les porte-voix des officines vaccinales qui avec le temps passant voyaient leurs actions grimper, tout en vilipendant les hérétiques[note], criminels en puissance[note] qui s’ils n’obéissaient pas devraient apprendre l’emprisonnement à domicile. Dans l’urgence se révélait leur vrai moi. 

C’est que pendant la « guerre », ceux qui ne supportent pas l’« effort commun » sont des déserteurs ou des collabos. Plus besoin de réfléchir quand l’ennemi est d’emblée désigné et qu’il faut lutter contre lui : rien que penser serait déjà prendre le risque d’être vaincu. L’autoritarisme a alors toute latitude pour se déployer, totalitarisme incubant chez de nombreux « petits soldats » depuis longtemps, ces citoyens qui se feront, sans nécessité d’être assermentés, les relais du pouvoir central. Ce que nous vivons ici et maintenant n’a donc rien d’inédit, sauf à constater que la maîtrise des corps et des esprits avait atteint la cime de la perfection, puisque l’obéissance ne demandait plus d’hommes armés. La télé suffisait. 

Le totalitarisme moderne – innommable puisqu’il aurait disparu depuis le troisième Reich, ce qui est un mensonge entretenu depuis la fin de la Deuxième Guerre (cf. Zygmunt Bauman, Modernité et holocauste), – a atteint la perfection, puisqu’il se déploie sans qu’on le sache, entouré de l’étiquette démocratique. Le sujet qui s’oppose ne peut conserver aucune forme d’autonomie, d’où ce perpétuel « que faire » chez les sujets qui veulent agir. « Dans les États totalitaires modernes, disait Bruno Bettelheim, survivant des camps de concentration, les mass media procurent des occasions presque illimitées d’influencer les pensées de tous. Et la technologie moderne permet de surveiller les activités les plus secrètes. Tout cela, et bien d’autres choses encore, donne à la dictature moderne la possibilité d’affirmer que ses sujets sont libres de penser ce qu’ils veulent (…) tout en les contraignant à adopter les convictions souhaitées par le système. Ainsi, alors que dans les dictatures du passé, un opposant pouvait survivre à l’intérieur du système tout en gardant une indépendance de pensée considérable et, en même temps, le respect de lui-même, dans l’État moderne totalitaire, il n’est pas possible de conserver ce respect de soi ni de s’opposer intérieurement au système. De nos jours, tout non-conformiste a le choix entre deux attitudes : ou bien il se pose en ennemi du gouvernement et s’expose à être persécuté, sinon, bien souvent, éliminé ; ou bien il feint de croire en quelque chose qu’il réprouve profondément et méprise en secret ».[note] 

D’où la scission mentale chez la plupart des sujets et la double pensée qui en résulte (cf. Orwell), désormais mode d’organisation politico-psychique « indispensable »[note] de cette société qui assure sa continuité. Le cas exemplaire est celui de l’obligation « non-obligatoire » du vaccin contre le covid-19. D’un côté : « vous faites ce que vous voulez et pouvez choisir de vous faire vacciner ou non », de l’autre : « lorsque davantage de personnes seront vaccinées et que le virus circulera, les mesures pourront être assouplies » ; « il n’y a pas d’obligation vaccinale » mais « il y aura un retour à la vie « normale » uniquement quand 70 % des gens seront vaccinés[note] » « ceux qui ne se vaccinent pas deviendront des parias » (QR code pour entrer dans un commerce, passeport vaccinal…) ; « le vaccin n’est pas dangereux » mais « les assurances ne vous couvriront pas en cas d’effets secondaires, et les entreprises pharmaceutiques sont d’emblée exemptées de toutes poursuites en cas d’effets secondaires » ; « le vaccin vous permettra de revenir à une vie normale » mais « vous devrez continuer à faire comme ceux qui ne sont pas vaccinés » (confinement, masque, couvre-feu, distanciation « sociale »…). 

Tout est à l’avenant dans cette « crise covid », qui signe l’apothéose d’une société malade dans laquelle le sujet n’a plus aucune autonomie sur les choix de société : les politiques vantent la transparence mais ils censurent toutes voix dissidentes ; les politiques se soucient de la santé de tous mais ils sont à l’origine de scandales sanitaires et ne font rien pour enrayer tout ce qui tue, tant que ça rapporte… 

Cette absence de coercition visible et palpable, qui rend la révolte sans « objet », cette transfiguration du mal en bien par le pouvoir central (l’État « bienveillant »), occulte le totalitarisme en marche, que certains risquent alors de découvrir, trop tard. Les éléments principaux sont pourtant là : 

- Tout le corps social est sommé d’obéir, soumis à une seule et même injonction de « sauver les autres » ; 

- Sous les ordres disparaît la frontière entre le public et le privé, soumettant nos corps aux diktats d’une société aseptisée, qui, « paradoxalement », se dit sauveuse mais tue massivement (famine, misère, malbouffe, pesticides, maladies modernes, travail…) ; 

- Les « faits » sur lesquels reposent les ordres ne peuvent être remis en question, les ordres non plus, donc ; 

- Les « faits » et informations relevant désormais du domaine de la parole divine, le danger qu’ils mettent en évidence doit donner lieu à des comportements désignés comme indispensables pour éradiquer le virus. Dés lors, les désobéissants mettent la vie de tous en danger et en deviennent des criminels. La société est divisée comme jamais, des groupes de « pour » et « contre » structurent le social, composé de gens « responsables » et « d’irresponsables » ; 

- Toute parole sortant de la ligne officielle est considérée comme hérétique, censurée et punie. On la désigne désormais sous le terme de complotiste. 

L’ÉNERGIE PASSIVE DES JOURNALISTES INSTALLÉS 

Poser la question de l’agent causal de l’ordre établi (le politique ou les médias) semble vain. L’influence est exercée et « subie » chez chacun, les deux formant un système où l’existence de l’un est assurée par celle de l’autre. Sans politiques favorisant des médias qui les favorisent, pas de médias donnant ses faveurs aux politiques. Si les éditos des quotidiens belges – et français, etc. – ressemblent ainsi plus à des communiqués des gouvernements – ou des fédérations patronales, c’est la même chose –, il faut le comprendre de cette façon. 

Je suis donc persuadé que des médias libres, donnant des clés de compréhension du monde aux êtres qui l’habitent, auraient un impact positif, sain et rapide, sur la gestion de la cité (le politique donc). En ne monopolisant plus la représentation du monde au profit de la continuité du statu quo, les citoyens sortiraient de l’illusion de l’absence d’alternative ; se briseraient ainsi la matrice de ce faux consensus et l’obligation tacite de faire semblant comme les autres. The Truman show est à ce titre une allégorie moderne, sauf que le film est incomplet pour expliquer ce que nous vivons. Dans le documentaire, Truman Burbank est dupé par tous les autres, des acteurs payés pour jouer le jeu ; dans notre société, tout le monde fait semblant d’adhérer, volontairement ou involontairement, consciemment ou inconsciemment[note]. 

Les moyens que se donnent les journalistes patentés et les résultats atteints (« l’audimat ») ne ne résultent pas de leurs actions – l’énergie qu’ils mettraient en œuvre pour chercher la vérité –, mais d’un passif – les réseaux dont ils disposent pour diffuser leurs idées prêtes-à-penser –, qui les dispensent de faire le moindre effort : ils vont vers où ils savent qu’il faut aller. À l’instar de ces rats de laboratoire que les chercheurs à la solde des industries choisissent sur catalogue, assurés qu’ils ne seront pas sensibles aux matières toxiques qu’ils testeront sur eux et que contiennent les produits qu’ils mettent sur le marché[note], nombreux journalistes, comme Philippe Laloux[note], choisissent aussi ceux qui lui confirmeront ce qu’il a envie d’entendre, tel Rudy Reichstadt, « l’expert en complot ». Cela nous rappelle lorsque, au plus haut des bombardements occidentaux en Syrie, une officine composée d’un homme basé à Londres, auto-proclamée Observatoire syrien des droits de l’homme, se chargeait d’alimenter toutes les presses « libres » de La Vérité. 

UN ENTRE-SOI DÉLÉTÈRE 

L’habitus de classe et les réflexes pour se maintenir en place suffisent à eux seuls pour ne leur faire tolérer aucun écart, l’idée même d’une possible sédition n’arrive pas à l’esprit de ces « nouveaux chiens de garde ». La sélectivité dont ils font preuve dans le choix des gens qui les entourent et des informations sur le monde les met à l’abri des contradictions. Alors que je débattais dans une commune de Bruxelles avec la directrice de rédaction du Soir, Béatrice Delvaux, je réalisai que la critique française des médias (Acrimed, Le Monde Diplomatique, Alain Accardo, Serge Halimi, Gilles Balbastre…), bien plus développée dans l’Hexagone qu’en notre plat pays, lui était tout à fait étrangère. De même, quand on soumet à l’ancienne Première ministre, en conférence de presse, les conflits d’intérêts de ses collègues – dont elle avait évidemment connaissance et que l’on devrait nommer corruption –, elle ne peut que se défendre avec ce qui est l’exacte antinomie de la réalité: une illusoire séparation entre intérêts privés et publics. Car si le public est colonisé par le privé, c’est en toute logique parce que ce dernier a besoin d’infiltrer le premier pour assurer ses retours sur capitaux : pas de profits maximaux garantis sans des lois, des infrastructures, une police, des institutions; soit l’ ́État. Il n’y donc aucune frontière étanche entre le monde privé de celui qui travaille, par exemple, chez GSK et son milieu professionnel, qu’il soit ministre des masques ou scientifique d’un groupe d’experts. Ce sujet schizoïde qui oublie qu’il est ou a été partie prenante d’un fond privé d’investissement lié à la santé, une fois qu’il endosse son costume de ministre, est digne d’une fable. Exit Alice au pays des merveilles, ces doubles casquettes sont là pour assurer les profits de l’industrie. 

NE PAS PERDRE SON TEMPS : FUIR LES MÉDIAS DE MASSE ET LES SERVITEURS DE L’ORDRE ÉTABLI 

Dès lors que l’on tente de penser les possibilités de changement des « gens des médias », on sort du domaine sociologique pour entrer dans celui de la psychologie. Comme le disaient Chomsky et Herman, « L’emprise des élites sur les médias et la marginalisation des dissidents découlent si naturellement du fonctionnement même de ces filtres[note] que les gens de médias, qui travaillent bien souvent avec intégrité et bonne foi, peuvent se convaincre qu’ils choisissent et interprètent “objectivement” les informations sur la base de valeurs strictement professionnelles. Ils sont effectivement souvent objectifs, mais dans les limites que leur impose le fonctionnement de ces filtres ».[note] Gentils, ils essaient de l’être, sincères ils le sont certainement, mais à trop les comprendre on risquerait un rapprochement qui troquerait la pensée pour l’empathie, ce qui nous perdrait. 

TOUS NE NAISSENT PAS COMPLICES, ILS LE DEVIENNENT 

Imaginez que vous entriez dans une rédaction, jeune journaliste pétri de valeurs de liberté de la presse et de recherche de la vérité, même si vous sortez d’un enseignement universitaire où vous n’avez pas lu Chomsky, où aucun professeur ne vous parle d’Edward Bernays et de la propagande, où la critique française des médias vous est inconnue. Quels choix s’offrent à vous quand vous réalisez progressivement que vous ne pouvez rien faire sauf vous adapter, vous fondre dans le moule de l’écrit acceptable, sous peine d’être traité de « complotiste » ou « communiste » dès que vous décrivez la réalité telle que vous la percevez ? Trois possibilités : fuir, rester ou se suicider. Dans le premier cas, le fossé entre la conscience et l’action étant si grand, et la volonté de bien faire proéminente, le sujet se sauve pour rester authentique. Le deuxième cas donne lieu à deux types de réactions : dans la première, celui qui reste ne parvient jamais à accepter ce qu’on veut faire de lui et demeure coûte que coûte attaché à ses valeurs de départ : il deviendra dépressif, mis sur une voie de garage, ou sera viré. Dans la seconde, l’ambition et l’envie de parvenir prennent le pas sur les valeurs de départ : il devient un journaliste aux ordres, comme ceux qui tentent de nous/se persuader qu’ils font encore un travail de journalisme et non de la propagande. Enfin, le troisième cas concerne celui qui ne voit d’issue que dans la fin de sa vie, les contradictions étant trop fortes ; ces situations risquent de devenir fréquentes, malheureusement… 

L’obéissance à l’ordre établi s’entend dans les éditos de l’actuelle directrice de rédaction du Soir, pour qui mondialisation et marché sont de l’ordre de la nature. Philippe Laloux, journaliste au Soir, lorsque nous lui rappellerons les prédilections de la directrice de rédaction du même quotidien, déploiera la rhétorique habituelle : « Ce n’est pas parce qu’on a une opinion ou un fantasme où on entretient une certaine théorie du complot… basé sur quoi ? Parce que Béatrice Delvaux a fait son stage au FMI, moi qui suis journaliste au Soir je serais évidemment un suppôt du capitalisme ? Évidemment que je me lèverais le matin en me disant : « Tiens, comment je vais pouvoir servir les intérêts du Bel20 ? », ça n’a pas de sens. On est dans l’idéologie, on est dans la théorie du complot, on est dans le fantasme le plus complet, et l’engagement en journalisme, la première chose qui compte c’est de s’engager à aller chercher de l’info, c’est la seule chose qui compte ». Il ne dira pas ce qu’il cherche. 

Raison pour laquelle, quand nous lui dirons ce que nous avons trouvé, il nous dira que nous ne l’avons pas déterré avec les dents[note], là où d’autres avanceront que ce n’était pas le moment de le dire[note], ou, rengaine du pouvoir, que l’intérêt privé n’exclut pas une abnégation au bénéfice du public. Et quand l’un des leurs ira servir le politique, cela signera la preuve que le journaliste avait déjà commencé son travail de porte-parole du pouvoir avant même d’être engagé par le milieu, sans même que ceux qui restent aux commandes du média s’en offusquent. Au contraire, ils le féliciteront. 

Mais leur « tolérance » n’est que fonction du contexte de menace. Une fois identifiés dans leur fonction de journalistes révérencieux , ils sortiront les crocs, défendant leur sacro-sainte « liberté ». Quand on posera la question des conflits d’intérêts au sein du gouvernement, les chefs de rédaction y verront le crime de lèse-majesté et proposeront qu’on retire à l’impudent (l’auteur de ces lignes) son droit d’appartenir à la « famille des journalistes ». L’anathème est de Dorian de Meeüs, le même qui censurera éhontément des informations qui auraient pu nuire à un membre du conseil d’administration d’IPM[note]. D’autres, quand ils constateront que le peuple commence à penser et prend la prérogative d’informer et de s’informer ailleurs – prérogative dont les médias de masse pensaient être les seuls à pouvoir bénéficier -, feindront d’écouter, de se remettre en question. Mais ne nous leurrons pas. 

Faut-il alors s’étonner que s’ils arrivent à occulter ce qui se passe sous nos fenêtres, il leur soit aisé d’« oublier » de parler de la contestation qui monte ailleurs, de relayer les études sous une autre rubrique que celle des opinions et des cartes blanches, en somme d’arrêter de nous donner la béquée, de créer l’angoisse, de nous atomiser et d’inhiber notre intelligence. 

UNE ONCE D’ESPOIR 

Si la période permet aux journalistes et aux politiciens de jouir plus que jamais de leurs prérogatives habituelles, elle constitue aussi une arme à double tranchant, car cette période inédite peut aussi servir de révélateur pour le plus grand nombre de l’imposture politico-médiatique. Derrière l’impression de diversité des médias et des politiques, se dissimule une seule et même religion, celle du Progrès, où aujourd’hui est nécessairement mieux que hier et moins bien que demain. Ils occultent et censurent donc plus que jamais, grisés par un contexte qui leur donne le sentiment d’être intouchables. Ils vilipendent, bannissent, excommunient. Leurs certitudes d’être impunis, cachés derrière leur chaire rédactionnelle, leur fait oublier que toutes et tous n’adhèrent pas à la « guerre » contre le Covid, et soutiennent les résistants et objecteurs de conscience. Ce qui est occulté devient tellement énorme, que paradoxalement il en devient de plus en plus visible, internet se révélant ici essentiel dans la contre-information. Car désormais, derrière leur chimérique diversité se révèle leur profonde uniformité : ils disent tous la même chose, en même temps, modifient leur position au gré des annonces politiques, qui les fait naviguer dans une seule et unique trajectoire. 

On mesurera la profondeur intellectuelle de leur théorisation complotiste à l’aune de leurs facultés à se défendre par la contre-attaque aux faits pourtant les plus probants. On verra dès lors que le premier complotisme c’est celui des complotistes monomaniaques qui dégainent leur arme de guerre dès que l’on ose dénoncer la profonde inéquité des puissants qu’ils servent et dont ils s’évertuent à défendre le monde. 

Brandir le complot offre une protection provisoire contre la cinglante conscientisation sur la réalité du type de société dans laquelle nous vivons. C’est une arme facile pour ceux qui s’emploient à la « préservation de l’ordre existant » (cf. Alain Accardo). 

N’entrons pas dans leur jeu. 

Alexandre Penasse 

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« Théorie (de la théorie) du complot »

« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes » Marx & Engels, Manifest der Kommunistischen Partei ( février 1848) 

Peut-on penser le complot ? Les médias mainstream considèrent que l’impensable doit rester impensé. Derrière eux se rangent, cela va sans dire, les bienpensants, toutes tendances confondues. Mais de quoi parle-t-on au juste ? D’une réalité qui appartiendrait au domaine (philosophique) de la raison pure ? Des conditions de possibilité (politiques) de la démocratie ? Ou de la difficulté (psychologique) extrême de comprendre, et de révoquer, les manipulations perverses[note] ? Commençons par planter le décor lexical. 

Historiquement, l’évolution du lexique est plutôt simple. On ne complote en français, semble-t-il, que depuis 1450. Curieusement, on parle de « comploteuse » (1571), avant d’envisager qu’il puisse y avoir des « comploteurs » (1580)[note]. Le Littré (1882) définit le complot comme une « résolution concertée secrètement et pour un but le plus souvent coupable ». Un siècle plus tard, la définition n’a guère évolué : Le Robert (1979), écrit que comploter, c’est « préparer secrètement et à plusieurs ». Le complot consiste donc en une concertation secrète avec volonté de nuire ; on peut le distinguer de la notion de conjuration (qui implique un serment), et de celle de conspiration (qui cherche à renverser le pouvoir en place). Sauf erreur, on ne trouve pas de trace du « complotisme » avant que Popper ne s’intéresse à la question dans La Société ouverte et ses ennemis, dont la première édition, datant de 1945, reste très allusive à ce propos. L’édition de 1950 énonce la « Conspiracy Theory of Society » : « c’est l’opinion selon laquelle l’explication d’un phénomène social consiste en la découverte des hommes ou des groupes qui ont intérêt à ce que ce phénomène se produise (parfois il s’agit d’un intérêt caché qui doit être révélé au préalable) et qui ont planifié et conspiré pour qu’il se produise[note] ». Il conclut : les sciences sociales nous enseignent qu’il ne s’agit là que de la sécularisation d’une superstition. Popper ne nie toutefois pas qu’il puisse y avoir des conspirations, mais il insiste alors sur leur habituelle inefficacité… On suppose qu’il n’a jamais lu Machiavel (1532). Qui est celui qui dénonce Platon et la conspiration des oligarques spartiates avant de condamner la conspiration communiste, monolithique et impitoyable ? Popper est un très vieil ami (et collègue à la London School of Economics[note]) de Fr. Hayek, et le mentor de G. Soros, qui sont tous deux connus pour leur réseautage de la société afin, comme l’écrira M. Friedman (1982) avant N. Klein (2007), d’instrumentaliser les crises, réelles ou imaginaires, naturelles ou machinées, et de pratiquer le Blitzkrieg néolibéral. Hayek publie The Road to Serfdom en 1944, et crée la Société du Mont-Pèlerin en 1947, l’ancêtre d’associations de bienfaiteurs comme le Groupe (de) Bilderberg (1954), le World Economic Forum de Davos (1971), la Trilateral Commission (1973), la European Round Table of Industrialists (1983), Le Cercle de Lorraine (1998) ou l’Institut Berggruen (2010). Soros, quant à lui, est le fondateur de The Open Society Foundations (1979), et l’adepte le plus turbulent de la société liquide (et donc de la liquidation de l’État). À la même époque, Arendt (1951) reprend également la question, mais cette fois-ci pour souligner l’efficacité du récit conspirationniste dans un cadre totalitaire : la théorie du complot (juif) mondial est un outil typique du totalitarisme, et plus particulièrement de la propagande nazie[note]. Selon Arendt, le dispositif nazi était plus logique que le dispositif soviétique, mais c’est ce dernier qui illustre le mieux le thème de l’illusoire (plutôt qu’illogique) conspiration, car il a été mobilisé sous différentes variantes (le complot trotskyste, les 300 familles, les impérialismes…)[note]. Il s’agit de verrouiller une vision du monde qui rassure et mobilise les foules, crédules par définition. Deux outils pour ce faire : l’imagination sans borne des dirigeants totalitaires et la tyrannie de la logique, c’est-à-dire la soumission de l’esprit à la logique comme processus sans fin. Malheureusement, Arendt a cruellement manqué de discernement lorsqu’il s’agissait de discriminer les totalitarismes nazi et soviétique. Il faut malheureusement reconnaître qu’elle a été instrumentalisée par son pays d’adoption, les USA, dans le cadre de la Guerre froide (elle est naturalisée citoyenne des États-Unis en 1951) et, plus particulièrement, lorsqu’elle accepte de voir ses recherches soutenues par la Rockefeller Foundation (par exemple en étant pensionnaire au Bellagio Center). On retrouvera ce cadre rhétorique général dans le célèbre discours de Kennedy dénonçant un complot monolithique et impitoyable (1961) : il ne parlait pas, comme certains voudraient nous le faire croire, de la conspiration du silence d’un « État profond », ou même du lobbying du Complexe militaro-industriel, mais bien de l’impérialisme communiste[note]. Il ne saurait y avoir de vrais complots en démocratie. La question du complot appartient-elle au domaine (philosophique) de la raison pure ? Oui, si on la considère comme un fait existentiellement déterminant. Non, si elle est cataloguée avec les récits pré-Modernes, toujours plus ou moins superstitieux, paranoïaques et sectaires. En cherchant à dépasser les incohérences et les absurdités des récits officiels, le penseur libre — qui s’avère être trop rarement un libre penseur — ne fait jamais que s’évertuer à donner du sens à sa vie et à celle de ses proches. Comment donne-t-on du sens ? La philosophie occidentale oscille entre déduction (à partir de prémisses sûres) et induction (à partir de faits tangibles). La méthode hypothético-déductive, qui tient des deux options, est à la base de la démarche expérimentale depuis Roger Bacon (1266) : on formule une hypothèse, possiblement par généralisation imaginative (l’« imaginative generalization » de Whitehead), afin d’en déduire des conséquences observables futures (prédiction), mais également passées (rétroduction) ; la modélisation est alors validée ou réfutée. Dans l’affaire qui nous occupe, l’hypothèse qui est la plus solide est celle de la lutte des classes. On peut en particulier l’assortir de l’évidente confiscation du pouvoir politique par le monde de l’entreprise. Dans le monde « cyberpunk » voulu par la logique néolibérale identifiée déjà par Ph. K. Dick et par St. Hymer, l’évolution politique va dans le sens de la privatisation de l’exercice du pouvoir[note]. Dans ce monde totalitaire où la sphère publique a été vidée de son contenu et où la sphère privée a été envahie par la technoscience, le pouvoir des oligarques de disposer de la dissociété est maximal. Quelles sont les conditions de possibilité (politique) de la démocratie ? Les Grecs répondraient que les lois doivent être les mêmes pour tous (« isonomia ») et que la parole doit être également partagée entre tous (« isègoria »). Lorsqu’il y a concertation secrète, la loi s’efface et la parole est ségrégée. Si le comploteur complote, que fait le complotiste, sinon dénoncer la possibilité, voire la probabilité, d’un complot ? En quoi — et pour qui — exactement ce travail est-il pernicieux ? Désigner un de ses concitoyens comme un « adepte de la théorie du complot » constitue, au mieux, une censure et, au pire, une menace. La difficulté (psychologique) consiste à comprendre la communication perverse et à révoquer ses commanditaires. Simplifions la nosologie en définissant le pervers comme celui (plus rarement celle) qui se nourrit de la manipulation d’autrui et qui s’abreuve de la souffrance qu’il occasionne. Pourquoi les citoyens acceptent-ils de se faire maltraiter par les « responsables politiques » ? Pourquoi acceptent-il de subir un pouvoir pervers ? La réponse se trouve dans l’analyse de la relation que le prédateur impose à sa proie. Précisons en deux mots les modalités qui ont été identifiées dans le cadre de l’inceste, de la logique concentrationnaire nazie, ou de ce qui a été appelé tardivement (1973) le syndrome de Stockholm. Il existe un lien vital entre le prédateur et sa proie : c’est le prédateur qui nourrit la proie, c’est lui qui lui offre un récit pour comprendre son malheur, et c’est encore lui qui, parfois, fait un geste qui semble bienveillant. La proie refuse donc instinctivement d’ouvrir les yeux sur le mécanisme prédateur. Comme le fait apparaître Ferenczi, l’enfant traumatisé, physiquement et psychiquement plus faible, se trouvant sans défense, n’a d’autre recours que de s’identifier à l’agresseur, de se soumettre à ses attentes ou à ses lubies, voire les prévenir, finalement d’y trouver une certaine satisfaction[note]. Du reste, lorsque la manipulation est évidente, la proie est obligée de faire elle-même le travail d’aliénation, quitte à se réfugier dans les rets de la folie (voir la question du conformisme traitée dans MW, « Rendre le visible invisible », Kairos, 2021). Un certain Taguieff considère que les obsessions anti-américano-sionistes et anti-mondialistes (ou anti-capitalistes) caractérisent l’imaginaire conspiratoire contemporain, qu’il caricature en quatre points : « 1. Rien n’arrive par accident. 2. Tout ce qui arrive est le résultat d’intentions ou de volontés cachées. 3. Rien n’est tel qu’il paraît être. 4. Tout est lié, mais de façon occulte[note] ». Il est piquant de constater que les universitaires cherchant à démonter l’imaginaire conspiratoire en arrivent à soutenir une thèse aussi mièvre que simpliste. Le sens commun nous enseigne en effet plusieurs choses dans ce registre politique. 1. L’événement, ou l’accident, est la clef de la vie, c’est-à-dire qu’une spontanéité trame le monde. 2. Il existe non seulement des intentions publiquement manifestées, mais aussi des volontés inconscientes, et enfin des ententes secrètes. 3. Paraître et être sont des catégories qui s’effacent devant celle de devenir, et celle-ci demande une intimité, une vie privée du regard d’autrui. 4. Utiliser le lexique de l’occulte constitue la négation même de l’idée de politique. 

Quel serait l’impensable de l’ « événement Covid-19 » ? On peut activer le concept de « (théorie du) complot » progressivement. 

Premièrement, il faut épingler la cruelle difficulté qu’éprouve la multitude de se rendre compte de cinq faits. La gestion de la crise est calamiteuse : impréparation, incompétence, opportunisme et corruption (ou « conflits d’intérêts ») sont de bien maigres mots pour dire la réalité hospitalière et la déshérence sociétale. La communication de crise demeure perversement exemplaire : manipulation des citoyens par la culpabilité et la honte, par la peur et l’angoisse, par la (menace de la) violence physique et les sévices psychologiques… Les conséquences totalitaires de la gestion et de la communication de crise sont frappantes : censure, propagande, appel à la délation, couvrefeu, interdiction de manifester… La question judiciaire, c’està-dire celle du cui bono (« à qui profite le crime ?») met sur la sellette le monde de la finance, les sociétés du numérique (les géants du Web — Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) et l’industrie pharmaceutique. Enfin, la question médicale devrait être revisitée d’urgence, depuis la fable du pangolin jusqu’à l’utilisation des tests PCR (qui n’ont jamais été destinés à diagnostiquer des « malades » ou même à identifier des « cas »), en passant par l’emprise de l’OMS sur la politique sanitaire mondialisée. Partout on retrouve la patte des promoteurs de la vaccination universelle. 

Deuxièmement, remarquons que la prise de conscience, possiblement furtive, de l’une de ces facettes crisiques n’entraîne pas la mise en évidence des autres facettes. Tout au plus signale-t-elle une prédisposition à questionner les enjeux. 

Troisièmement, on peut atteindre une conscience superposée, ou parallèle, de ces cinq facettes sans chercher pour autant le fil qui les relie. Et de se dire : encore heureux que le monde politique, en général, et les experts qu’ils invitent à objectiver la gestion de la crise, ainsi les journalistes qui font preuve de tant de pédagogie, en particulier, soient complètement étrangers à la manipulation des enjeux sanitaires par les oligarques. On le sait, « les mensonges ont toujours été considérés comme des outils nécessaires et légitimes, non seulement du métier de politicien ou de démagogue, mais aussi de celui d’homme d’État[note]. » 

Quatrièmement, il est rationnel et raisonnable de chercher le grand récit qui donne un sens à ces questions dont l’indépendance est difficile à affirmer, à moins de considérer que tous les acteurs en question (politiques, scientifiques, médiatiques, pharmaceutiques, industriels, financiers…) ne réagissent au stress qu’épidermiquement, à la manière de ces algorithmes boursiers qui cherchent à optimiser un échange de titres dans la milliseconde. On se rappelle alors de la collusion organique — mais pas mécanique — des mondes économique et politique[note], c’est-à-dire qu’il y a convergence stratégique des oligarques, mais multiplicité des intérêts personnels. 

Cinquièmement, certains seront tentés par un récit plus complet, qui, faisant le pari de la collusion mécanique, ne laisse rien dans l’ombre. Ils obtiennent alors une vue panoramique tout à fait comparable à celle que J. F. Kennedy offrait, en tout bien tout honneur, à ses contemporains. Qui a prétendu que le complotisme est un symptôme de la dépossession politique (Frédéric Lordon) ? 

En somme, ceux qui complotent dénoncent comme complotistes ceux qui ne font pas partie du complot, pour la simple et bonne raison qu’ils en constituent la cible. Ils rendent ainsi impossible l’identification du complot et sa compréhension en opérant une dissolution orwellienne du langage. On ne s’étonnera donc pas que ceux qui cherchent le plus petit dénominateur commun aux questions politiques (le tropisme de la gouvernance mondiale), sanitaires (l’orthodoxie sanitaire de l’OMS) et judiciaires (les GAFAM) en viennent à suspecter que B. Gates n’ait pas que de bonnes intentions vaccinales. Et qu’ils soient assimilés à la plèbe superstitieuse (Popper), ou aux masses proto-fascistes (Arendt). 

Michel Weber 

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Ce sera quand même un complot !

Ils sont bien embêtés les gardiens de l’orthodoxie médiatique qui ont largement participé à faire monter l’anxiété collective face à l’épidémie due au coronavirus. Le film de Bernard Crutzen, Ceci n’est pas un complot (en ligne, gratuit, sur https:// www.youtube.com/watch?v=HH_JWgJXxLM), interviewe des personnes modérées des différents bords, ne se lance pas dans des hypothèses risquées, relaie des faits avérés (ce sont en majorité les productions des grands médias belges). Ceux qui se sont sentis mis en cause ont donc été obligés d’aller chercher la petite bête dans ce que seraient les intentions cachées du réalisateur. Intéressons-nous de près aux réactions parfois surprenantes des médias que l’on a osé questionner sur leur traitement de l’épidémie du SARS-CoV-19. 

DÉRANGEANT, PARCE QUE METTANT LE DOIGT OÙ CELA FAIT MAL ? 

Commençons par le degré zéro de l’analyse politique : Caroline Lallemand, journaliste au Vif réagit à chaud (le 8 février) et commence son article par « un documentaire belge à la sauce Hold-up ». Comment oser mettre sur le même pied le pamphlet réalisé par les libertariens qui font feu de tout bois pour critiquer les États (souhaitant les voir affaiblis pour faire avancer leur rêve : toujours plus de pouvoir cédé à un gouvernement mondial piloté par les multinationales) et le film d’un progressiste qui s’interroge sur le pourquoi de la pensée unique que l’on constate dans la plupart des médias ? Le titre d’un second article, le lendemain, ne cache pas le jugement négatif péremptoire : « Un poison réalisé avec talent »[note]. 

Arnaud Ruyssen, journaliste à la RTBF, que l’on a connu mieux inspiré, dit avoir décrypté le documentaire et juge qu’il présente les médias « comme des manipulateurs complices de l’avènement d’un régime autoritaire. Thèse que reprennent en cœur les complotistes qui avancent que le Covid-19 est un moyen pour mettre en place une société du contrôle, liberticide. » Il considère aussi que la vidéo « minimise complètement le cœur du problème de cette épidémie… à savoir le risque de faire exploser notre système hospitalier. » A‑t-il bien vu le même film que nous ? En effet, ces deux affirmations ne correspondent pas à la réalité du film, mais lui permettent de sortir le mot joker : « complotiste ». On peut penser que, d’une certaine manière, le journaliste traduit ce sentiment de grande responsabilité (« Peut-on balayer 20.000 morts d’un revers de la main… en les ramenant au fait qu’ils ne représentent « que » 0,17% de la population belge ? ») : il fallait que les messages délivrés incitent fortement les auditeurs à observer strictement toutes les règles édictées par les pouvoirs publics. Déçu par la réaction « à fleur de peau » du journaliste de la RTBF, Kairos l’invite à un débat avec Bernard Crutzen.[note] Hélas, le commentateur TV refusera, bien que comme beaucoup d’autres, il insistait sur l’intérêt d’avoir des échanges contradictoires et un large débat sur la manière dont les médias ont agi ces derniers mois autour du Covid. Seule la télévision régionale BX1 a organisé un débat avec Bernard Crutzen[note], mais avec un déséquilibre sur la place donnée aux divers intervenants tel que le réalisateur s’est senti piégé, « tel un taureau entrant dans l’arène d’une corrida ». 

Impossible de lister ici toutes les réactions des médias mainstream, mais elles s’orientaient souvent dans le sens « Ce n’est pas un complot, mais… » (Dorian de Meeus, rédac-chef de La Libre, 12 février). L’Avenir titrera lui, que le documentaire « est un film orienté ». De fait, Crutzen ne s’est pas caché d’avoir été choqué par le traitement médiatique de la pandémie, qu’il a ressenti un « matraquage »[note] (mais c’est un sentiment clairement partagé par la majorité de la population), la vraie question étant : « Est-ce justifié ou non ? ». Ce sont les personnes interrogées par Crutzen qui ont utilisé les mots « propagande », « fabrique du consentement », « sacrifier la liberté de pensée ». 

On ne relèvera que pour l’anecdote les commentaires sur la qualité du documentaire, le choix des interlocuteurs et captures d’écran, le recours aux techniques incontournables pour une bonne vidéo, la position du réalisateur (« la posture de Crutzen n’est pas claire, il n’est pas journaliste, il est auteur. Ce qui me dérange profondément c’est que le public confonde la posture d’un auteur à celui d’un journaliste… »). Toutes ces arguties évitent de devoir répondre à la question centrale : « Mais pourquoi cette unanimité dans l’envoi de messages qui a eu pour effet de distiller une très grande anxiété chez la majorité de la population ? » 

UN PRÉCURSEUR 

Avec un peu de recul, on constate que le film, terminé fin décembre 2020, rendu public le 6 février, a été le premier à poser des constats et à lancer, dans un document étayé par faits et témoignages, des questions qui maintenant sont reprises et développées dans beaucoup de médias. Dans l’interview de Bernard Crutzen que Kairos a publiée sur son site[note] au début mars, le réalisateur sent lui aussi un « frémissement » dans plusieurs rédactions. Certes, ce n’est jamais facile de reconnaître en peu de temps que l’on a fait fausse route, mais depuis la mi-février l’on ressent que la très forte unanimité derrière la pensée unique médiatico-gouvernementale se fissure peu à peu. Ainsi, Le Soir a consacré deux pages à l’analyse du film, mais a eu l’habileté de faire parler des personnes extérieures (pour ne pas se dédire ?) : « Ils sont une dizaine à avoir accepté de nous parler de Ceci n’est pas un complot, le documentaire de Bernard Crutzen. Un film qui les a marqués. » Cela a permis au journal de juxtaposer des opinions défavorables, mais aussi des commentaires qui rejoignent et parfois amplifient les critiques quant à la manière dont le monde des médias a traité l’épidémie. Extrait de l’article du 27 février : « « C’est scandaleux de voir comment Wilmès a remballé le gars du site d’infos Kairos », s’insurge Kris. « Cela me fait penser à la Hongrie d’Orban. » La presse mainstream, la fréquentable, en oublierait l’essentiel : « Il est dommage qu’elle ne relaie plus des problématiques comme la pauvreté ou la solidarité», estime Julie. »[note] 

Le documentaire de Bernard Crutzen a fait remonter à la surface des faits étrangement tus par la plupart des médias. On songe à cette vidéo où Marc Van Ranst explique à un auditoire huppé comment il a manipulé les médias lors de la crise de la grippe à H1N1. La vidéo[note] est parue sur Kairos le 15 décembre 2020, un extrait en a été repris par Ceci n’est pas un complot et, depuis lors, elle remonte dans certaines rédactions. Cette question des conflits d’intérêts a valu l’opprobre quasi généralisée de la profession quand Alexandre Penasse a osé poser la question à Sophie Wilmès. C’est pourtant le b.a.-ba du métier de journaliste et cette inquiétude sur des conflits d’intérêt a été peu relevée quand l’épidémiologiste Yves Coppieters l’a dénoncé clairement lors de son rapport au Parlement.[note] 

TENTATIVES D’EXPLICATIONS 

Les réactions indignées de certains médias face aux questionnements de Ceci n’est pas un complot sont peut-être justifiées par le fait qu’elles se ressentent comme accusées de faire partie d’un « grand complot ». Si de telles théories existent (voir les adeptes de la théorie du « Great Reset »[note]), ce que révèle le film de Crutzen n’est pas de l’ordre de la complicité à une vaste conspiration mais plutôt d’un comportement moutonnier, parfois même « bien intentionné » au départ, mais qui débouche sur un résultat globalement négatif. 

On peut citer comme causes d’un discours unaniment générateur de peurs : 

- Un certain sens de la responsabilité (ou de l’obéissance ?) qui pousse à relayer, sans guère de recul critique, les injonctions des autorités. Cet aspect est fortement corrélé au positionnement très conservateur et proche du pouvoir de la plupart des rédactions des grands médias. 

- Une croyance naïve en la Science, avec une majuscule, sans réaliser que s’il y a une méthode scientifique, s’il y a un corpus scientifique qui s’élabore sur des décennies, il y a aussi beaucoup de scientifiques qui sont des avocats d’intérêts privés et que la stratégie des semeurs de doute a été mise au point sur d’autres dossiers (tabac, amiante, pesticides, changement climatique…). 

- Le biais qu’induit l’entre-soi : dans la plupart des milieux, on échange qu’avec des personnes qui nous ressemblent, qui pensent comme nous. Ce constat est encore plus vrai pour les équipes de virologues qui s’auto-convainquent que la seule priorité doit être l’éradication du virus. 

- L’obnubilation sur les aspects sanitaires de la crise, sans prendre en compte les composantes sociales, économiques, psychologiques et politiques des décisions. 

- L’absence de connaissance de La stratégie du choc[note] qui permet aux puissants de profiter des situations chaotiques pour faire avancer leur agenda néo-conservateur. 

- Beaucoup de journalistes semblent avoir peu conscience des biais qui expliquent leurs lectures univoques, orientées dans un sens hygiéniste et, jusqu’il y a pas longtemps, peu critiques face à des mesures privatives de libertés, voire dérivant vers une logique autoritaire. 

Ceci n’est pas un complot n’est pas certainement conspirationniste dans le sens où il voudrait faire croire que la majorité des journalistes sont complices d’un projet politique vaguement secret. La vidéo ne s’adresse pas seulement au grand public, mais aussi à ceux qui « font l’information » en espérant les convaincre qu’ils auraient intérêt à être moins dociles et à agir dans le sens de la phrase conclusive du film de Bernard Crutzen : « En démocratie, la presse ne devrait-elle pas être le premier rempart contre les abus du pouvoir ? Dans cette crise, au contraire, elle semble accompagner le pouvoir, même dans ses délires ». 

Alain Adriaens 

TENTATIVE DE CENSURE ? 

C’est le 6 février que Bernard Crutzen a rendu public son film, en proposant de le visionner sur le site web communautaire Vimeo[note] qui permet le partage de vidéos réalisées par les utilisateurs. 17 jours plus tard, le 23 février, alors que le film y avait été vu plus de 600.000 fois, Bernard Crutzen recevait le message suivant : « Votre compte a été supprimé par l’équipe de Vimeo pour violation de nos lignes directrices. La raison est que vous ne pouvez pas mettre en ligne des vidéos mettant en scène ou encourageant des actes d’automutilation, prétendant à tort que des catastrophes de grande ampleur sont des canulars et émettant des allégations erronées ou mensongères concernant la sécurité des vaccins ». Aucune réponse aux demandes de savoir où ils avaient trouvé de telles affirmations non autorisées. D’évidence, poser des questions sur ces sujets sensibles n’est pas admis. Vimeo a seulement souhaité « bonne chance pour trouver une plateforme qui héberge vos vidéos ». De fait, Crutzen avait prévu le coup et grâce à des mises en ligne sur Youtube et des copies « pirates » l’on en est à 1.530.000 vues. Mais on peut partager les inquiétudes du réalisateur : « Preuve flagrante que les géants du net s’érigent en censeurs ? Qu’ils décident ce qu’on peut dire ou ne pas dire ? Que questionner la vaccination est interdit ? » 

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Qu’est devenue la contre-culture?

« [Il y a un] lien paradoxal entre le modernisme et la contre-culture des années 1960 et 1970, qui s’est trouvée banalisée et intégrée à la culture dominante, aboutissant à l’hégémonie du “gauchisme culturel”, à un conformisme individualiste de masse se présentant sous les traits de l’anticonformisme, de la fête et de la rébellion, qui vit à l’abri de l’épreuve du réel et de l’histoire tout en ayant tendance à se prendre pour le centre du monde[note]. »   Jean-Pierre Le Goff 

Il n’a pas fallu attendre l’événement politico-sanitaire de la covid pour constater que nous vivons une période de grande incertitude idéologique, qui a d’abord été qualifiée de « postmodernité » (Jean-François Lyotard, 1979), puis de « surmodernité » (Marc Augé), d’« hypermodernité » (Nicole Aubert), de « modernité tardive » (Hartmut Rosa) ou encore de « société liquide » (Zygmunt Bauman), chacune de ces appellations ayant son intérêt. Mais qu’est devenue la contre-culture à notre époque ? Le terme avait mal vieilli et disparu des débats depuis des lustres, jusqu’à ce que deux philosophes états-uniens, Joseph Heath et Andrew Potter, le revisitent dans un ouvrage paru en 2004[note], dont la traduction française, Révolte consommée. Le mythe de la contre-culture, est désormais disponible aux éditions L’Échappée. Nous y reviendrons. À mon tour, et principalement en m’inspirant de ces derniers, je humerai ici un déjà vieux vin tiré il y a une cinquantaine d’années en Occident, qui devait modeler assez profondément toutes les dimensions de l’existence sociale (politique, pacifisme, écologie, spiritualité, poésie, musique, cinéma, etc.), sans toutefois en changer la nature fondamentalement moderne. On doit au philosophe Theodore Roszak (1933–2011) d’avoir popularisé le terme de contre-culture en 1969 dans son essai The Making of a Counter Culture, écrit en prise directe sur l’effervescence de la génération du baby-boom, bientôt dénommée hippies. Ses manifestations allaient de l’opposition à la guerre du Vietnam lors d’impressionnantes marches à la lecture de poèmes (comme ceux des beatniks Gary Snyder et Allen Ginsberg), en passant par le festival de Woodstock, en juillet 1969. « La contre-culture, ce sont aussi la vie alternative du quartier de Haight-Ashbury à San Francisco, ses Diggers, l’esthétique tout en couleurs du Flower Power, l’émergence des premiers mouvements écologistes, comme Greenpeace et Public Citizens, la vitalité des rencontres avec les cultures spirituelles du Japon, de l’Inde ou des Amérindiens, sans oublier l’incontournable “révolution psychédélique”[note] ». Elle est également reliée d’une manière ombilicale au gauchisme et à l’anarchisme. Roszak fustigeait avant tout la démesure et le gigantisme de la technocratie, anti-démocratique par essence, qu’elle émane du marché capitaliste ou de la bureaucratie communiste. Cependant, tout nord-américain qu’il fut, il se définissait d’abord comme anticapitaliste et souhaitait qu’une société écologique remplace la société technicienne, suite à une révolution spirituelle qui s’inspirerait du romantisme. Du psychédélisme et de son apologie des drogues supposées éveiller les consciences, il n’était pas dupe, pas plus que de la capacité du système à récupérer ces nouveautés sociétales. Parmi ses autres célèbres hérauts d’outre-Atlantique, on trouvait Jerry Rubin, Abbie Hoffman, Timothy Leary, John Lilly, Gregory Bateson et Herbert Marcuse, auteur d’un essai remarqué, L’homme unidimensionnel (1964). Selon Mohammed Taleb, la mort de la contre-culture est symboliquement concomitante de celle de John Lennon, assassiné en décembre 1980, au moment où la « contre-contre-culture »[note] des White Anglo-Saxon Protestants (WASP) était en train de s’affirmer, l’élection de Ronald Reagan l’année suivante venant le confirmer. La contre-révolution néolibérale commençait. Voilà pour le rapide tableau historique. 

Avant même d’aborder la contre-culture, posons-nous les questions suivantes à propos de la culture : représente-t-elle encore une force d’opposition en 2020 ? Est-elle toujours le « siège du sens », comme le prétend Nicanor Perlas[note] ? Au contraire, n’a‑t-elle pas été totalement intégrée au spectacle et à la marchandise ? La propagande n’a‑t-elle pas ce pouvoir de la dégrader en simples modes passagères, et donc indignes d’intérêt ? Si on y ajoute le montage institutionnel actuel qui rend les acteurs culturels dépendant de subventions publiques pour vivre et travailler, alors on ne s’étonnera pas que pratiquement aucun d’eux[note], en Belgique et en France, ne soit monté au créneau contre les mesures anti-covid disproportionnées et liberticides de leurs gouvernements respectifs, pourtant peu favorables à leur secteur[note]. Mais on n’ose pas mordre la main politique qui nourrit… en rationnant toujours davantage les doses. 

LA RÉBELLION COMME MODÈLE 

Revenons à nos moutons contre-culturels et constatons que, d’une part, « la classe dirigeante sait fort bien s’accommoder de la “subversion”, dès lors qu’elle ne quitte pas le champ culturel[note] » ; d’autre part, que la contre-culture n’a pas manqué de contempteurs : c’est une « idéologie de l’apolitisme » (Jules Duchastel), la « recherche fondamentale de l’industrie culturelle » (Pièces et Main d’œuvre) ou encore une « feinte dissidence, aussi inoffensive pour le système dominant qu’elle est ostensiblement subversive » (Louis Janover). Heath et Potter ont remis une couche critique avec leur propre conception de la notion, qu’ils assimilent à une certaine esthétique de la rébellion[note]. Examinons-la. 

Héritière de la contre-culture des années 1960–70, la rébellion actuelle participe d’un « brouillage culturel » qui, par effet pervers, renforce le système. Concomitamment au reflux du marxisme, elle a abandonné le social pour le sociétal, exalte les valeurs positives de bienveillance, de tolérance, de respect, de solidarité avec tout le vivant, etc., tout en se défiant des normes collectives à prétention universelle. Elle tient pour principe que « chaque acte qui contrevient aux normes dominantes est politiquement radical » (p. 79). Elle en est arrivée à attaquer le principe aristotélicien de non-contradiction, la science, la grammaire, la linguistique et même à idéaliser le crime et la maladie mentale, avec le mouvement de l’antipsychiatrie. Englobante, elle s’exprime au travers de courants musicaux comme le grunge (années 1990) et le Hiphop (surtout depuis les années 2000), de mouvements civiques, citoyens et écologistes comme les zad, l’antipub, le commerce équitable, le marketing éthique, les pédagogies alternatives, la légalisation du cannabis, le véganisme, les médecines naturelles, l’intersectionnalité, etc., d’habitudes culturelles comme le désir de s’évader de l’Occident dans un but initiatique et de « découverte de soi » (avec l’Inde comme destination de prédilection), ou encore de phénomènes plus marginaux comme le poly-amour et les cyclonudista. Le conformisme petit-bourgeois de droite est à abattre, la consommation de masse représente le nouvel opium du peuple, la culture est un système idéologique de répression des instincts, comme le soutenait Wilhelm Reich. Pour s’émanciper, il convient d’abolir toute norme sociale et de focaliser sur l’oppression psychologique, plutôt que sur l’exploitation du travail. Le désir de justice sociale — porté par les fameux Social Justice Warriors aux États-Unis — déplace le terrain des luttes du monde du travail à celui des identités multiples. La résistance symbolique est l’arme des contre-culturels, censée atteindre les individus dans ce qu’ils ont de plus profondément ancré, leurs institutions imaginaires (cf. Cornélius Castoriadis). Le malheur découlant de conditions internes et non externes, elle parie sur la métamorphose des consciences. Ainsi, recouvrir des panneaux publicitaires de messages politiques fut la principale tactique des Cacheurs de pub, activistes bruxellois dont je fis partie de 2009 à 2011. Nos actions ludiques et non violentes, qui ne suscitaient qu’un intérêt mitigé de la part des passants, nous amusaient mais n’ont pas fait vaciller l’ordre publicitaire qui, entre-temps, s’est rabattu sur la Toile pour y devenir encore plus persuasif et intrusif grâce aux algorithmes. 

Le rôle de la consommation dans la contre-culture est capital (dans les deux sens du terme). Contre le sens commun, les auteurs notent que « c’est la rébellion, et non le conformisme, qui alimente le marché depuis des décennies » (p. 114), avec sa consommation distinctive que l’on relie aux classes moyennes, en oubliant que la classe ouvrière y participe également. La rareté matérielle ayant disparu, le revenu du consommateur lambda est surtout consacré aux biens positionnels. Le cool est devenu l’idéologie centrale du consumérisme. La surenchère dans la rébellion cool s’est d’abord traduite, dans les années 1960/70, par les vêtements extravagants et les cheveux longs chez les hommes et les femmes. Avec le punk en 1977 sont apparus les piercings, toujours plus envahissants. Dans les années 1980/90, la queue de cheval faisait fureur chez les hommes. Les années 2010 ont vu l’explosion de la mode des tatouages, eux aussi plus ou moins invasifs sur les corps. Cette obsession de l’apparence, présente autant chez le punk que chez le CEO, cadre parfaitement avec le marché capitaliste, si ce n’est que le second ne prétendra pas, lui, appartenir à la contre-culture (quoique…). Cette consommation se retrouve aussi dans la quête des spiritualités extra-occidentales : culte de la Terre-Mère des aborigènes, stage de yoga dans les ashram, bouddhisme[note] et « individualisme métaphysique du zen » (p. 262), etc. Pour « découvrir » toutes ces tendances, s’en imprégner pour grandir spirituellement, certains sont prêts à brûler du kérosène autour de la planète. 

CONTRE-CULTURE VS CONFORMISME 

Heath & Potter relèvent les effets pervers de la consommation contre-culturelle, concluent à l’« incapacité du mouvement contre-culturel à produire une vision cohérente d’une société libre » (p. 90) et closent la question en affirmant que « la rébellion ne représente pas une menace pour le système, elle est le système ». Le procès est donc totalement à charge. Les deux philosophes apparaissent comme des progressistes à l’anglo-saxonne, des défenseurs du modèle politique issu de la victoire contre le nazisme, celui des Trente Glorieuses avec sa juste redistribution des richesses entre patronat et travailleurs. Sociologiquement, leur credo apparaît assez simple : réintroduire un peu plus d’uniformité dans nos vies, oser être semblables aux autres, se départir de toute radicalité au profit du pragmatisme. 

Ce conformisme comme remède aux errements contre-culturels devient à son tour critiquable lorsque les auteurs en viennent à relativiser l’influence de l’empire de la pub sur les modes de vie, voire se montrent complaisants avec les marques : « Nous aimons également faire des achats dans des chaînes étrangères comme Ikea, Zara, The body shop, Benetton ou H&M » (p. 246), ou pire, avec la globalisation économique : « Bien qu’il y ait, au sein même de ces pays [Ndlr : les pays en voie de développement], de vigoureux débats sur la façon de s’intégrer à l’économie mondiale, presque personne ne remet en question le bien-fondé de cet objectif ultime » (p. 249). « Presque personne » ? Nous bien ! S’ils n’ont pas d’objection à ce que le modèle capitaliste se soit répandu aux quatre coins du monde, ils voient par contre d’un mauvais œil le tourisme contre-culturel en quête d’« authenticité » qui ouvre ensuite la voie au tourisme de masse. Mais l’un — le modèle capitaliste globalisé — ne va-t-il pas de pair avec l’autre — le tourisme mondialisé ? Les auteurs ont une tendance à verser facilement dans l’ethnocentrisme. Ils ont également les yeux de Chimène pour la médecine industrielle et ses vaccins, et font généralement preuve de technoptimisme. À plusieurs moments, ils ne sont pas loin de postuler la « neutralité » des technologies : « Il ne s’agissait pas d’être contre la technologie ; il fallait s’organiser pour pouvoir contrôler les machines, et non l’inverse » (p. 292) ; « Il est souvent faux de dire que la façon dont les gens utilisent la technologie est déterminée par la nature de cette technologie » (p. 297). Ils se « rachètent » cependant en torpillant le « cyberlibertarisme » quelques pages plus loin. L’écologisme — surtout dans sa version deep ecology — ne trouve guère grâce à leurs yeux, lui aussi identifié aux obsessions contre-culturelles. D’ailleurs, ils admettent que pour bien vivre, « chacun a besoin probablement d’une voiture » (p. 320) tout en reconnaissant quelques lignes plus loin que « la population croît sans cesse ». Alors, quid ? Ils dédouanent la compétition économique internationale : « [Enfin] rien n’indique que les lois sur la protection de l’environnement sont affaiblies par des pressions émanant de la concurrence mondiale » (p. 334) voire la célèbrent : « […] nous ne croyons pas que l’achat de produits locaux soit préférable à l’achat de produits étrangers […] » (p. 340) ; « [De plus] l’un des principaux enjeux des efforts de développement vise à réduire les subventions agricoles, de façon à encourager l’importation de denrées de l’Afrique et de l’Asie » (p. 340). Puis encore, le lecteur les surprend à défendre l’éco-blanchiment : « L’achat d’un véhicule hybride est socialement responsable […] » (p. 338). Peut faire mieux ! 

Heath & Potter ont pointé avec justesse les dérives et contradictions de la contre-culture, mais leur raison pratique, comme on l’a vu ci-dessus, pose quelques problèmes : ils en appellent certes au retour du civisme et de la responsabilité individuelle, mais ne se départissent pas du techno-progressisme, du libéralisme (politique et économique), du pragmatisme (aveugle), du mondialisme (illusoire)[note] et du réformisme (inoffensif)[note], toutes choses qu’à Kairos nous avons toujours remises en cause, si pas combattues. Revenant dans notre bon vieil ancien monde, nous préférons clôturer avec Natacha Polony : « Délier le sentiment de la raison, favoriser une lettre sans esprit, des droits sans mœurs, 

une démocratie sans peuple, un État sans nation, cette part du soft totalitarisme est fille de la construction européenne qui par ailleurs incarne parfaitement la convergence du gauchisme culturel et du libéralisme[note][note] ». Et de la contre-culture. 

Bernard Legros 

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TOURNER EN ROND DANS L’(ANTI-)COMPLOTISME

Tourner en rond dans l’(anti-)complotisme (une première et dernière fois, en ce qui nous concerne) 

Après facho dans les années 1980–90, populiste dans les années 2000–10[note], terroriste, sexiste, homophobe et transphobe plus récemment, complotiste est le nouveau point Godwin devenu en quelques années à la mode. Il a empoisonné l’esprit d’une bonne partie des électeurs-consommateurs, qui craignent le parler franc (la parrhesia chez les anciens Grecs) sous peine de tomber dans cette catégorie honnie. Des médias aux conversations courantes, la marotte anti-complotiste se porte à merveille, jusqu’à tomber inconsciemment dans le piège qu’elle dénonce, puisque les complotistes formeraient une congrégation mondiale tellement puissante qu’il s’agirait de déjouer leurs plans machiavéliques (sataniques ?). Vous ne trouvez pas qu’on tourne en rond ? Les gens d’en haut applaudissent les gens d’en bas qui usent et abusent de ce cliché. Parmi ces derniers, les académiques ; quand un chercheur en sciences politiques veut faire carrière dans son institution et plastronner dans les médias[note], un excellent truc est d’étudier, analyser, décortiquer la « complosphère », qui recoupe la « fachosphère[note] ». Fréquenter le site de Conspiracy Watch, et s’en vanter, vous fait apparaître comme un citoyen intelligent, rationnel, un démocrate en alerte, un antifasciste, bref quelqu’un de bien. Voir des fachos et des complotistes partout est un signe de bonne santé mentale et de vigilance démocratique. Les réseaux (a) sociaux représentent le terrain de chasse des antifas du clavier, spécialistes des déductions et recoupements numériques douteux. Dénoncer une camarade qui a reçu un texto d’un type ayant préalablement rencontré une militante qu’on avait vue converser avec un facho dans une vidéo est un acte de civisme, car par transitivité cette camarade est devenue une facho malgré elle, la pauvre. Voit-on dans une manifestation un seul drapeau portant la lettre Q noyé parmi des dizaines d’autres de syndicats et d’associations, peu après apprendra-t-on sur son écran que la manif était noyautée par l’extrême droite[note], c’est irréfragable ! Et donc irrémédiablement contaminée, décrédibilisée, mise hors-jeu[note]. Et ainsi de suite, la paranoïa des antifascistes est comme l’univers : en continuelle expansion. 

Il faudrait en rire si le sujet n’était pas aussi grave et que ce mot ne constituait pas une arme du pouvoir politico-médiatique pour empêcher de penser. Prenons toutefois cette liberté et ouvrons le dictionnaire Lafrousse, mis à jour depuis mars 2020, pour y lire la définition du complotiste : « citoyen dont la liberté d’expression, les questionnements et les réflexions s’écartent, ne fût-ce que d’un pouce, de la stricte communication gouvernementale et scientifique relayée par les médias à la botte ». Ainsi, « complotiste » devrait presque toujours s’accompagner de guillemets, ce qui heurtera les âmes bienpensantes, mais aura l’avantage de montrer que le « complotiste » est, aux yeux des politiques et de leurs relais médiatiques, celle ou celui qui a le tort de ne pas souscrire au narratif officiel. 

Reste que la caste médiatique continuera à s’acharner et lancera la vindicte, c’est certain. Le Soir avait déjà, sur seule base de la bande-annonce de Ceci n’est pas un complot, indiqué que « sur les sites de crowdfunding, le complot, ça rapporte[note] ». La publication du documentaire quelques mois plus tard offrira la preuve que celui-ci est basé sur des faits avérés, sans spéculation ni extrapolation. Dès lors, aucun média n’osera plus, à notre connaissance, le traiter ouvertement de complotiste, mais certains, plutôt que de se mouiller eux-mêmes, ont fait bavarder des universitaires ou des individus lambda pour laisser entendre que si le documentaire n’était pas typiquement complotiste, il l’était quand même un peu, pour peu que l’on y regarde de plus près[note]. Des membres de la profession ont même (légèrement) battu leur coulpe, reconnaissant certaines de leurs erreurs et outrances[note], tout en déplorant que d’autres aspects ne soient pas abordés dans le documentaire, ce qui est une vieille ficelle rhétorique : focaliser sur l’absence plutôt que sur la présence. Qui pourrait se targuer d’avoir une vision à 360° ? Personne, bien sûr, telles sont les limites de l’entendement… et de la durée d’un film. Les journalistes n’ont-ils pas appris qu’un des principes de leur métier consiste à découper, séquencer la réalité ? Et donc la recomposer, dans certaines limites ? Comme disait George Orwell, la vérité se construit. Ce que Bernard Crutzen a fait, sauf que cela lui est reproché (voir l’article d’Alain Adriaens dans ce numéro). 

La conséquence politique directe de cette traque obsessionnelle des («) complotistes (») est de laisser les mains libres aux gouvernants, en fermant les yeux sur leur (non-)gestion catastrophique et malveillante de l’épidémie. Car il y aurait « plus urgent » que de s’en prendre aux décideurs — combattre l’extrême droite qui ne décide rien —, et à tout prendre, mieux vaudrait encore supporter — dans les deux sens du terme — un régime libéral totalement corrompu, en phase terminale, que prendre le risque de voir la droite illibérale arriver au pouvoir comme en Hongrie. Mais point besoin de tomber dans l’illibéralisme. Le très libéral Emmanuel Macron n’est-il pas en train d’engager la France sur la voie de l’apartheid social avec son projet de « passeport sanitaire » ? « Que voulez-vous, Madame… certes, c’est un peu embêtant… mais M. Macron a quand même été élu contre Mme Le Pen… alors, entre deux maux… ». La surdité et le cynisme d’une certaine gauche qui se prétend toujours anticapitaliste (?) ne cesseront d’étonner… 

Il faudra donc encore supporter d’être taxé de complotiste par ceux qui refusent de penser radicalement (à la racine) et de réfléchir à notre avenir. Dans la hiérarchie des priorités, empêcher la destruction du monde commun passe en effet avant notre petite image. N’ayons dès lors plus peur d’être « complotistes », avant de bannir ce mot, avec ou sans guillemets. Pour le plus grand bien de la pensée et de l’esprit critique. 

Dossier coordonné par Alexandre Penasse et Bernard Legros 

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Articles

De l’âme végétative par temps de Covid

Ce texte prolonge le débat sur la décision médicale et sanitaire qui avait été initié autour de l’Evidence-based-medecine (EBM) avec la carte blanche intitulée : « le rôle de la formation des médecins et de l’épistémologie médicale dans la crise de la Covid 19 ». Discussion qui s’est poursuivie au sein d’une deuxième carte blanche, centrée – comme son titre l’indique – sur une critique du principe de précaution : « Principe de précaution ou « risque du blâme » ? A suivi l’interrogation sur la déstructuration du système de santé au regard de l’incapacité à reconnaître les ressources propres à celui-ci, question introduite avec une troisième carte blanche : « Globalité, partenariat, autonomie en santé. Quand l’urgence balaie tout, mais révèle l’essentiel ! ». Toujours sur notre fil épistémologique, nous avons ensuite abordé la question des émotions dans la formation médicale : « Crise de la Covid et intelligence émotionnelle : le maillon manquant ». 

Par [note]:

Florence PARENT, médecin, docteur en santé publique, coordinatrice du groupe thématique « Éthique des curriculums en santé » de la Société internationale francophone d’éducation médicale (SIFEM).Fabienne GOOSET, docteur en lettres, certifiée en éthique du soin.Manoé REYNAERTS, philosophe, membre du groupe thématique « Éthique des curriculums en santé » de la Société internationale francophone d’éducation médicale (SIFEM).Helyett WARDAVOIR, master santé publique, membre du groupe thématique « Éthique des curriculums en santé » de la Société internationale francophone d’éducation médicale (SIFEM).Dr Isabelle François, médecin et psychothérapeute, membre du groupe thématique « Éthique des curriculums en santé » de la Société internationale francophone d’éducation médicale (SIFEM).Dr Benoit NICOLAY, médecin, anesthésiste-réanimateur, micro-nutritionniste.Dr Emmanuelle CARLIER, médecin, pédiatre.Dr Véronique BAUDOUX, médecin généraliste.Jean-Marie DEKETELE, professeur émérite de l’UCL et de la Chaire UNESCO en Sciences de l’Éducation (Dakar).

Cela commence pendant nos études de médecine….

« During my five and a half years of medical training, a few things became clear to me. First, while doctors receive a lot of training in how to deal with medical emergencies, they are taught extremely little about how to avoid chronic disease and maximize long term health and much of what they are taught is wrong. Over those years, I think I received a total of three lectures about nutrition. In other words, three hours during five and a half years were spent learning about how to avoid chronic disease in the first place. »[note]

S’il apparait en faculté de médecine que l’on accorde très peu d’importance aux dimensions émotionnelles et sensitives comme nous l’avons argumenté dans notre carte blanche précédente, cette cécité se répète à l’égard d’autres dimensions de nos êtres. Il s’agit également des dimensions imaginatives, métacognitives (ou réflexives), sociales, relationnelles, mais aussi végétatives…Pourquoi ? 

Nous devons essayer de comprendre, dans le vrai sens de comprendre, c’est-à-dire en ayant une lucidité sur les déterminismes structurels (psychologiques et environnementaux) en place, les raisons d’une telle perte de potentialité dans l’agir. C’est ce dont rend compte, notamment, la littérature scientifique témoignant du déclin, par exemple, des compétences émotionnelles, relationnelles ou éthiques au cours des années d’étude en médecine[note]. Et c’est ce que décrira la littérature scientifique « post-Covid-19 » quand le bilan de la non-mobilisation de nos « âmes végétatives » aura été assumé.

Car, « si Aristote parle d’une « âme intelligible » permettant de différencier l’être humain de l’être de nature (plante) ou de l’être vivant (animal), il le fait sans discontinuité, en totale intégration, avec l’ « âme sensible » et l’ « âme végétative », l’une n’allant pas sans l’autre au risque d’une rupture du tout, de la globalité, de la perte radicale d’une vision holistique. »[note]

En effet, il suffit de considérer la très longue latence entre la timide information en date du 22 mai 2020 en provenance de l’Académie de médecine de Belgique quant à l’intérêt de se prémunir de la Covid-19 en prenant de la vitamine D[note] et sa médiatisation seulement en janvier 2021. Non loin d’une année après le début de la pandémie, l’Académie a enfin rendu l’usage de la vitamine effectif sur un plan populationnel et donc de médecine préventive, ce dont témoignent certains journaux populaires[note]. Néanmoins, nous observons que la confusion reste bel et bien présente quand, dans la foulée de l’avis du Conseil supérieur de la santé belge, qui « considère que tout cela ne sert pas à grand-chose… », les médias grand public continuent de relayer le mépris affiché des politiciens et médecins à l’égard de ce type d’approches en médecine préventive. Cet extrait d’un échange en tchat (daté du 29 janvier), parmi de nombreux autres, glané sur un réseau, révèle cette confusion sur les stratégies ou orientations à privilégier sur le plan de la santé publique.

« N’est-il pas incroyable que ce concept [de prévention par la vitamine D] si simple, de bon sens, semble absent des réflexions scientifiques officielles … ? Et surtout absent de la communication qui gagnerait tellement à être encourageante et positive … À l’heure où les médias mainstream s’acharnent à discréditer la prévention (cf. JT d’hier soir sur RTL : le zinc et la vitamine D ne sont pas des remèdes miracles contre le Covid…) personne n’a prétendu cela !! »« J’ai lu effectivement l’avis de hier du Conseil supérieur de la santé belge : en gros, cela ne sert pas à grand-chose, mais prenez-en quand même parce que la population en est généralement carencée et que zinc et vitamine D sont essentielles à l’immunité : tout et son contraire … cela devient fatigant de les lire ! »« Je dois dire que je ne comprends pas. « La médecine » nous dit que grosso modo 70% des Belges sont en carence vitaminique D, et que celle-ci aurait un rôle important dans le système immunitaire … et il nous est ensuite dit que « Pas pour la covid19 ». Une fois encore il est vraiment incroyable que ce qui est simple et non dangereux fasse l’objet d’un tel bashing … ».

Ces voix citoyennes se sont parfois structurées dans des cartes blanches adressées au gouvernement : « (…) les études s’accumulent qui indiquent qu’une carence en vitamine D favorise le développement de la forme sévère de la maladie : il s’agit, dès lors, de mettre en place, sans plus tarder, une large campagne d’information recommandant à chacun de supplémenter son alimentation avec de la vitamine D. C’est là une mesure très simple et bon marché, qui peut avoir un effet très substantiel sur la morbidité et la mortalité associées au Covid-19. Rappelons que les séquelles inhérentes au Covid-19 sont conséquentes non seulement pour les individus concernés et leurs familles, mais aussi pour le budget public des soins de santé. Qu’attendons-nous alors pour prendre cette mesure simple ? Avons-nous oublié qu’il est plus facile de prévenir que de guérir ? »[note]

Favoriser un traitement précoce ou, ici, préventif, placer en quarantaine, confiner, faire porter le masque, fermer les écoles et les centres sportifs, voire les parcs, montagnes et falaises, vacciner, etc. sont autant de décisions qui n’ont pas mobilisé le débat scientifique de la même façon (on pourra se référer ici, afin d’approfondir cette critique, à notre carte blanche sur l’usage du principe de précaution).

Cela met en exergue ce que l’on pourrait nommer deux dérives ou – tout au moins – deux orientations épistémologiques réductrices, historiquement et culturellement situées, de la médecine. L’une, le positivisme, et l’autre, le réductionnisme, à lier plus spécifiquement à la définition même de la Santé. Nous avons déjà abordé ces dérives épistémologiques et leurs impacts sur la décision médicale et sanitaire dans des cartes blanches précédentes centrées sur nos « âmes intelligibles » (première carte blanche) ou sur nos « âmes sensibles » (quatrième carte blanche). Afin de compléter l’analyse, nous questionnons, à travers cette carte blanche, la décision au regard de nos « âmes végétatives ».

Pour analyser sur le plan épistémologique[note] cet élargissement de notre problématique revenons à la définition de la santé de l’OMS : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». 

La santé est un état de complet bien-être physique…

Outre l’importance documentée du sport (en veillant à ce que celui-ci soit bien adapté) quant à la prévention globale, immunitaire et du stress[note], l’efficacité des oligo-éléments comme le zinc, mais également le bénéfice d’apports tels que les vitamines D et C ont, depuis longtemps, fait leurs preuves sur les maladies virales à fort impact immunitaire[note]. Cependant, lors de la pandémie de Covid-19, des mesures prophylactiques ou préventives de cette nature n’ont pas été considérées, si ce n’est du bout des lèvres, avec une forme de condescendance. Ainsi, quand les arguments scientifiques, même fondés sur la preuve dans une perspective de science positiviste, sont au rendez-vous, il semble que le monde médical, relayé par les grands médias, ne s’en préoccupe guère.

Est-ce par suite des préjugés relatifs aux approches du soin plus globales, holistiques, incluant une certaine médecine préventive, se fondant sur les ressources de la personne et de son environnement naturel, que, paradoxalement, le jugement déterminant[note] n’est alors pas mobilisé ? Ce dernier se présenterait-il dans ce cas comme un jugement porteur de discrimination lié à des préjugés de valeurs en matière de savoirs scientifiques ou d’evidence-based-medecine ?

En effet il s’agit bien de valeurs, celles qui définissent notre rapport à la médecine, à la santé et à notre environnement plus globalement. Une perspective de la médecine comme uniquement curative ou bioclinique, engage un certain usage du jugement déterminant, associé à des actes techniques, curatifs et mesurables selon des échelles ou des taux de couvertures (vaccinales par exemple) donnant une visibilité chiffrée, en générale, immédiate. Avec finesse, sur un plan épistémologique, nous pouvons également analyser ici une divergence de fond quasi ontologique entre une médecine préventive fondée sur la vaccination et celle fondée sur les micronutriments et notre alimentation. Les ressources mobilisées sont extrêmement différentes et permettent de se questionner…

Les apports en oligo- éléments et vitaminiques seraient-ils d’une autre nature ? Moins valorisables car proches du bon sens de nos grands-mères, tandis que celles-ci, paradoxalement, sont parties en grand nombre sans en avoir pris, car non protocolisés, tandis que le protocole était devenu la norme d’absolution !

Ce qui différencie ces deux modalités de médecine préventive, outre la proximité avec nos grands-mères[note], tient à ce que l’une n’intègre pas de la même manière la personne elle-même, Sujet réifié du vaccin mais aussi détentrice de ressources propres qu’il s’agit de développer…

Ainsi nous avons pu observer que le film documentaire intitulé « Mal traités »[note] s’il ne prête pas le flanc à une vision conspirationniste de la crise, a, néanmoins, été également sévèrement jugé par les médias et boycotté, voire méprisé, par le monde médical traditionnel[note].

L’intérêt de ce film réside pourtant, et principalement, dans une volonté d’exprimer notre « âme végétative », lui permettre d’éclore, de venir au monde tant il est temps ! S’il s’agissait d’appliquer le dicton bien connu : « il ne faut jamais gaspiller une bonne crise », c’est notamment à l’égard de cette visée intégrative-là que nous serions particulièrement gagnants dans la durée.

En effet, dans ce film, il s’agit de considérer non seulement l’importance des traitements précoces dans la maladie et le rôle essentiel, à cet égard, d’une médecine ambulatoire et de proximité, en lien avec la personne malade (carte blanche 3), mais aussi toute la sphère préventive et promotionnelle de la Santé, en correspondance directe avec la définition de la santé de l’OMS. Il parle, par le biais de professionnels très expérimentés dans (l’agir de) ces champs d’actions et de recherches en santé, du rôle préventif crucial de la vitamine D[note] et il le documente au regard d’études (par ailleurs randomisées) qui sont explicitées aux spectateurs[note]. L’importance préventive à accorder à la vitamine C en fonction des situations particulières, mais également à des oligoéléments tels que le zinc plus précisément, est clairement argumentée pour l’auditeur. Une prise en compte, dans le sens réellement global, de l’ensemble des ressources de la nature, être humain compris comme part de celle-ci (partie du tout dans le sens pascalien du terme), permet de s’ouvrir au vaste champ de savoirs en provenance de la phytothérapie, de la gemmothérapie, de l’aromathérapie, des huiles essentielles et de toutes les ouvertures offertes par la naturopathie[note]. Peut-être plus proches de nous pour certains, il s’agirait de se pencher sur la nutrithérapie, la micronutrition et la diététique, dont on sait l’impact sur la pathologie chronique, prévalente dans nos sociétés occidentales, faisant ainsi lien avec le témoignage du docteur Sébastian Rushworth à l’orée de cette carte blanche.

Ce sont également des savoirs en provenance de personnes, parfois médecins ou chercheurs, mais également écrivains, philosophes et citoyens, ayant entrepris des excursions inédites (approfondies) dans l’activité[note] de « digérer »[note], celle de « péter »[note] ou encore de « gérer sa douleur »[note] qu’il s’agit aujourd’hui de considérer, car pour paraphraser Bessel van der Kolk : « Le corps n’oublie rien. »[note] C’est encore ce que nous rappelle notre système immunitaire sur lequel nous pouvons compter pour autant que l’on continue à l’exposer régulièrement aux agents environnementaux dont les virus. Un hygiénisme totalitaire (excès de mesures barrières) empêche ou du moins réduit cette exposition et peut en affaiblir la performance. Chez l’enfant l’immunité s’acquière quotidiennement. La diminution de l’exposition aux agents infectieux et le recours croissant aux antibiotiques réduiraient les capacités d’apprentissage et d’adaptation de l’immunité. 

Il ne s’agit pas de s’opposer à une prévention par la vaccination. Celle-ci peut être réfléchie avec raison (jugement réfléchissant[note]). Comme le souligne (parmi d’autres personnalités ayant essayé de sensibiliser le monde médical), Linus Pauling : ‘’ (…) il faut au contraire donner à votre organisme les substances qu’il connaît, qu’il utilise régulièrement… et dont il manque pour fonctionner de façon optimale !’’.

La perspective étant bien celle d’accorder une égale importance aux ressources internes, propres à la personne, en proximité plus immédiate avec une nature dont on émerge, plutôt que de privilégier uniquement celles, externes, chimiques, produites par l’industrie pharmaceutique. Il convient de comprendre sur un plan ontologique le continuum nature-culture, tel un nœud de Möbius, afin de ne pas perdre l’équilibre fragile du vivant en rompant toutes nos amarres.

« Celui qui aime la nature est celui dont les sensations, intérieures et extérieures, sont encore ajustées exactement les unes aux autres ; celui qui, à l’heure de la maturité, a gardé son âme d’enfant. Ses relations avec le ciel et la terre deviennent partie de sa nourriture quotidienne ».[note]

S’il vaut mieux prendre des précautions pour rester en bonne santé que soigner une maladie comme l’adage populaire le dit, rejoignant en cela le principe de base de la médecine traditionnelle chinoise, il apparait que notre médecine occidentale, positiviste, n’arrive pas à intégrer une telle vision. Serait-ce là le signe d’une maladie de notre épistémologie ?

Nos constructions de l’Être fondées sur des dualismes conceptuels — raison-émotion — ou ontologiques — corps-esprit, nature-culture -, fondent nos frontières et nos territoires mentaux, séparent ce qui coexiste temporellement, éparpillent nos identités émotionnelles, corporelles, rationnelles, végétatives ne facilitant pas le centrage, l’équilibrage spatial, ici et maintenant. Aussi, rappelons-nous que :

« Le sentiment de ce qui est n’est pas tout. Un sentiment plus profond se dessine et se manifeste dans les profondeurs de l’esprit conscient. C’est le sentiment que mon corps existe et est présent, indépendamment de tout objet avec lequel il interagit, tel un roc solide, telle l’affirmation brute que je suis vivant {…} Je l’appelle sentiment primordial. »[note]

C’est justement ce que permet le jugement réfléchissant, de reprendre pied dans l’ici et maintenant, dans le hic et nunc en dehors de tout fétichisme de l’objet (et de l’objectivation) propre aux logiques réificatrices et trop exclusivement productivistes. Ces dernières, sans doute inconsciemment – engrammées[note] – (ce qui n’enlève rien à la gravité du fait), nient le processus d’élaboration, manifestation toujours singulière du mouvement originaire et, potentielle, mais exclusive, source de Vie et de Sens[note].

C’est également une telle perspective qui permettra un rapport plus harmonieux entre l’homme et la machine, entre le faire et la technique, car du singe ou du silex[note], c’est bien dans le bon usage de l’un et de l’autre, dans le sens d’une praxis[note] et donc d’une éthique, qu’une visée d’émancipation peut se jouer.

C’est ce qu’exprime également Corine Pelluchon quand elle affirme qu’un autre modèle de développement est possible : « Il exige un remaniement complet de nos représentations, de la manière dont nous pensons la place de l’humain dans la nature et dont nous interagissons avec les autres, y compris les animaux. » [note] 

Le paradoxe de Nietzsche

« Et quand ton regard pénètre longtemps au fond d’un abîme, l’abîme, lui aussi, pénètre en toi. »[note]

Ce corps, cette matérialité du monde qui est la nôtre, ou du moins dont on a une part de responsabilité dans ce qu’il advient (et fait advenir par là-même), nécessite pour le comprendre dans toutes ses dimensions, une capacité à la pensée complexe[note]. Celle-ci inclut l’aptitude à « problématiser » dans le sens développé par Michel Fabre[note]. Cependant, là est justement ce que l’on pourrait nommer le « paradoxe de Nietzsche ». C’est-à-dire la propension à ce que notre propre pensée, par l’élaboration de cadres étriqués et réducteurs (ceux qui permettent le jugement déterminant, et d’autant plus que celui-ci se limite à la science positiviste et non à une science plurielle[note]), enferme notre corps, cloitre son esprit, méprise ses émotions…et charge le chameau[note] d’un poids toujours plus lourd, éloignant proportionnellement, telle une marche funèbre vers le mirage de l’horizon, sa perspective d’émancipation. Tel est l’homme moderne.

Ainsi, et toujours en harmonie avec notre définition de la santé et sa perspective de globalité, il ne s’agit pas tant de « guérir », que de « prévenir » et d’« accompagner ». Nous ne reviendrons pas ici sur les manquements à cet accompagnement et la solitude des mourants abordée dans notre carte blanche sur les émotions.

Les fractures épistémologiques profondes et nombreuses, endogènes et propres au monde médical et scientifique se répercutent, en miroir, sur la société qui, a fortiori aujourd’hui avec l’agrandissement des connaissances en provenance, paradoxalement, des neurosciences, est en quête de plus de plénitude de son être-au-monde.

Karl Popper, pourtant représentant historique du positivisme a, dans un « plaidoyer pour l’indéterminisme »[note], conclu « que cet « indéterminisme lui-même n’est pas suffisant » et précise, comme le reprend Le Moigne dans un commentaire, « qu’il faut postuler une « ouverture causale » du « monde 1 » de la physique sur le « monde 2 » de la psychologie et sur le « monde 3 » de l’esprit humain et de ses productions (éthique, esthétique, société). Mondes 1, 2 et 3 dont il faut aussi, au préalable, postuler une réalité ontologique. »[note]

‘Ensauvageons-nous’, retrouvons l’animalité d’Aveyron, telle l’âme sensitive et végétative perdue tandis qu’Aristote n’avait jamais entrevu séparément celle-ci et celle-là, l’intelligible, certes propre de l’homme anticipant et planifiant.

De l’imaginaire de la certitude…

La tentative d’éloignement de l’incertitude, en tant que visée d’un monde médical devenant de plus en plus aseptisé ou protocolisé est contraire à l’état biologique de nos êtres que la crise de la Covid 19 est venue si brutalement nous rappeler.

« En dépit de prédictions enthousiastes selon lesquelles l’innovation technologique va ouvrir la voie à l’utérus artificiel et à la vie éternelle, il est encore vrai que tout être humain naît du corps de sa mère et que tout être humain meurt. »[note]

D’où ce paradoxe de plus en plus prégnant, révélé au grand jour avec la crise sanitaire de la Covid, d’un détournement préjudiciable de nos propres constructions mentales et théoriques nécessaires à la gestion de l’incertitude (médecine expérimentale, médecine factuelle ; tests de sensibilité, spécificité ; calculs de prévalence, d’incidence, de valeur prédictive, de probabilité ; théorème de Bayes ; « likelihood ratios » ; statistiques ; loi des grands nombres…) vers l’utopie d’une gestion par la certitude[note], que la peur de la Covid, médiatiquement amplifiée[note], voire instrumentalisée, est venue renforcer.

Ainsi, cette crise sanitaire n’est-elle pas tant révolutionnaire que « révélationnaire », selon la formule du philosophe Paul Virilio (1932-­2018).

Mais jusqu’à quel point sommes-nous, médecins et soignants, conscients de cette orientation ?

Cette réflexion de fond, à la fois épistémologique – pour ce qui concerne l’opposition entre scientistes et empiristes – et définitionnelle – quant à la notion de santé –, émerge avec la Covid en 2020 comme une problématique de santé publique, devenue collective[note], majeure, au fondement de conflits de valeurs qui se situent dans une « pensée du sous-sol », nous rappelant que « notre corps n’est pas autre chose qu’un édifice d’âmes multiples »[note].

En fait, une fois la confusion levée, il s’agit du débat qu’il ne faudrait pas manquer.

Celui-ci oppose aujourd’hui de manière exacerbée : le savoir à la pratique, l’intelligible au sensible, la culture à la nature, la technique à la clinique, l’universel au particulier (contexte), le général au singulier (Sujet), la stabilité à l’instabilité, l’ordre au désordre, le formel à l’informel, la sécurité au risque, l’hôpital (structure centrale) aux soins ambulatoires (structure périphérique), l’approche causale (explicative) de la maladie à l’approche globale (compréhensive) de la personne, une médecine mécaniciste à une médecine holistique…, et, in fine, l’imaginaire de la certitude à l’incertitude.

« Je ferai servir suivant mon pouvoir et mon discernement le régime diététique au soulagement des malades. »Hippocrate

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Dérive Sectaire

Un an de politique sanitaire anti-covid nous a‑t-il entraînés collectivement dans une dérive sectaire ?

Le tableau clinique global de notre situation de vie depuis un an n’est guère réjouissant : confinement sans fin, couvre-feu, arsenal de mesures liberticides et répressives, coma de l’État de droit, fermeture des frontières, bâillon sur la bouche, agonie de la liberté d’expression, censure, perte du lien social, avènement du tout-à-distance, mise à mort de la culture, pertes d’emplois, ruine matérielle et morale, mépris de la parole du citoyen, désinformation, propagande, etc. Ce tableau est celui d’une dérive qui va croissant. Mais de quelle nature est-elle ? Comment l’analyser ?

Plus qu’une dérive autoritaire ou totalitaire, il semble que notre situation ait toutes les caractéristiques d’une dérive sectaire. Une dérive sectaire dans laquelle nous nous serions, collectivement, laissé entraîner. Sa particularité ? En réalité, il n’y a pas de secte. C’est notre société tout entière qui s’intoxique, comme si elle était en passe de devenir une secte. [note]

Clivages et polarisation de l’opinion

Le propos n’est pas de dénoncer une quelconque intention délibérée de manipuler le monde qui aurait surgi à la faveur de la crise covid, ni une quelconque forme de préméditation, même si nous savons que des effets d’aubaine ont pu apparaître et qu’ils sont exploités. Inutile de soupçonner nos ministres et autres virologues d’appartenir à une mouvance douteuse, façon Moon ou Raël, qui nous voudrait du mal. Il n’y a pas de secte à proprement parler. [note] Mais il y a une dérive. Et au fil du temps, cette dérive présente de plus en plus les codes, les méthodes, les caractéristiques, d’un organisme sectaire. Dans cette spirale qui nous entraîne tous malgré nous, gouvernants et gouvernés, les rôles sont de plus en plus clivés : clivage structurel opposant dirigeants tout-puissants, autoritaires, dogmatiques [note] et citoyens impuissants réduits à une forme de servitude ; clivage moral également, entre « bons » citoyens adaptés, obéissants et soumis, d’un côté, et, de l’autre, « mauvais » citoyens exprimant des critiques, des attitudes ou des opinions divergentes, voire des protestations. Ces clivages, qui vont se renforçant, portent en eux bien des dangers : perte de diversité, polarisation de l’opinion, conformisme, repli identitaire, uniformité, pensée unique, incitation à la délation. Ils constituent l’un des symptômes d’un sectarisme en bonne voie d’installation.

Enfermement physique, psychique et social

Depuis un an, nous sommes enfermés. Enfermés dans un univers mental quasi entièrement focalisé sur le covid [note], confinés par épisodes, avec sorties contrôlées et restreintes, soumises à couvre-feu. Nous sommes enfermés dans des masques, qui nous privent d’une prise d’air correcte et pleine, de sourires, d’élans affectifs, de communication, d’information émotionnelle, d’empathie et d’une partie de notre champ visuel. Nous sommes enfermés dans des ‘bulles’ étanches, qui nous privent de nos amis, de nos parents, grands-parents, frères, sœurs, neveux, nièces et cousins, de nos collègues de travail et, bien entendu, de toute nouvelle rencontre. Nous sommes enfermés à l’intérieur des frontières de notre pays, sans pouvoir envisager le moindre voyage d’agrément. Nous sommes prisonniers. A tout cela, il faut bien le reconnaître, nous avons consenti : nous sommes entrés volontairement dans notre prison. Une situation qui renvoie à la définition même de la secte, dont la vocation, le but, le sens, est de se séparer, de vivre et faire vivre « à part », en proposant de « suivre ». Couper les liens existants, les références antérieures, rejeter le monde et en proposer un « meilleur ». Dans notre cas, haro sur le monde ancien, malpropre, déficitaire et indigent (en termes de sécurité sanitaire), place au nouveau, où nous allons « vaincre le virus ».

Pour « vaincre le virus », nous avons donc accepté de glisser progressivement dans un enfermement physique, psychique, affectif et social. Cet enfermement a généré un monde appauvri, ennuyeux, uniforme, prévisible. Nous voyons toujours les mêmes (rares) personnes. Nous sommes passés d’un univers ouvert, avec de multiples activités, une multitude de rencontres possibles, une multitude de projets possibles, à un univers verrouillé. La plupart des loisirs sont interdits, et même les simples réunions. Les gestes de chaleur humaine n’ont plus droit de cité. Une simple poignée de main est considérée comme dangereuse et passible d’amende. Ce sont les dirigeants qui disent qui vous pouvez fréquenter et à quel moment. Pour lutter contre un virus, nous avons accepté de stériliser nos vies et de les mettre sous tutelle.

« Nouvelle normalité »

Dans cet univers fragmenté, surveillé et contrôlé, règne la « nouvelle normalité ». Concept paradoxal (ce qui est « normal », donc usuel, installé, ne saurait être « nouveau »), jamais défini, jamais débattu, la « nouvelle normalité » est sortie du chapeau de quelques décideurs européens à l’été 2020 [note]. Récupéré immédiatement par nos ministres belges, le concept a atterri dans les « considérants » de l’Arrêté ministériel du 28 juillet 2020. Brandie au titre d’argument pour justifier la mise en place de nouvelles restrictions, la « nouvelle normalité » installe comme définitivement acquis les nouveaux codes, gestes-barrières, nouveau vocabulaire, nouveaux comportements et rituels covidiens. Elle nous est inculquée par la « nouvelle » rhétorique ertébéenne (dûment assortie du rituel incongru du port du masque en plateau) qui parle désormais du respect des « normes » sanitaires – c’est dire si la chose est bien intégrée. [note] « Nouvelle normalité » semble signifier que l’obligation de porter un masque est devenue « normale » (donc non discutable), que rester à 1m50 des personnes dans tout espace public est devenu « normal », que le télétravail est devenu « normal », que le couvre-feu est devenu « normal », et ainsi de suite. Ce concept sorti de nulle part, cet oxymore bizarre, dicte désormais l’organisation de nos vies et semble voué à les régenter durablement, sans que le moindre début de débat parlementaire n’ait été amorcé pour en définir la portée et l’adéquation.

Là aussi, nous sommes au cœur de la mécanique sectaire. Imposer une rupture avec tous les codes antérieurs, les habitudes, les comportements usuels, en instillant l’idée qu’ils sont désormais nocifs, mauvais, et contraindre chacun à en adopter de nouveaux pour les remplacer, c’est déstabiliser profondément les individus. C’est renverser le système de valeurs des personnes, les désorienter.

Cela permet de prendre le contrôle des consciences, de faire tomber les garde-fous émotionnels, de rendre les gens malléables. Quand on subit cette perte de repères, il est très difficile de conserver son libre-arbitre. Et on se trouve alors en situation d’emprise. Une personne qui se sent fragilisée, perdue, est prête à s’accrocher au premier repère venu pour se réorienter. Il est alors facile aux dirigeants de proposer des « solutions » qui seront perçues comme des rations de survie.[note]

Dans la secte covid, où un bisou n’est plus un geste de tendresse mais une « mise en danger de la vie d’autrui » et où une poignée de main est vue comme un « vecteur de contamination », on injecte des mantras. « Dans le strict respect des règles sanitaires » vous parasite le cerveau plus efficacement qu’une propagande chinoise de base. « Stay safe ». « Prenons soin de nos proches en gardant nos distances ». « Quand on aime ses proches, on ne s’approche pas trop ». Merci de parler couramment la novlangue covid et de maîtriser cas-contact, quarantaine-qui‑n’est-pas-la-même-chose-que-isolement, cluster, présentiel-distanciel, hybridation, PCR, PLF, lockdown et autres vaccins à ARN ou recombinants. Oubliez tout ce qui a précédé. Bienvenue dans la vie-covid, une vie ultra-balisée, en coupe réglée, tracée, cernée, où les rituels du quotidien sentent le gel hydroalcoolique, où l’on écrit « je t’embrasse » à toutes ses amies en bas de ses mails sans jamais plus pouvoir les embrasser, où les règles changent tout le temps, quand elles ne sont pas incohérentes ou absurdes, où la peur de la contamination est sans cesse entretenue et relancée, où la culpabilité dévore.

Contrôle et auto-contrôle

Le lavage de cerveau fonctionne tellement bien que le contrôle s’est mué en auto-contrôle. Nous avons intégré les codes, les gestes-barrières, que nous nous infligeons maintenant docilement à nous-mêmes. Nous réprimons tous nos élans. Nous vérifions cent fois que le masque est bien placé sur notre visage. Nous veillons à nous tenir à bonne distance des gens, à ne surtout pas les toucher. Nous nous lavons les mains jusqu’au coude à la moindre occasion. Et cette auto-censure dévore, à chaque minute de notre journée, énergie, confiance en soi, confiance en autrui, confiance en la vie, joie de vivre. C’est cela, la véritable sujétion. Quand le discours dominant est intégré à l’intérieur du dominé. Quand on devient soi-même son propre surveillant, son propre oppresseur, son propre « Big Brother ». Quand l’individualité est terrassée, quand le sens critique est étouffé, quand le cœur et la pensée sont envahis, phagocytés, par des injonctions. Il y a alors risque d’altération de la personnalité, risque de perte de contact avec la réalité du monde, parce que c’est l’idéologie sectaire qui la remplace. [note] Le contexte covid nous tient actuellement lieu de « monde ». Nous mangeons covid, nous respirons covid, nous travaillons covid, nous dormons covid. La coupure avec la famille, les amis, rend plus vulnérable, l’isolement renforce les angoisses : nous sommes comme immergés.

Dynamique sacrificielle

Caractéristique également du fonctionnement sectaire, une dynamique sacrificielle se met en place. [note] Au début, ce sont de petits sacrifices, qui peuvent paraître anodins. Ne plus se serrer la main : soit… Ensuite viennent des sacrifices un peu plus importants. Porter un masque, ne plus sortir le soir, ne plus faire de sport, ne plus organiser de dîners entre amis, etc. Les sacrifices s’additionnant

aux sacrifices, de nouvelles mesures venant régulièrement en exiger de nouveaux, c’est finalement toute notre vie qui se trouve sacrifiée. Au nom de la lutte biologique contre le virus – la seule qui semble désormais prévaloir –, l’essentiel de ce à quoi nous tenons a été sacrifié sur l’autel covid. Et nous persistons à croire que nous sommes sur la bonne voie, et que tout va finir par s’arranger, parce que nous croyons « agir pour la bonne cause » — un levier puissant utilisé dans les sectes pour neutraliser les doutes des adeptes et obtenir une transformation psychique durable. [note] Nous sentons bien, pourtant, que « quelque chose ne va pas ». Mais nous repoussons toujours le moment de dire non. Nous voulons « tenir encore », « essayer encore ». On nous a prédit une telle apocalypse virale en cas de « relâchement » que nous sommes prêts à tout pour l’éviter. Une telle cause, pensons-nous, vaut bien des sacrifices et un effort de « civisme ». Nous voulons garder notre loyauté au groupe et aux dirigeants, soutenir les autres à toute force, les protéger ; surtout pas les trahir, surtout pas les mettre en danger. Nous voulons « prendre soin de nos proches ». Nous voulons être généreux et solidaires.

A cet égard, le slogan « une équipe de 11 millions » inventé par le gouvernement, est particulièrement retors. Pervers même. Un concentré de codes sectaires.

Comment dire qu’on ne veut pas « être dans l’équipe » ? Tout le monde veut être dans l’équipe. Tout le monde veut se rendre utile, participer, être reconnu, avoir une place dans le groupe. Qui aurait envie d’être le paria, le marginal, l’incivique ? Mais comment se sentir en adhésion avec une « équipe » si on ne peut pas la choisir ? Comment se sentir intégré si toutes les conditions d’adhésion sont imposées, forcées, sans que nous ayons voix au chapitre ? Une adhésion qui repose sur la peur et la contrainte ne peut être une réelle adhésion, pleine et constructive. Ce slogan est aussi une manière de suggérer sournoisement que nous n’en faisons pas assez. Jamais assez. Nous ne la jouons pas assez collectif. Nous devrions faire des efforts en ce sens. Toujours plus d’efforts. Et si ça ne marche pas, s’il y a un regain de l’épidémie, c’est que nos efforts n’auront pas été suffisants, évidemment. Que « l’équipe » aura manqué d’implication. Mais comment nos ministres osent-ils en appeler à notre « esprit d’équipe » alors que dans le même temps ils nous empêchent radicalement de faire équipe les uns avec les autres ? S’ils nous forcent à nous isoler dans des « bulles de un », en nous coupant de nos familles, de nos amis, de nos liens professionnels ? S’ils nous imposent un « tout sans-contact » qui représente un démaillage complet de notre vie sociale ? Comment cela serait-il possible ? Nous nous trouvons là dans une situation d’injonction paradoxale (soyez solidaires en vous écartant les uns des autres), une situation de « double lien » qui réduit chacun de nous à l’impuissance et dont le potentiel destructeur est bien documenté par les professionnels de la santé mentale. [note]

Logique d’asservissement et de dépendance

Par ailleurs, faut-il rappeler encore que « vaincre le virus » ne saurait être un objectif atteignable ? C’est un leurre. Un mirage qu’on ne cesse d’agiter devant nos yeux affamés. Il ne faut pas être un grand scientifique pour se rendre compte qu’il est irréaliste de chercher à se rendre maître d’un virus qui n’en finit pas de muter. Et en imaginant même que le Sars-Cov2 et ses nombreux variants se fatiguent et se rendorment, on sait bien que d’autres virus surgiront, comme c’est le cas chaque année, depuis des lustres. Dès lors, annoncer comme objectif de « vaincre », c’est nous entraîner, selon les mots de François Gémenne et Olivier Servais, dans la « chimère destructrice » que représente « la tyrannie du risque zéro ». [note] Persister dans cette voie, en continuant à affirmer que le vaccin « est la seule solution » et que ce vaccin nous permettra de « vaincre le virus », comme le répètent à l’envi nos ministres, c’est persister dans un mensonge qui nous garde prisonniers d’une logique d’asservissement et de dépendance.

Embrigadés dans la secte covid, nous avons tendance à nous résigner. Nous subissons une telle érosion de nos libertés que nous ne nous autorisons même plus à penser à ce qui est « essentiel » ou « non essentiel » pour nous et à le dire. Las, déprimés, dépassés, nous finissons par accepter qu’un autre le pense et le dise à notre place. Nous acceptons des dogmes, comme celui de la stratégie vaccinale « seule issue possible » [note]. Et nous perdons notre liberté de pensée. Les médecins eux-mêmes reçoivent des consignes du Conseil de l’Ordre et sont menacés de sanctions s’ils expriment des doutes. [note] Comme si leur liberté de conscience n’existait plus. Comme si leur art ne devait plus se nourrir de conscience mais de règlements. Hippocrate aurait à coup sûr des choses à en dire. Certains ont déjà été sanctionnés pour s’être exprimés de façon divergente. [note] Alors que la gestion de l’épidémie pourrait faire l’objet de plusieurs autres pistes sérieuses, celles-ci sont retoquées a priori. Aucune autre option n’est plus audible, visible, questionnable – ni même pensable. Pour les dirigeants-gourous, il est facile, quand on a mis toute une population aux abois, de se présenter comme le « grand-vaccinateur-sauveur ». Facile d’éteindre d’un coup de manche culpabilisateur les braises d’esprit critique qui survivaient vaille que vaille. Avec quelles conséquences ? Dans ce monde devenu sectaire, nous ne pouvons plus donner au vaccin notre choix, sous la forme d’un consentement libre et éclairé. Le nom donné par le gouvernement au site « d’information » sur les vaccins parle de lui-même : « jemevaccine.be » ! Si « l’information » n’a plus rien d’objectif, si elle se mue en une « sensibilisation orientée », elle devient désinformation et endoctrinement.

Quant à l’éventualité de la mise en application d’un passeport vaccinal qui nous ouvrirait les portes des salles de spectacles et des restaurants, elle signifie non seulement la ruine de la liberté vaccinale mais aussi, pour nous et pour toutes les générations à venir, une liberté conditionnelle permanente. Voir notre vie sociale conditionnée à un QR code, comme en Chine, où « vacciné » (code vert) signifie « bon citoyen », avec vie sociale illimitée et accès autorisés et où « non vacciné » (code rouge) signifie « mauvais citoyen », avec vie sociale limitée et accès refusés, revient à faire vivre tout le monde (« bons » et « mauvais ») sous bracelet électronique. Sans liberté vaccinale réelle, sans ouverture à d’autres pistes de gestion de l’épidémie, sans débat citoyen, nous ne sortirons pas de la dépendance sectaire où la politique sanitaire anti-covid nous a maintenant installés.

« Manger avec ses collègues est dangereux »

Dans l’intégrisme covidien sans nuances, qui progresse, les messages se font de jour en jour plus radicaux. Toute vie culturelle est abolie. A Bruxelles, il est interdit de se promener seul dans une rue, même déserte, à visage découvert. « Manger avec ses collègues est dangereux » annoncent en grandes lettres les écrans informatifs d’un hôpital bruxellois. Faut-il y lire la condamnation péremptoire et définitive de toute vie sociale ? Certes, casser la croûte avec ses collègues sur le temps de midi peut, éventuellement, être source de contaminations diverses. Cela a toujours été le cas. Il n’y a là rien de nouveau. Et la vigilance et la prudence sont des vertus que personne ne songera à récuser. Mais manger avec ses collègues, n’est-ce pas d’abord et avant tout, du partage, de la détente, de la proximité, de l’échange, de la découverte de l’autre, du plaisir, de la convivialité, de l’enrichissement ? N’est-ce pas nécessaire et essentiel pour développer des relations professionnelles humaines, empathiques, agréables et gratifiantes ? N’est-ce pas une façon, justement, d’être civique et solidaire ? Hélas, force est de constater que dans l’idéologie covid, tout cela est simplement renversé et nié.

Reprendre la main

Signe inquiétant, comme le héros Winston de « 1984 », certains de nos concitoyens commencent à pratiquer la double-pensée. Extérieurement, ils paraissent lisses et adoptent le comportement du parfait citoyen covidien « dans le strict respect des règles sanitaires ». Intérieurement, c’est tout autre chose. Peut-être, comme Winston qui griffonne des « à bas Big Brother » rageurs dans son journal intime en se cachant des télécrans, peut-être éprouvent-ils le besoin, eux aussi, de dire ou d’écrire, dans le secret, tout le mal qu’ils pensent de cette politique sanitaire. Allons-nous continuer comme cela, jusqu’à nous exposer plus tard, comme Winston, à la répression menée par la Police de la Pensée ? Si nous voulons sortir de la mécanique sectaire, il est nécessaire que toutes nos réflexions sur ces questions, toutes nos critiques, soient exprimées à haute et claire voix. Il est nécessaire que tout doute soit pris en compte, manifesté et reconnu. Il est nécessaire que tout débat puisse avoir lieu au grand jour. Et que chacun puisse dire, sans peur, ce qu’il a à dire. Nous pouvons revendiquer cela, légitimement. Nous pouvons reprendre la main. Nous pouvons exiger d’être rétablis dans nos droits fondamentaux, dans notre dignité, dans notre puissance de citoyens libres et agissants, dans un pays libre.

Ne laissons pas notre démocratie chanceler davantage. Soutenons-la. Restaurons-la.

Sortons de la secte.[note]

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La « Zad » de Notre-Dame-des-Landes

Voici la description provisoire d’un lieu social qui tente de sortir des impasses du capitalisme industriel et d’échapper à ses effondrements. Ce lieu est la « zad » située dans le bocage de Notre-Dame-des-Landes, à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de Nantes. C’est dans ce bocage que, depuis une quarantaine d’années, les divers gouvernements français ont tenté d’imposer un aéroport plus grand que le premier (« Nantes-Atlantique »). Mais « échapper à l’effondrement » est un peu abstrait. C’est pourquoi un habitant du bocage précise qu’au-delà de cet aspect, il y a des désirs concrets et sensibles : « C’est aussi, dit-il, l’envie de sortir d’une vie trop étriquée pour être exaltante, de rompre avec un chemin de vie trop individuel et solitaire pour n’être pas pathologique, d’échapper au travail en entreprise dans les valeurs duquel et de laquelle on ne se reconnaît pas. C’est enfin l’envie que naisse quelque chose de nouveau, porté par une force populaire bien plus large et bien plus forte que nous ». Le bocage « nantais » ou « libertaire » (je le nommerai ainsi désormais) est-il une société autre ? Une société d’après ? Pour une caractérisation rapide, je dirai qu’on est dans un lieu en véritable transition : on vit autrement que dans nos villes et que dans nos campagnes. La différence y est très sensible, bien qu’on y observe d’inévitables « reliquats » de capitalisme industriel (le bocage libertaire n’est ni hors-sol ni hors-temps). Le présent récit est surtout une description ethnographique provisoire, à laquelle s’ajoutent ici et là des éléments minimaux d’analyse anthropologique.

QUELQUES PRÉCAUTIONS PRÉALABLES

À toutes fins utiles, je rappelle et j’insiste : il existe déjà un aéroport « historique » au sud de Nantes (« Nantes-Atlantique »), et pour les gouvernements successifs il s’agissait de construire, dans le bocage, un aéroport plus grand.

En général les mots qu’on utilise aujourd’hui sont importants parce qu’ils essaient soit d’exprimer une vérité-réalité (et alors ils composent une langue), soit de la masquer (et alors ils composent une novlangue). La question se pose d’emblée pour la « zad ». À partir de maintenant, je ne dirai plus « zad » (« Zone d’Aménagement Différé », sigle-novlangue de la technocratie étatique et entrepreneuriale, sigle que les résistants ont inversé en « Zone À Défendre » au cours du combat contre l’aéroport). Je ne dirai plus « zad » car une partie des bocagers, je crois, souhaite abandonner le mot. Il faut dire que désormais la zone est non plus à défendre, mais à habiter. (Tout cela ne veut pas dire que les résistants nantais n’aient pas aimé le mot de « Zone À Défendre » et la chose qu’il désignait). À la place de « zad », je dirai « bocage » ou j’userai de tout autre mot non technocratique. De même, je ne parlerai plus des « zadistes », mais des « résistants » ou des « habitants », des « libertaires », des « écolo-libertaires », ou j’utiliserai toute autre appellation adéquate. Il importe ici de ne pas présupposer que les résistants forment un groupe homogène, uniformément écologiste. Que d’aucuns aient cette sensibilité au départ est certain. Mais beaucoup d’autres viennent d’horizons différents : lutte prolétarienne, combat pour les libertés et les services publics, solidarité avec les  migrants,  anti-autoritarisme  et  autogestion, mouvement squat, etc. Puis, à la faveur du combat contre l’aéroport, combat aux résonances évidemment écologistes, des influences réciproques se sont exercées, et des convergences ont eu lieu qui ont incité à la prise en compte de ces enjeux.

Les gens du bocage sont souvent qualifiés d’anarchistes et parfois ils se disent tels (dans certaines de leurs toilettes sèches, on lit l’inscription humoristique : « l’anarchie dans la sciure »). Pour ma part, je ne reprendrai pas le mot d’anarchie car il a tant de significations et recouvre tant de tendances politiques différentes qu’il est difficile de s’y retrouver (quand le mot ne veut pas dire simplement : chaos, bazar, anomie…). Je dirai plutôt libertaire, car les gens du bocage pratiquent des valeurs de liberté commune, active et concrète : liberté d’agir en commun, solidarité, entraide et co-activité quotidiennes, non-centralité de la propriété et de l’argent, priorité de l’usage sur la propriété, autonomie active (indépendance à l’égard de l’État souverain et de l’Entreprise), activité autonome réelle (et non pas cette passivité déguisée en activité qui caractérise le salariat et dans laquelle le salarié, soumis à un manager-président, étatique ou privé, est plus passif qu’actif car une bonne partie de son « activité » obéit aux objectifs de la technostructure managériale de l’État absolu et de l’Entreprise). À tout cela on ajoutera : absence de hiérarchie personnelle, donc égalité pratique et concrète, refus d’une autorité verticale instituée en système, acceptation, semble-t-il, d’une verticalité de « la signification imaginaire sociale » (Castoriadis), ce qui veut dire : chacun obéit à la Loi symbolique (ou « signification imaginaire ») que les membres de la communauté politique ont placée au-dessus de leur tête, signification imaginaire qui tient en quelques mots : « liberté active, fraternité pratique, autonomie concrète de la communauté et des individus ».

Faute de place, je n’insisterai pas longuement sur un aspect anthropologique important : la sacralité politique. Mais l’importance de ce point exige que, même dans l’espace étroit de cette description, on en dise quelques mots – à commencer par ceci : le sacré n’est pas le religieux ou le divin. Le bocage nantais est une région de sacralité politique, au sens où le sacré qui caractérise la plupart des sociétés humaines avant la révolution capitaliste-industrielle du XVIIIe siècle est précisément détruit par ladite révolution industrielle. Raison pour laquelle Marx, dans Le Manifeste, parle justement de la bourgeoisie comme d’une force de désacralisation. Définition : le sacré (en grec : hieros = sacré et fort, robuste, vigoureux) c’est la puissance commune qui monte d’en bas, du peuple, et qui place au-dessus des individus des significations imaginaires sociales, en l’occurrence des valeurs d’autonomie commune qui viennent de leurs interrelations (selon un processus qui n’est donc ni une intériorité individuelle plate, ni une extériorité tombant du ciel, mais une intériorité relationnelle qui monte en supériorité). Le sacré va de pair avec ce que, dans son petit livre sur Le sacré et la personne, Simone Weil appelle le « commun » ou l’« impersonnel ». Les valeurs concrètes de la communauté impersonnelle (liberté commune de débattre et décider, égalité, autonomie, entraide) sont sacrées au sens anthropologique du mot, c’est-à-dire inconditionnelles, supérieures aux individus qu’elles constituent pourtant de l’intérieur. C’est parce qu’il y a dans le bocage une hiérarchie impersonnelle (la Valeur impersonnelle « Égalité-Liberté active » domine la communauté des personnes) qu’il n’y a pas de hiérarchie des personnes (inégalité) et qu’il n’y a pas de contradiction fondamentale entre les valeurs communes et les individus qui les pratiquent.

En cela, le sacré s’oppose au divin (ou au religieux) qui naît avec les trois monothéismes, et surtout avec le christianisme pontifical au XIe siècle : le divin, y compris sous sa forme sécularisée qu’est le capitalisme, est une puissance qui descend d’en haut sur le peuple (puissance multiple : Dieu, l’État, le Capital, la Technoscience). Le PDG de la banque Goldmann Sachs disait récemment à un journaliste : « Je suis un banquier qui fait le travail de Dieu » (« doing God’s work »). On comprend mieux ici en quoi c’est le Dieu capitaliste ou industriel qui désacralise les hommes et la société. À l’inverse, il semble que le mouvement initié par les bocagers tende à re-sacraliser la société et les hommes. Sacralité bien sûr non pas religieuse, mais politique, puisque les pratiques communes ne sont pas gravées dans le marbre une fois pour toutes, mais toujours offertes au débat et à la discussion. Durkheim écrit dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse : « Il y a, tout au moins, un principe que les peuples les plus épris de libre examen tendent à mettre au-dessus de la discussion et à regarder comme intangible, c’est-à-dire comme sacré : c’est le principe même du libre examen. ».

De façon générale, par la suite, j’utiliserai le mot État dans un sens apparenté au premier sens que lui donne le philosophe italien Gramsci. Ce premier sens (selon une vision gramscienne un peu réorientée ici) c’est l’État comme gouvernement, comme Souverain absolu, donc réellement ou potentiellement autoritaire ou totalitaire. (Il y a un second sens, c’est l’État comme instrument de coordination administrative et sociale, mais ce n’est pas de cet État-là dont il est question par la suite. Il sera seulement question du Souverain absolu, historiquement hérité de la réforme grégorienne de l’Église au XIe siècle, et de la monarchie absolue de l’âge classique. Quand l’État est souverain, c’est que le peuple ne l’est pas. C’est par exemple le Souverain absolu qui décrète l’état d’urgence, sanitaire, policier ou militaire.)

Je ne peux pas relater ici l’ensemble de ce que j’ai observé au cours de mon séjour, car j’ai vu parfois des choses (pas graves à vrai dire, mais) qui sont aux confins de la légalité injuste de la société industrielle ; les raconter serait donc exposer les libertaires du bocage au risque de rétorsions judiciaires et/ou policières. Or l’ethnographie, même en cette version minimale pratiquée ici, n’est pas une activité de mouchardage. N’oublions pas qu’en société industrielle, le Droit est d’abord le bras armé de l’Économie (de l’Industrie, du Capital ou de l’Entreprise) au service de laquelle travaille l’État souverain. En l’occurrence l’État souverain avait prévu de confier la construction, l’exploitation et les bénéfices du nouvel aéroport à l’entreprise de BTP Vinci.Pour bien faire, et pour bien comprendre la période présente, il faudrait relater le passé récent du bocage, qui est une histoire de résistance à la volonté d’hégémonie de l’industrie bétonneuse sur les hommes et sur les terres paysannes. Il serait trop long de raconter ce passé. Mais il faut savoir que les occupants locaux ont vécu la guerre. Guerre menée par l’État souverain dans le but non pas certes de tuer, mais quand même d’évincer et de blesser les gens. Les photos de blindés lance-grenades dans le bocage sont impressionnantes. On se rappellera aussi que, pendant le combat contre l’aéroport, le collectif des résistants avait sa propre ambulance, car il n’était pas rare qu’en cas de blessure des manifestants, les « forces de l’ordre » retardent l’arrivée des secours afin de désespérer physiquement et moralement le mouvement de résistance.

PRÉSENTATION MINIMALE DU BOCAGE

Géographie physique : le bocage libertaire est une toute petite région située à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de Nantes. Cette région a la forme allongée d’une amande. L’amande bocagère fait environ 8 kilomètres de long (d’est en ouest) et environ 2 kilomètres dans sa plus grande largeur (du nord au sud). Au nord on trouve le bourg lui-même de Notre-Dame-desLandes (là-bas on ne dit pas « village », mais « bourg »). Au sud se trouvent trois autres bourgs : Temple-de-Bretagne, Vigneux-deBretagne et La Paquelais. Le bocage est un bel ensemble de prés, de bois, de chemins et sentiers, de mares, de haies, de champs où l’on aperçoit beaucoup d’oiseaux divers, des chevreuils, des grenouilles, etc. Mais attention aux illusions : cette nature est loin d’être sauvage, elle est fortement anthropisée : elle est une culture. Ce qui ne l’empêche pas d’être belle. Au demeurant, les libertaires ne se bercent pas de l’illusion sauvage qui voudrait que la nature doive être un sanctuaire auquel on ne touche pas. Et surtout : ils s’opposent aux fantasmes de « solutions » écologiques qui ne remettraient pas en cause le capitalisme, l’industrialisation et le « développement » — lesdites « solutions » nourrissant l’idée que la sanctuarisation des 1.600 hectares du bocage permettrait d’accepter qu’en dehors du bocage, les gens continuent à se rendre dépendants de la sphère marchande et industrielle. Les bocagers, eux, estiment se situer entre la sanctuarisation et l’industrialisation. Ils semblent par exemple se réclamer d’une sylviculture paysanne et non industrielle. L’avenir de la forêt locale dira peut-être si leur sentiment correspond à la réalité.

Géographie politique : Physiquement toute petite, cette région est symboliquement (politiquement) d’une importance immense. Sauf erreur de ma part, on peut estimer le nombre des habitants écolo-libertaires à 150–200 environ. Ce qui est peu. Mais rappelons qu’aux temps forts de la lutte contre l’aéroport de l’État-Vinci les manifestations nantaises et bretonnes ont pu regrouper 50.000 personnes ! Personnes venues parfois de toute la France et parfois de plusieurs pays étrangers. D’ailleurs, les libertaires bocagers sont en relation internationale suivie avec d’autres régions du monde : Italiens du Val de Susa, habitants du Chiapas mexicain, Rojava kurde… et aussi avec un collectif écologiste anglais qui combat la création d’une troisième piste d’aéroport à Londres, etc. Donc pas de repli localiste ou nationaliste chez les bocagers. D’une façon générale, on peut considérer que ces 150–200 écolo-libertaires sont les « enfants » des dizaines de milliers de personnes qui ont manifesté plus ou moins régulièrement pendant des années contre le projet d’aéroport. Autrement dit, les 150–200 condensent en eux-mêmes les forces sociales du peuple actif qui, en s’opposant au projet d’aéroport, a conduit en janvier 2018 à la défaite de l’État-Vinci et à la victoire des libertaires sur lui… Victoire qu’il faut ajouter à la celle du Larzac en 1981, à celle qui fut remportée, la même année, contre le projet de centrale nucléaire de Plogoff (Finistère), puis à celle qui signa, en 1997, l’abandon d’une autre usine nucléaire au Carnet (Loire-Atlantique). Dans le sillage de la victoire de Notre-Dame-des-Landes il y a aussi des victoires plus discrètes mais non moins significatives : celle des habitants de Roybon en Isère contre le projet de Center Parcs de l’Entreprise touristico-industrielle Pierre et Vacances, et encore la victoire du quartier maraîcher des Lentillères de Dijon, contre un projet immobilier d’éco-quartier élaboré par la mairie.

Marc Weinstein,à suivre sur notre site…

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De la démocratie en Numérique

Ces dernières années, la critique du numérique a émergé comme grand sujet de préoccupation populaire. La domination planétaire des GAFAM, les délires transhumanistes toujours plus inquiétants, l’apparition de figures aussi clivantes qu’un Elon Musk et le sentiment largement partagé des ravages de l’addiction aux écrans, participent de cette prise de conscience. Mais face à ce constat accablant, les réponses sont souvent désordonnées, sectorielles, partielles. Les enseignants luttent contre l’école numérique, les paysans contre l’agriculture connectée, les employés du secteur logistique contre les systèmes à commande vocale et les alternuméristes contre l’hégémonie des géants de la Silicon Valley.

Pourtant, au même titre que la temporalité de la « fabrique des lois » ne permet même pas une régulation par le Droit des pires dérives du numérique, l’indignation a aussi un temps de retard sur l’ampleur du sinistre. Qu’il s’agisse de temps d’écran choisi (usages de loisirs) ou de temps d’écran contraint (au travail ou dans les relations avec les administrations), l’ampleur des dégâts est toujours sous-estimée. Les usages nouveaux apparaissent à un rythme démentiel, et bien qu’étant en quelque sorte « spécialisé » sur ce sujet et côtoyant quotidiennement de jeunes étudiants rivalisant en intensité d’aliénation, je me sens souvent largué. C’est tout simplement ingérable, les assauts du numérique sont trop nombreux et tous azimuts, ses promoteurs infiniment plus riches et plus puissants que nous. Il devient donc absolument nécessaire, vital, de s’en préserver, de protéger aussi les plus jeunes. Mais le déferlement est tel, que nos luttes en sont réduites à n’être que défensives, et que nous les perdons toutes.

Face à ça, la tentation est grande d’adopter la tactique du petit colibri. Se déconnecter soi-même, composer individuellement avec la technologie. Décider d’en adopter certaines, d’en refuser d’autres, puis faire la leçon autour de soi, je me passe de téléphone portable, c’est donc que tout un chacun peut faire de même… Ça a longtemps été mon cas, jusqu’à devoir chercher du travail. Refuser le GPS me place régulièrement dans la situation ridicule de demander mon chemin à un passant, qui immédiatement consulte son smartphone pour m’indiquer la direction. Refuser les messageries du type Whatsapp creuse le fossé avec nombre de mes amis. Chaque refus individuel nous place toujours un peu plus en marge de la société et la question devient rapidement « Quel degré de marginalité suis-je prêt à assumer ? » Or, je veux vivre dans la société, et suis donc condamné à adopter les technologies avec 10 ans de retard, mais à finir par les adopter quand même, une fois consacré leur statut de monopole radical.

L’autre option serait de militer pour des alternatives libres. Remplacer Windows par Linux, Whatsapp par Signal, Twitter par Mastodon, utiliser un smartphone équitable avec une coque en bambou issue d’une forêt durablement gérée… Mais fondamentalement, cela changerait-il quelque chose ? Remplacer Google Maps ou Waze comme service de GPS, par une alternative libre, basée sur les cartes collaboratives OpenStreetMap, cela limiterait-il l’aliénation de mon sens de l’orientation à la machine ? Cela m’émanciperait-il du réseau de satellites et de l’industrie spatiale, indispensables pour me localiser ? Utiliser un logiciel libre comme Moodle pour les cours en ligne, encore mieux fichu que ses concurrents payants, développer moi-même les modules manquants et les proposer à « la communauté », cela ne reviendrait-il pas à encourager le déploiement du « distanciel » ? Et cela changerait-il quoi que ce soit pour mes élèves décrocheurs, dépressifs, usés et désocialisés par le chacun chez soi ? Non, l’alternative à Zoom n’est pas son clone sous licence libre, c’est une salle de classe ! L’alternative aux soirées Youtube, ce n’est pas les soirées Peertube, mais les soirées chez les potes !

Alors on conteste plus globalement. Chacun dans son secteur, on s’oppose, on freine, on sabote. A l’école, on tente de contrer les tentatives d’imposition des tablettes, des tableaux numériques, des cours sur ordinateur. On y fait face à un pouvoir dogmatique, persuadé du bien fondé d’outils répondant à des besoins qui ne s’étaient jamais exprimés. C’est grotesque, chaque grand plan d’informatisation de l’école se solde par un échec retentissant, et seul l’acharnement obsessionnel de ses promoteurs entretient le mythe que le prochain plan sera le bon. Mais ensuite que se passe-t-il au lycée, dans l’enseignement professionnel ou à l’université ? Quand les enseignants préparent à l’exercice d’un métier qui lui, aura obligatoirement une composante numérique ? Quand il s’agit de former des citoyens aptes au minimum d’interactions avec des administrations dont les guichets sont déjà dématérialisés ? L’enseignant pourrait-il, en conscience, condamner ses étudiants au chômage, à la marginalité ? L’école pourrait-elle rester une citadelle inexpugnable, protégée du numérique, au milieu d’un océan d’ordinateurs, de smartphones et de tablettes ?

Évidemment, mon propos n’est absolument pas d’appeler à l’arrêt des luttes contre l’imposition des technologies numériques à l’école, dans les loisirs, dans l’agriculture ou ailleurs. Bien au contraire ! Ces combats sectoriels, bien qu’insuffisants, sont absolument indispensables.

Alors, la convergence des luttes ? Une grande manifestation regroupant tous les opposants à la numérisation de leur secteur ? Ou alors, s’attaquer aux réseaux qui permettent techniquement à tous ces gadgets de fonctionner ?

Plutôt changer de perspective, cesser de se représenter l’évolution technologique comme une succession de ruptures, la replacer dans sa continuité, depuis la mécanisation, l’automatisation. Exposer ses grandes tendances : le remplacement de la main‑d’œuvre humaine, la compression des coûts, les logiques de contrôle, la normalisation, la quantification, la calculabilité… Identifier les verrous qui empêchent de s’en passer : la compétition économique généralisée qui condamne toute tentative de faire autrement, soit à l’échec, soit à la « réserve d’indiens ». Et dans le meilleur des cas, la contraint à grenouiller dans son marché de niche pour consomm’acteurs éco-responsables : d’éducation, d’alimentation ou de loisirs.

Replacer l’évolution technologique dans sa continuité, c’est voir que la numérisation du monde est à l’œuvre depuis plus de 50 ans. C’est tirer le constat que les dégâts sont déjà énormes, que si le temps passé devant les écrans a clairement augmenté, la situation avant l’arrivée d’internet était déjà désastreuse. Il faut nous rendre à l’évidence, le numérique est tellement enraciné, tellement omniprésent dans nos sociétés, que nous ne pouvons plus faire sans, dans le cadre actuel, avec ses « règles du jeu » et à moyens humains et financiers constants.

Pour inverser le déferlement des écrans, il nous faut oser penser une société en décroissance numérique. Il ne s’agit même pas d’imaginer la vie avant la révolution industrielle ou au temps des chasseurs-cueilleurs, mais déjà se demander « comment faisions-nous il y a 10 ans ? » et « comment en sommes-nous arrivés là ? ». Sortir avant tout des faux problèmes qui imposent l’ordinateur comme unique solution et laissent comme parodie de choix, d’être aliéné à un logiciel libre ou propriétaire; oser regarder l’organisation de la société, en amont des écrans. Comprendre que les bases de données ne sont que l’aboutissement de processus bureaucratiques où la masse d’informations est telle que seule une machine peut la digérer.

Ne pas se fier aux experts, aussi bien intentionnés, libres, éthiques et ouverts qu’ils soient. Remettre de l’humain, de la nuance, du sensible, partout où règnent les algorithmes. Réfléchir, discuter, débattre, délibérer. Inventer de nouvelles formes d’organisation où la machine n’aura pas sa place. Affronter la technocratie avec la seule arme qui fonctionne : plus de démocratie.

Nicolas Alep

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Les jeunes : les « gueules cassées » de la crise sanitaire

2019 : des milliers de jeunes battaient le pavé, réclamant des mesures robustes pour sortir de l’emballement climatique, qu’ils allaient subir de plein fouet. Des jeunes « plus chauds que le climat », la rage au ventre, protestant contre l’inertie étatique, organisant des grèves scolaires hebdomadaires pour qu’on les entende. Grâce à leur mobilisation, jamais la prise de conscience de l’urgence climatique n’a été aussi forte. Elle a infléchi le cours politique.Hier encore, les jeunes incarnaient cette génération pleine d’espoir. Aujourd’hui, assignés à résidence, ils sont la génération sacrifiée. Les « Greta Thunberg » et autres figures de proue estudiantines ont largement été réduits au silence. Un confinement qui s’éternise depuis des mois : c’est non seulement l’interdiction de se rassembler, de s’organiser. C’est l’éteignoir, le couvercle qui étouffe insidieusement leur rage de vivre, leur désir ardent de changement. Les jeunes sont devenus les sans-voix. Ils souffrent en silence.

De mois en mois, les tours de vis se succèdent : (re)confinement, port du masque généralisé en tout lieu, instauration d’un couvre-feu, bulle de 1 personne par foyer, renchérissement des sanctions administratives, et à présent, depuis l’annonce du comité de concertation de ce 22 janvier, interdiction de voyager… Pour les secteurs Horeca, culturel et de la jeunesse notamment, chaque réunion de concertation s’apparente au supplice du pal. Strictement aucun horizon ne leur est offert. Le discours politique se calque sur celui des virologues, dans un étrange mimétisme. Sans prendre la mesure de la violence psychologique qu’ils font subir à la population, aux « non-essentiels » qui plongent dans la pauvreté, la colère ou la déprime.

LES VIROLOGUES N’ONT PAS LE MONOPOLE DE LA SANTÉ

Que les virologues appréhendent la santé sous l’angle restrictif du virus n’a pas lieu de surprendre. C’est leur domaine d’expertise. Mais au motif qu’il faille gagner la guerre contre le Covid-19, ils en oublient que l’humain ne se réduit pas à être un « virus sur patte ». La santé est, par essence, multidimensionnelle. Une armada de professions médicales, dont les experts en santé mentale, y travaille. Toutefois, ils ne sont pas sous les feux de la rampe. Que disent-ils ? Ils tirent la sonnette d’alarme…

Dans une étude publiée le 30 novembre dernier, des professionnels en psychologie, psychanalyse, pédiatrie et pédopsychiatrie dressaient notamment un constat terrifiant des dégâts infligés par la politique sanitaire sur les enfants[note]. Un traumatisme qui provient d’une inversion des rôles : des adultes infantilisés par l’État et des enfants traités comme des adultes auxquels l’on supprime la joie de vivre, les loisirs, la socialisation, la tendresse. Repli sur soi, régression des apprentissages, un rapport terrorisé au corps et au vivant, de graves perturbations dans le vivre-ensemble et la socialisation. La communication, et ses subtilités non-verbales, sont mutilées par le masque, le réconfort, par le toucher, est réprimé, etc. Pour certains, l’école est désormais vécue sur un mode phobique. « Elle n’est plus le lieu de l’apprentissage de la socialisation, mais celui de l’apprentissage de la distanciation sociale. Elle n’est plus le lieu du vivre-ensemble, mais celui du marquage de la méfiance de tous contre tous »[note].

Pour nos ados également, on leur supprime la projection confiante dans la vie. La démotivation, la baisse d’énergie, le décrochage scolaire les rongent, notamment ceux qui doivent faire face à des difficultés financières. Les activités sportives, artistiques et culturelles, comme gage d’émancipation, ont cédé la place aux écrans, à l’isolement social. Cloîtrés, masqués, culpabilisés, leur chambre s’est insidieusement muée en univers carcéral, où s’invite la peur.

Dans cet état de fait, le gouvernement a une lourde responsabilité. De façon symptomatique, « dangereux » est le terme choisi par le Premier ministre Alexander De Croo, le 18 novembre dernier, pour justifier l’application de la règle « une personne par foyer » à Noël : « Nous serons encore dangereux les uns par rapport aux autres[note] ». Le choix des mots vaut son pesant d’or. « Dangereux » ou l’effet repoussoir. L’autre est un ennemi potentiel dont chacun doit se méfier. Il s’inscrit dans la logique « Nous sommes en guerre » du président Macron. Une rhétorique qui aura permis de ressusciter la pratique de la délation, un moyen commode pour prêter bénévolement main forte à la police dans l’application des mesures coercitives.

La question est : quel conditionnement de terreur et d’impuissance souhaite-t-on imprégner dans le psychisme des enfants, qui sont de véritables éponges de nos émotions, et des ados, chez qui l’« éco-anxiété » fait déjà des ravages et pour qui le besoin de fuir le cocon familial et de se frotter au monde extérieur est vital ?

À ce sujet, les experts affirment, dans un article paru dans The Lancet, « Child & Adolescent health », que les interactions sociales font partie des besoins de base des enfants et des adolescents, tout comme le besoin fondamental de manger ou dormir[note]. Autrement dit, « des besoins essentiels », dont la privation renouvelée oblige nos jeunes à vivre durablement en apnée…

Au nom d’une prudence extrême dans la gestion du virus, on est en train d’engendrer une génération de jeunes malades psychiquement. À ce jeu, l’autorité étatique prend le risque d’être de plus en plus vécue comme déshumanisée, robotisée, un agent de contrôle et de surveillance, suscitant une défiance croissante de l’opinion, singulièrement auprès des jeunes stigmatisés.

Les remèdes : un changement de cap radical des médias dominants et des politiques, qui nouent des liaisons dangereuses. Ce qui passe, entre autres, par un changement narratif, en retrouvant le sens profond de la solidarité, la compassion et la bienveillance ; des valeurs qui ne se décrètent pas à coup d’arrêté ministériel.

DÉSAMORCER LA BOMBE PSYCHIQUE

Depuis des mois, les médias officiels nous biberonnent à la peur de la mort. Ils nourrissent un discours binaire, de stigmatisation : les « complotistes », les « conspirationnistes », etc. Ils nous livrent également une pensée prédigérée. À leurs yeux, la seule clé de lecture de la réalité qui vaille est visiblement celle véhiculée, en priorité, par les experts virologues et épidémiologistes, pour qui le gouvernement n’en fait jamais assez. Leur appel semble unidirectionnel : plus d’interdiction, plus de contrôle coercitif, au motif qu’il faut enrayer la première vague, prévenir puis contenir la deuxième, et ensuite la troisième, encore plus dangereuse, avec ses nouveaux variants !

Inaptes à voir la crise en 3D, ils ont de facto fait basculer nos vies dans le mode « survie ». Or, force est de rappeler qu’à côté des victimes du Covid, il y a les autres pathologies, en ce incluse la santé mentale, et enfin, l’économie. In fine, en s’inscrivant durablement dans le sillon de l’approche sectorielle, et forcément limitative, des virologues, les autorités politiques prennent le chemin du joueur de flûte d’Hamelin : sauver des vies en les détruisant.

DES JEUNES STIGMATISÉS, MAIS QUI ENCAISSENT…

Ce matraquage médiatique a réussi, en un temps record, à faire basculer le concept de « liberté » dans le registre des mots « honteux », singulièrement pour les jeunes, qui en sont épris. À l’heure « covidienne », la liberté qu’ils réclament tend subitement à être associée à de l’égoïsme ou de l’individualisme forcené. Mais à qui la faute ? Le « chacun pour soi », n’est-ce pas la marque de fabrique du néolibéralisme économique qui régit notre société ? La liberté n’est-elle pas le socle du marché unique européen, qui repose sur la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux ? Un des mantras de l’UE n’est-il pas précisément l’accroissement de la compétitivité, au moyen de la mise en concurrence ? Le « darwinisme social » n’est-il pas l’enfant légitime de l’ultra-libéralisme ? Nos jeunes ne sont-ils pas baignés dans un système éducatif qui valorise entre autres le mérite individuel, la performance ?

Certes, le principe selon lequel « la liberté de chacun s’arrête là où celle des autres commence » est d’une actualité brûlante, à l’instar de l’indispensable solidarité. Dans cet esprit, les jeunes qui enfreignent les règles sont dans leur tort. Mais peut-on raisonnablement se limiter à un discours moralisateur, culpabilisateur, répressif et punitif à leur égard, compte tenu qu’ils sont porteurs des valeurs que nous leur avons inculquées ?

Plus fondamentalement, on s’étonne de la facilité à laquelle on a pu basculer, en quelques mois, d’une société occidentale d’« enfants-rois », éprise de la pédagogie « il est interdit d’interdire », soucieuse de prohiber toute violence éducative ordinaire, au moyen de l’adoption de loi « anti-fessée », à une société « covidienne », où la maltraitance psychologique se pratique à grande échelle, avec le consentement implicite de la majorité silencieuse.

C’est que la gestion de crise prend, en effet, de plus en plus les traits d’une « thérapie de choc » : instauration de la règle « une personne par foyer » qui divise les couples et les fratries; assimilation de l’enfant à un meurtrier s’il a embrassé spontanément ses grands-parents ; intransigeance scolaire face à l’inconfort du port du masque en continu pour la respiration ; interdiction du câlin ; interdiction de fêter la fin des examens entre amis, etc. D’une certaine façon, « s’aimer » est prohibé, hormis de façon virtuelle.… Telles sont les dérives d’un univers « hygiéniste », « aseptisé ».

La santé mentale est dans l’angle mort de la crise sanitaire. Le gouvernement est aveugle à la souffrance grandissante de la population, et singulièrement des jeunes. Or, elle est une bombe à retardement, d’autant plus que le covid-19 ne les terrasse pas seulement mentalement. Il les couvre de dettes. Pour amortir le choc de la pandémie, l’UE et ses États membres ont sorti l’artillerie lourde. Du jour au lendemain, on est passé de la rigueur budgétaire dogmatique à l’endettement public vertigineux. À charge des générations futures.

Autre épée de Damoclès. Le covid aura permis ce grand bond en avant dans l’ère numérique, dont l’impact sur l’environnement est colossal. Une dette écologique, qui s’échelonne de l’extraction des métaux rares à la gestion de millions de tonnes de déchets électriques et électroniques produites chaque année. Sans compter qu’une consommation effrénée, voire compulsive, de ses multiples applications encourage une gabegie électrique sans précédent. À ce stade, le numérique est responsable de 4% des émissions de gaz à effet de serre dans le monde, soit le double du transport aérien ; une empreinte carbone amenée à doubler d’ici 2025, et qui ne manquera pas d’alimenter l’«éco-anxiété » des jeunes.

La peur de la mort ne doit pas conduire à la mort de l’intelligence collective, du bon sens et de la bienveillance. Il est urgent de retrouver de l’humanité.

Inès Trépant, politologue et autrice d’essais sur la politique européenne.

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« Nous sommes dirigés par des pervers »

Dany-Robert Dufour, philosophe français, est l’auteur de nombreux ouvrages. Dans Baise ton prochain (Actes sud, 2019), il révèle une histoire souterraine du capitalisme, dont Bernard de Mandeville avait, il y a trois siècles déjà, défini les grandes lignes d’une organisation sociale dont on constate aujourd’hui la nocivité profonde. Ces enseignements sont indispensables pour nous aider à comprendre la société actuelle et la changer. L’interview a été réalisée avant la crise du Covid, crise qu’on peut lire également à la lumière des propos de Dany-Robert Dufour.

Kairos : Un peu à rebours de l’idée propagée actuellement comme quoi nous serions arrivés dans une société au faîte de la perfection, vous découvrez, en recherchant des textes de Mandeville, un écrit inédit qui est fondateur parce qu’il explique justement que le système est arrivé à la perfection dans sa perversité. Pouvez-vous nous expliquer en quoi ce texte est essentiel pour comprendre la société dans laquelle nous vivons ?

Dany-Robert Dufour : Ce texte a été écrit en 1714, à l’aube de la 1ère révolution industrielle anglaise, et c’est de là que sortira la société qu’on appellera ensuite, à partir du XIXe siècle, le capitalisme. Mandeville a été extrêmement lu à l’époque, avant qu’il ne soit mis sous le tapis, tout simplement parce qu’il disait les choses un peu trop crûment. Ce texte de Mandeville a été soigneusement refoulé, caché, dissimulé, jusqu’à ce qu’il soit récemment redécouvert, dans les circonstances suivantes. Il y a deux ans, un grand éditeur français a voulu rééditer directement en poche les écrits de Mandeville, et il m’a proposé ce travail d’édition et de présentation. Donc, après avoir relu tout Mandeville, j’ai choisi cinq textes : Introduction à la fable des abeilles, La fable des abeilles, Remarques sur la fable des abeilles, L’essai sur la charité et L’essai sur les maisons closes.

On peut rappeler ce qu’est « La fable des abeilles », un texte également important ?

Oui, un texte-clé. Mais quand j’ai relu tout Mandeville, je suis tombé sur cet autre texte qui avait complètement disparu. Véritablement, je suis, si je puis dire, tombé de mon fauteuil [rire] tellement il était puissant ! Il a été publié pour la première fois en 1714 avec La fable des abeilles et s’appelle Recherches sur les origines de la vertu morale. Alors, commençons par La fable des abeilles. Elle est écrite à la façon des fables de La Fontaine, ce qui n’est pas étonnant puisque Mandeville en avait été le traducteur, en Angleterre. Il a fait des études de philosophie et de médecine à Leyde, et il est parti outre-Manche vers 1695, pour s’établir comme spécialiste des « maladies de la tête ». Environ dix ans plus tard, il traduit à Londres trente fables de La Fontaine, et ce faisant apprend les techniques de versification et de scansion. C’est un suffisamment bon exercice pour qu’il se pose un jour la question : « Et moi, si j’écrivais une fable » ? Ainsi naît La Fable des abeilles, en deux parties. Dans la première partie, c’est une ruche, ce qui reprend le dispositif animalier de la fable. La ruche est riche parce que tous ses occupants sont un petit peu voleurs sur les bords. Ils escroquent partout dans tous les échanges, par exemple, les magistrats prélèvent quand ils jugent des affaires, une petite commission, et de commission en commission, ça s’accroît. Tout le monde est à peu près dans cette disposition, un peu larron, et cela se trouve d’ailleurs dans le titre de la fable, « les larrons devenus honnêtes ». Mais pourquoi ça fonctionne si bien ? Parce que cet argent qui s’accumule par des petits rapts, vols ici et là finissent par créer des poches d’argent qui se déversent ensuite dans la société et la fait fonctionner.

C’est la première fois qu’on évoque la théorie du ruissellement ?

Oui, et ça reste encore valable aujourd’hui. C’est pour ça que c’est un texte important, c’est à cette époque-là que cette théorie a été inventée.

Il y a 300 ans…

Oui. Donc, dans la première partie de la fable tous les vices y passent pour créer de la richesse, supposée ruisseler ensuite. Le problème c’est que les habitants de la ruche sont hantés par la culpabilité. Ils se voient eux-mêmes vicieux et se sentent coupables. Du jour au lendemain, ils décident subitement de devenir honnêtes. C’est la deuxième partie de la fable. À ce moment-là, la ruche, qui grossissait par toutes ces petites accumulations, commence à dépérir, jusqu’à la chute finale. Voilà donc la rançon de l’honnêteté ! Morale : les vices privés font la vertu publique, la richesse publique. Lors de la deuxième édition de la fable, c’est un scandale, on accuse Mandeville d’être un esprit satanique qui promeut le vice ; on transforme son nom, Mandeville en Man Devil, « l’homme du diable ».

Il dit ce qu’on ne veut pas entendre…

Oui ! Alors, Mandeville se pose, dans la première édition, la question « comment faire passer une idée aussi sulfureuse ? ». En inventant un art de gouverner, décrit dans ce livre Recherches sur les origines de la vertu morale. Cet art de gouverner est infiniment plus retors que celui de Machiavel, puisqu’il ne concerne pas uniquement le Prince mais l’ensemble des conduites sociales.

Les enseignements de cette fable ont été oubliés, et on a plutôt retenu la thèse de Max Weber qui, lui, voit dans les sociétés capitalistes l’empreinte du puritanisme…

Pour blanchir Mandeville à la génération suivante, il y a eu Adam Smith, puis au début du XXe siècle, Max Weber, pour le faire oublier. C’est là que Mandeville disparaît. Mais revenons à son art de gouverner. Nous sommes en 1714, après la révolution anglaise de 1689, qui avait posé les bases de la démocratie. La question que se pose Mandeville est centrale en économie politique : « Comment faire vivre les hommes ensemble, sachant qu’ils sont cupides, égoïstes, voire méchants dans la défense bec et ongles de leurs intérêts ? » Avant 1689, le joug retenait les hommes. Mais, avec l’avènement de la démocratie et l’allègement des contraintes sur les individus, ça ne marche plus. D’où la question : comment tenir désormais les hommes ? Par la ruse. Laquelle ? Réponse de Mandeville : « Pour qu’ils puissent vivre ensemble, il faudrait qu’ils modèrent leur appétence et, puisqu’ils sont cupides, il faudrait les payer ». Le problème, c’est qu’on n’a pas assez d’argent pour payer tout le monde. Il faut donc les payer avec une monnaie qui ne coûte rien, c’est-à-dire avec du vent, du bla-bla, du discours. En leur tenant un discours consistant à leur dire l’inverse de ce qu’ils sont. S’ils sont cupides, il faut leur dire : « Mon Dieu, vous êtes formidablement bien dévoués au bien public ! ». On leur sert en fait le fantasme de la vertu. Certains y croient et finissent par devenir vertueux ; ça crée une classe immense de gens qui sont tenus par leur paraître. Ils sont vicieux, égoïstes, mais ils veulent paraître vertueux et ils finissent par se tenir dans les marges de la vertu.

Cependant, il y a une petite classe avec laquelle ce stratagème ne fonctionne pas du tout, des irréductibles qui n’en font qu’à leur tête, au XVIIIe siècle, on les appelle les scélérats. Mais cette seconde classe de scélérats est fort utile car elle sert de repoussoir vis-à-vis des vertueux. C’est ici qu’intervient le génie de Mandeville qui indique que cette partition est faite au profit d’une troisième classe, une classe invisibilisée. Elle est composée des « worst of them », les pires d’entre les hommes, ceux qui jouent sur les deux tableaux, simulant la vertu et dissimulant leurs penchants avides. Les deux classes apparentes n’existent en somme que pour que la troisième classe dirige finalement les affaires politiques et économiques, en tenant la plupart des hommes par le fantasme de la vertu, de sorte qu’on pourra leur tondre la laine sur le dos sans qu’ils ne bougent.

C’est ça la politique de la ruse. Mandeville était philosophe et « psy », ce qui s’appelait alors « médecin des passions de l’âme ». Il est le premier inventeur de la théorie de l’inconscient : « les hommes ne sont pas là où ils pensent, ce qu’ils sont, c’est avides, et ce qu’ils veulent paraître, c’est vertueux. » Deux siècles avant Freud, il postule donc que la psyché humaine est marquée par la division subjective.

Il y a une passion de ne pas savoir chez l’homme ?

Oui, ne pas savoir ce qu’il est. Et cela est exploité d’une façon politique.

Ce qui est formidable c’est qu’il le met en lien avec la division en classes…

Oui ! Mandeville crée deux classes, les scélérats et les vertueux, ceux-ci étant les névrosés d’aujourd’hui. La troisième classe est celle des pervers, qui se servira des scélérats comme repoussoir aux yeux des vertueux, qui dès lors se tiendront tranquilles. C’est ça l’art de gouverner mandevillien. Joliment retors, n’est-ce pas ?

Cette troisième classe fait vraiment penser à nos politiciens…

Ah bon ? C’est du mauvais esprit, ça ! [rire]

C’est la capitale de l’industrie, comme on les appelle. La Belgique a été traversée par des scandales, comme celui du Samu social. L’argent qui devait aller aux plus pauvres des plus pauvres, ceux du CPAS ou les SDF, a été volé par ceux-là qui étaient censés leur redistribuer. Ces individus-là n’ont pas été en prison.

Vous savez, il y a des personnes « vertueuses » importantes aussi en France… Vous en avez certains, par exemple, comme un PDG de Renault qui donnait du travail à tout le monde, faisait progresser le PIB de son entreprise mais n’hésitait pas à liquider partout tout ce qui n’était pas rentable, ce qui lui a permis de créer d’énormes caisses dans lesquelles il puisait pour son propre bénéfice.

Ça n’arrête pas, en fait… Le sang contaminé…

Oui, par exemple, le sang contaminé ou encore l’une des plus grandes entreprises d’automobiles du monde, « vertueuse », rhénane, allemande, qui truque des tests de la pollution atmosphérique tout en sachant très bien que l’air qu’on respire est responsable de quelques milliers de morts par jour dans le monde… Ajoutez ces cas les uns aux autres et vous verrez qu’il y a vraiment un principe de perversion sociale qui structure le capitalisme.

Ce qui est fabuleux, c’est qu’on s’évertue toujours à ne pas conclure…

Ah, mais bien sûr !

On s’évertue à dire que ce ne sont que des accidents…

Ce ne sont que de regrettables accidents et maintenant on va devenir vraiment vertueux…

Je voulais vous citer Guy Debord et sa Société du spectacle. Plutôt que de scélérats, il parle de mafia. Il dit qu’on se trompe quand on oppose la mafia à l’État. Ils ne sont jamais en rivalité ! « La mafia n’est pas étrangère en ce monde, elle y est parfaitement chez elle. Au moment du spectaculaire intégré, elle règne en fait comme le modèle de toutes les entreprises commerciales ».

Absolument, Debord a raison et je pense que cela avait été déjà établi par Mandeville comme la théorie de la troisième classe perverse, qui fonctionne comme une mafia et se dissimule comme telle, en disposant de tous les moyens d’informations. En France, 98 % de la grande presse privée appartient à sept ou huit grands groupes ! La mainmise sur l’information publique par l’État est notoire en France, surtout depuis quelques années. Donc, ils ont tous les moyens de dissimuler cette perversion.

Comme dit Alain Accardo, ils maîtrisent la représentation du réel.

Exactement ! Les pervers mettent en scène leurs vertus, alors que si l’on creuse un peu, on trouve quantité de fonctionnements pervers, c’est-à-dire qui visent à extraire le maximum de profits de l’ensemble de leurs actions. C’est d’ailleurs justement pour cette raison que Mandeville explique qu’il faut confier le monde aux pervers et non plus aux saints. Certes, on misait autrefois sur la bonté, la charité et la sainteté pour que la société fonctionne bien ; mais les saints coûtent cher ― il faut les entretenir ― et rapportent peu [rire], alors que si l’on mise tout sur les pervers, eux vont créer de l’argent qui va ensuite ruisseler. Ça ruisselle d’ailleurs tellement bien que la richesse des 1% les plus riches de la planète correspond à plus de 2 fois la richesse de 90 % de la population mondiale, soit 6,9 milliards de personnes.

Et 8 % de personnes dans le monde possèdent autant de richesses que la moitié la plus pauvre de l’humanité.…

Oui. La puissance financière s’est considérablement accrue avec le passage au capitalisme financier à partir de 1971, moment où Nixon a cessé d’indexer le dollar sur les réserves en or des États-Unis – ce qui a posé la question de la valeur du dollar. Avant, on répondait qu’un dollar donnait droit à une contrepartie précise en or. À partir du 15 juillet 1971, la valeur du dollar n’a plus été indexée sur l’or. Milton Friedman, le chef de l’École de Chicago a expliqué la nouvelle doctrine : « Pourquoi un dollar vaut un dollar ? Parce que vous croyez qu’un dollar vaut un dollar, de même que votre voisin, et que le voisin du voisin. Bref, tout le monde croit qu’un dollar vaut un dollar ». En d’autres termes, le dollar s’est mis, à partir de ce tournant du capitalisme financier, à ne se référer qu’à lui-même et sa valeur n’a plus été fondée sur quelque chose de réel (l’or), mais sur la croyance en sa valeur…

L’argent devient une marchandise…

La monnaie cesse en effet d’être l’étalon qui permet l’échange des marchandises, et le dollar devient alors une marchandise comme une autre, qu’on peut acheter, revendre. Ça devient un produit financier, à côté d’autres produits financiers, comme les assurances, les primes, les subprimes, etc. À partir de cette époque, les échanges bancaires sont représentés par la proportion suivante : 2% environ renvoie à l’économie réelle (entreprises, matière premières, produits finis, etc.) et 98 % correspond à une économie financière, virtuelle, fictive. Avec ses moments d’emballement, ses coups de folie comme lorsqu’on se met à vendre très cher des produits immobiliers surévalués à des gens qui n’ont pas d’argent pour les acheter, mais à qui on prête quand même grâce au système dit des subprimes, ce qui a créé une bulle qui a finalement explosé et mené à la crise de 2008. C’est un système mafieux total, une fable des abeilles multipliée par mille. Alors, comment cela a été possible ? C’est là où on retrouve le nom de Mandeville. Il a été désigné comme le Master Mind par Friedrich Hayek, fondateur en 1947 de la Société du Mont-Pèlerin, avec, à ses côtés, Milton Friedman et trente éminents économistes, financiers, etc., dont huit ont eu ensuite le prix Nobel, comme Gary Becker. Ces apôtres du Marché total ont créé plus tard l’école de Chicago qui a fini par prendre le pouvoir sur les keynésiens, partisans d’une régulation du Marché, à partir des années 1970, et plus encore avec l’élection de Margaret Thatcher en 1979 et de Ronald Reagan en 1980. À partir de là, on est entré dans ce joyeux monde du capitalisme financier qui est en train, on le voit maintenant, de détruire le monde, tout simplement.

Vous dites que tous les pervers ne sont pas capitalistes et que tous les capitalistes ne sont pas pervers, mais que pour être un bon capitaliste, il vaut mieux être pervers et savoir utiliser les trois caractéristiques de l’argent.

Oui, bien sûr.

Argent qui peut être dissimulé dans les paradis fiscaux. Alain Deneault dit que la première chose, quand il y a des problèmes, est de s’arrêter et dire : « Tout ça, ou en tout cas énormément, est dû à la fuite fiscale, mais on n’y touche pas, on continue ». C’est une première caractéristique, se dire qu’on peut avoir plein de pognon, le cacher et toujours paraître vertueux. L’argent permet de tout acheter, mais aussi permet le plus de jouissance.

Bien sûr. La première qualité de l’argent est que vous pouvez le dissimuler, par exemple dans les paradis fiscaux — ce qui vous permet de paraître vertueux. La deuxième est qu’il vous permet de tout acheter. Par exemple, vous pouvez vous acheter autant d’amis que vous voulez sur Internet par des like ou, si vous êtes président des États-Unis, vous pouvez vous acheter l’amour en vous payant une top model dont vous faites votre épouse, etc. On est donc entrés dans un monde où l’argent permet d’acheter tout, l’amitié, l’amour.., tout, y compris toutes les jouissances. Quant à la troisième qualité de l’argent, elle est relative au fétichisme de l’argent devenu l’objet magique de nos sociétés. L’argent a la faculté magique de s’auto-engendrer. Je résume : l’argent est devenu le grand fétiche puisqu’il peut être dissimulé et permettre de paraître vertueux quand on ne l’est pas, qu’il permet de tout acheter et surtout, qu’il peut s’auto-engendrer en faisant que l’argent produise de l’argent.

On parlera après de l’absence de révolte, mais je voudrais citer Mandeville : « Dans une nation libre où il n’est plus permis d’avoir des esclaves, les plus sûres richesses consistent à pouvoir disposer d’une multitude de pauvres laborieux. Sans ces sortes de gens, on ne jouirait d’aucun plaisir et on n’estimerait point ce qu’un pays produit. Pour rendre la société heureuse et pour que les particuliers soient à leurs aise, lors même qu’ils n’ont pas de grands biens, il faut qu’un grand nombre de ses membres soient ignorants aussi bien que pauvres ». C’est fabuleux, il dit ça au début du XVIIIe siècle !

C’est la grande qualité de Mandeville, il dit tout quand les autres dissimulent.

Et on continue aussi à faire semblant de lutter contre la pauvreté. Chaque année, Oxfam publie un rapport sur le sujet…

Cela relève de la politique sacrificielle. Pour qu’un certain nombre soit heureux – nombre d’ailleurs de plus en plus faible –, il faut qu’un certain nombre – lui de plus en plus grand – soit sacrifié. Voilà. Mandeville a inspiré les utilitaristes Bentham et John Stuart Mill, qui calculaient le rapport des peines et des plaisirs. Il faut que certains soient à la peine pour que d’autres aient des plaisirs. C’est cynique et sidérant !

Il faut rappeler quand même une différence entre les pervers et les scélérats. Les scélérats, on peut les montrer du doigt, et donc on crée deux groupes, eux les méchants et nous les bons ! Nous nous distribuons entre nous des légions d’honneur. Sarkozy l’avait donnée à notre cher Didier Reynders en plein Kazakhgate ! À côté de ça, on met en prison un voleur de… tartines ! Ceux qui sont les plus victimes du système gardent encore en eux des valeurs, une éthique ancrés dans l’inconscient collectif qui postule qu’on se trouve encore dans une société bonne qui ne nous volerait pas…

L’intelligence retorse de Mandeville est d’avoir compris avant tout le monde quelque chose à la subjectivité humaine et d’avoir su l’exploiter. Il a globalement compris ce qu’était un névrosé (qui fonctionne au phantasme de la vertu) et ce qu’était un pervers (qui simule la vertu et dissimule le vice d’avidité) et d’avoir su transformer tout ça en un système politique qui est en place depuis trois siècles… Et c’est pour ça que ce texte de Mandeville est si important. Alors pourquoi Mandeville est-il mal compris ? Parce que notre système de savoir est soumis à une division académique des connaissances. Vous avez des spécialistes de l’économie politique, de l’économie marchande, de l’économie psychique, de l’économie discursive… Chacun est enfermé dans sa spécialité. Or, la logique de Mandeville mobilise toutes ces économies : son économie politique résulte d’un trait venu de l’économie psychique, les hommes sont égoïstes et cupides. Pour qu’ils vivent ensemble il faut les payer : on est dans l’économie marchande. Mais comme on n’a pas assez d’argent on les paie en parole : on est dans l’économie discursive. Qui sait encore jongler avec tous ces domaines ? Plus personne ! Donc on ne comprend rien au texte de Mandeville, alors qu’il dit tout ! Cela témoigne aussi de notre incapacité à pouvoir lire des faits sociaux totaux, comme disait Marcel Mauss. Nous les découpons en autant de rondelles que nos sciences humaines et sociales savent rendre intelligibles. Mais dès qu’il s’agit de recoller les rondelles, eh bien y’a plus personne ! Et donc c’est là que j’ai essayé de placer mon travail. C’est comme ça que j’ai finalement réussi à lire ce texte qui donne un éclairage fantastique sur les origines et le destin du capitalisme.

Il doit y avoir aussi chez les intellectuels une volonté de ne pas savoir, non ?

Probablement. Mais bien servie par la division des savoirs.

Ce qui est essentiel aussi est cette absence de liaison entre économie psychique, marchande, division en classes de la société, qui a empêché une critique radicale du capitalisme.

Bien sûr !

Et donc on ne trouve plus beaucoup actuellement de critiques profondes. Par exemple, les luttes climatiques, qui semblent amener un consensus énorme, me posent quand même certaines questions, notamment cette habitude de quémander au politique des réponses, des changements… alors que je considère cela comme une perte de temps. Par rapport justement à ce lien avec Mandeville, vous devriez être d’accord qu’on ne peut quasiment plus rien attendre d’eux et que le changement viendra d’ailleurs ?

Oui bien sûr.

Néanmoins, ils continuent et la plupart des gens continuent à y croire…

Oui. Cette question que vous posez est la plus grave à laquelle nous sommes soumis parce qu’elle renvoie tout simplement à la pérennité du monde. Par rapport à ça, on ne pourra répondre à cette question que si on résout celle de la souveraineté. Qui est le Souverain ? Aujourd’hui, c’est la troisième classe invisibilisée qui dirige tout, ces 1%, voire 0,1% dont on parlait. Si le Souverain, c’est ceux-là, alors il y’a rien à en attendre, elle continuera en mobilisant des mécanismes de dissimulation qu’elle sait utiliser depuis trois siècles. Le Souverain, ce devrait être celui qui est conscient des dangers que court ce monde.

Les perspectives sont assez sombres, même si on veut y croire, mais à un moment donné, vous parlez dans l’ouvrage des luttes et des révolutions qui n’ont malgré tout jamais abouti. Seules les révolutions bourgeoises ont réussi en Occident. Vous dites : « Toutes les révolutions dans les pays industrialisés ont échoué. La troisième classe tire toujours les ficelles, ce qui, en dernier ressort ne peut s’expliquer que par un défaut de mobilisation, de persévérance des honnêtes gens. Normal, ce sont de braves névrosés, comme tels plus ou moins pusillanimes. »

Eh bien oui…

C’est ce qu’on découvre actuellement, et c’est effarant que les gens ne bougent pas plus. Même les luttes climatiques, maintenant, sont en train de s’éteindre. Elles sont évidemment instrumentalisées par les multinationales qui veulent un Green New

Deal, qui veulent mettre des milliards dans la transition…

Un capitalisme vert…

Un capitalisme vert… Donc que fait-on ? Parce que déjà le fait de poser cette question, c’est ne pas agir. Mais on se demande si ce qui est en train d’être fait actuellement est en rupture réelle avec le système ou ne continue qu’à accompagner le système… Je trouve notamment que dans le phénomène de l’icône Greta Thunberg, il y a certaines taches aveugles, des points essentiels qui semblent être absents, notamment cette question de la transition énergétique et des peuples du sud… Un ouvrage très intéressant vient de sortir, de Stephan Lessenich, qui dit « À côté de nous le déluge » et qui explique qu’en fait la catastrophe climatique, si on veut la voir, il suffit d’aller au sud, qu’elle y est déjà depuis longtemps, à la fois catastrophe climatique et sociale. Greta en parle très peu et on sait que la transition énergétique va demander des ponctions, des extractions dans le sud qui vont être monumentales. Je voudrais citer Guillaume Pitron (La guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, Les liens qui libèrent) : « En voulant nous émanciper des énergies fossiles, en basculant d’un ordre ancien vers un monde nouveau, nous sombrons en réalité dans une nouvelle dépendance, plus forte encore. Nous pensions nous affranchir des pénuries, des tensions et des crises créées par notre appétit de pétrole et de charbon, nous sommes en train de leur substituer un monde nouveau de pénuries, de tensions et de crises inédites ». Vous affirmez que le passage des énergies fossiles aux énergies renouvelables est faisable et qu’on sait désormais remplacer les matières extraites du sous-sol par les matières issues du soleil. L’énergie solaire sous toutes ses formes, directe ou indirecte, pourrait rapidement se substituer aux énergies extractives fossiles, charbon, pétrole, gaz fossile et fissile. Est-ce que vous ne pensez pas que c’est peut-être une histoire qu’on aime se raconter et qu’une des seules solutions, c’est une réduction drastique de nos consommations et de notre production, ce que personne n’a envie d’entendre…

C’est une question extrêmement importante. Je renvoie à ce qu’on a dit juste auparavant : on ne résoudra pas cette question sans résoudre la question de la souveraineté. Ceux qui devraient devenir souverains sont ceux qui pourraient rompre l’enchantement actuel. Ça me semble la seule solution pour obvier au pire, c’est-à-dire la destruction du monde. Si donc ceux-ci deviennent souverains, alors je pense qu’ils devront être suffisamment avisés pour puiser dans les techniques incroyables inventées par le capitalisme en vue de gagner toujours plus. Parmi lesquelles on trouve certes les plus destructrices, mais parmi aussi d’autres qui pourraient être éco-compatibles. Discriminons donc en terme technique celles qu’il faut favoriser et celles qu’il faut absolument arrêter. Il va falloir examiner ces différentes techniques. Par exemple, actuellement, le complexe militaro-industriel-nucléaire a choisi, pour résoudre les problèmes d’énergie, de construire un EPR qui s’avère quasiment impossible à construire car plus on l’édifie, plus on s’aperçoit qu’il contient des défauts graves qu’il faut sans cesse réparer, etc. Ça fait 10 ans que cela dure et les budgets ont été dépassés de façon colossale. Mais on oublie qu’on sait techniquement produire, par exemple, de l’hydrogène. À partir de quoi ? Pas à partir de l’hydrolyse de l’eau puisque cela nécessiterait une quantité d’électricité venue du nucléaire, ce qui nous ferait retourner à la question précédente. Mais on sait désormais produire de l’hydrogène à partir de la biomasse qui ne coûte rien, qui est une ressource infinie d’énergie car on produit sans cesse des déchets organiques. Il se construit en ce moment une petite unité à Strasbourg, extrêmement intéressante, elle va produire 650 litres d’hydrogène par jour au prix de l’essence détaxée. C’est le projet Hynoca qui se fonde sur un procédé de production d’hydrogène décarboné grâce à des petites quantités de biomasse. Alors est-ce qu’on va choisir de construire le mastodonte EPR ou quantité de petites entreprises qui pourraient être gérées de manière associative, mutualiste, en commun, à partir de la biomasse ? Non, on n’a pas choisi cette voie, on a choisi le projet militaro-industriel nucléaire ! Voilà pourquoi je dis qu’il y a des techniques comme celles-ci qu’il faut absolument examiner et on ne pourra le faire que si la question de la souveraineté est résolue.

Il faut un autre paradigme, alors ?

Oui, mais pour qu’il y ait un autre paradigme, il faut un autre Souverain. Comme le Souverain actuel émane de la 3e classe, il penche du côté du nucléaire et du pouvoir exorbitant que cette technique donne. Si le Souverain se fondait sur le Peuple, un Peuple aujourd’hui en quête de sa propre survie, il aurait pour tâche de faire les bons choix industriels. Il ne suffirait pas, à cet égard, de garder tout l’ancien appareil industriel et de décider de baisser la croissance de quelques points, voire même de passer à une croissance négative. Car ce ne serait là que des choix quantitatifs. Or, même avec 5% de croissance en moins, le nucléaire resterait aussi menaçant. Il faut donc aller vers des choix qualitatifs. Privilégiant les techniques éco-compatibles. Comme par exemple, celles de la biomasse et des autres énergies renouvelables contre le nucléaire. Car, choisir, après évaluation, des modes de production et de gestion comme le projet Hynoca de Strasbourg et l’implanter, par exemple, dans toutes les communes de plus de 10.000 habitants, contre l’EPR, c’est aussi pouvoir aller vers des formes associatives et locales qui pourraient amener des changements considérables dans les modes de fonctionnement de notre société. Nous sommes là au cœur de la question énergétique et cela implique des questions politiques. On pourrait dire la même chose à propos de l’agriculture. Elle implique soit des monocultures avec des champs de plusieurs kilomètres de long qui supposent des tracteurs et du pétrole, des semences modifiées, du glyphosate et tout ce que vous voulez, soit la permaculture, qui a des rendements supérieurs à la monoculture et qui permet d’éliminer le pétrole, les tracteurs, les semences trafiquées, le glyphosate, etc. Ça aussi, ce sont des choix industriels. Donc il y aura des choix à faire et, je le répète, cela dépend de qui sera le Souverain ― c’est pour moi un motif d’espoir dans ce monde si mal barré. Et puis, je me réjouis aussi qu’on puisse piquer des techniques au capitalisme qui s’est caractérisé par un extraordinaire génie inventif motivé, il est vrai, par un « produire toujours plus », mais dont on peut détourner ou recycler certaines pour produire non pas plus mais beaucoup mieux.

Pour récupérer cette souveraineté, je ne vois pas bien comment on peut le faire sans avoir une information libre.

Cette question politique énorme tient en trois lignes dans mon texte et je ne la résous pas. Dans les conditions actuelles de la désinformation, on ne voit pas comment cela pourrait arriver. Sauf par ce que vous êtes en train de faire. Parce que vous faites de la contre-information, de sorte qu’il se crée beaucoup de groupes et de blogs intelligents sur Internet… Espérons qu’à terme la balance basculera de ce côté-là. Car le sentiment de catastrophe croît dans le monde. En réalité, ce n’est pas le sentiment de catastrophe, c’est la réalité de la catastrophe qui se fait de plus en plus sentir, elle vient par des signes qui atteignent déjà le cœur de nos écosystèmes et qui montrent que la pérennité du vivant sur terre est en danger. Le rapport de la méga étude coordonnée par le Pr. Barnosky et publié en 2012 dans la revue Nature montre que, entre 2025 et 2045, un à un les principaux écosystèmes de la planète risquent de basculer par effet de seuil. Quand la catastrophe arrive, on finit par ne plus croire aux récits aliénants puisqu’on voit que le « toujours plus » du capitalisme se transforme en risque effectif de tout perdre. D’une certaine façon, la catastrophe en cours peut être notre alliée pour espérer que se lèvent assez de forces pour créer les conditions d’une alternative sérieuse.

Merci Dany-Robert Dufour

Merci à vous.

Propos recueillis par Alexandre Penasse

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Articles

Un retour des valeurs collectives dans le Nouvel Âge viral ?

« Maintenir l’ordre tout en répandant le chaos, instituer d’un même mouvement l’insécurité globale endémique et l’état d’urgence à perpétuité, produire l’exclusion et l’incarcération de l’exclusion, tel est ce à quoi se résume à présent l’alliance de l’or et du fer : une guerre contre-insurrectionnelle permanente, indifférente aux principes mêmes du libéralisme politique[note]. »,Jacques Luzi

« Peut-on vivre tous comme si la vie était un grand hôpital[note] ? »Sylvie D., habitante de Lyon.

Le Nouvel Âge viral (des ténèbres) charrie son lot de représentations bizarres, ineptes ou naïves. Dès le confinement, on a beaucoup parlé de ce à quoi allait/devait ressembler le « monde d’après » [note], puisqu’il est admis que cet événement politico-sanitaire marque la fin d’une époque et en ouvre une autre. Un de ces clichés, optimiste pour le coup, est d’affirmer qu’il aura eu ceci de bien qu’il signifierait un « retour des valeurs collectives » après des décennies d’individualisme. Certes, en partant de si bas, il n’est pas difficile de dire que l’on a progressé ! Car jusqu’au printemps dernier, il était vrai que nos sociétés occidentales étaient devenues des dissociétés[note], soit un type de société donnant la priorité à l’individu sur le collectif, d’une manière idéologique et systématique. L’individuation prônée par la philosophie des Lumières avait muté en hyper-individualisme depuis la contre-révolution néolibérale des années 1980 et la déclaration provocante de Margaret Thatcher : « La société n’existe pas ». La liberté individuelle était présentée comme la valeur suprême que l’État se devait de préserver, et même de promouvoir[note]. Certains dont je suis souhaitaient que « quelque chose » vienne y mettre un frein, tellement cette voie paraissait sans issue autre que la guerre de tous contre tous et de tous contre la nature. Ce quelque chose ne pouvant pas venir de mandataires politiques trop soucieux de leur réélection, restait alors la survenue d’un quelconque fléau, réel et plus ou moins téléguidé[note]. Comme les réacteurs fissurés de Doel 3 et Tihange 2 avaient tenu le coup jusqu’à présent, ce fut une épidémie qui vint remettre les pendules à l’heure. À l’heure de la ploutocratie transnationale.

CONFINEMENT EN DOUBLE CONTRAINTE

Mars 2020. Dès que l’ordre de confinement fut donné en France et en Belgique, on observa dans les médias dominants le retour d’un discours de certitude(s), après des années d’insignifiance. Si les experts de plateau avouaient, ou feignaient d’avouer, leur ignorance de la nature profonde et des effets à long terme de ce nouveau coronavirus version 2019, ils présentèrent en revanche la mesure du confinement comme indispensable et indiscutable face à un agent pathogène hautement contaminant, meurtrier et imprévisible. Pour faire passer la pilule, l’intoxication politico-médiatique insista sur la dimension « solidaire » de la mesure, pariant qu’il devait en rester une once au fond des consciences. Vraiment ? « Il est pitoyable d’entendre les autorités politiques et éthiques en appeler à la responsabilité des citoyens après leur avoir inoculé depuis des années une culture individualiste[note]», soupire Roland Gori, oubliant provisoirement que l’incohérence et la volte-face sont coutumières des politiques. Emmanuel Macron n’a‑t-il pas odieusement déclaré fin octobre : « Nous sommes en train de réapprendre à être pleinement une Nation. C’est-à-dire qu’on s’était progressivement habitués à être une société d’individus libres. Nous sommes une Nation de citoyens solidaires ». Nous aurions envie de leur répondre, primo qu’il est bien tard pour s’attaquer à cette question, peut-être même trop tard ; secundo, que la compassion ne peut pas constituer à elle seule le ciment d’une société. Mais comment forcer les choses ? Par la collectivisation d’un nouveau sens. Rester chez soi équivalait à « sauver des vies » ailleurs, puisque tout un chacun était potentiellement porteur du virus. Étrange conception de la solidarité que de se couper (in)volontairement de tout contact physique avec ses congénères, de s’isoler, de s’atomiser. Jusque-là, j’aurais dit que l’altruisme — appelé par d’autres le care — passait par la rencontre des corps, rendue dorénavant improbable et compliquée par cette mesure et par cette injonction paradoxale : restez chez vous mais portez secours aux « personnes fragiles »[note]. Comment pouvait-on être à la fois ici (confiné) et là (en mission de secours) ? Si elles sont fragiles, on ne devrait pas les approcher, afin de les protéger ; si on les approche pour leur apporter de l’aide, alors on menace leur santé, peut-être même leur vie. Bigre, comment faire ? Aider par écrans interposés ? L’injonction paradoxale rend fou. Perversité du biopouvoir de la modernité tardive.

INVITATION AUX BULLES, MASQUÉ

Après le confinement vint le port du masque[note], au départ seulement recommandé puis progressivement rendu obligatoire, d’abord dans les commerces et lieux clos, puis dans les rues et places fréquentées, enfin dans l’intégralité de l’espace public, de jour comme de nuit, par exemple à Bruxelles. En octobre, les autorités demandaient aussi de le porter chez soi quand on recevait des personnes étrangères à sa « bulle ». Avez-vous reconnu la traditionnelle stratégie de la grenouille dans la marmite ? Une contrainte ayant remplacé une autre, avons-nous gagné au change ? Le masque était-il une mesure encore plus solidaire [sic] que le confinement, en attendant le vaccin, mesure solidaire entre toutes ? Les experts médiatiques nous ont expliqué que cet accessoire ne nous protégeait pas nous-mêmes mais protégeait les autres de soi. Quelle que soit la véracité de cette affirmation, c’est aussi une rhétorique manipulatrice qui fut reprise en chœur par les politiques et les électeurs-consommateurs phobiques du coronavirus (une majorité, semble-t-il). En d‘autres mots : tout un chacun est maintenant personnellement responsable de la santé de toutes les personnes qu’il/elle rencontre ou simplement croise, et pas seulement les « fragiles ». Dit encore plus précisément : tout un chacun est responsable de l’état éventuellement défaillant du système immunitaire[note] des uns et des autres. Il n’y aura plus de hasard ni d’aléa, un·e responsable-coupable sera nécessairement trouvé·e pour chaque cas de contamination. Les « personnes fragiles » sont instrumentalisées pour discipliner l’ensemble de la société, elles seront invitées à fixer les règles collectives[note]. Une telle extension du régime de la responsabilité — de surcroît sous surveillance numérique — est inédite et fait redouter un renforcement comme jamais de la soumission individualiste[note] : « J’obéis et m’attends à ce que les autres obéissent dans mon intérêt personnel ». Elle apportera son lot de délations, de conflits, de violence, de dépressions, de folie et de suicides. Au nom du droit à la santé et à la vie nous allons vers un monde invivable parce qu’agonistique, d’une part, et iatrogène, d’autre part : les prétendus remèdes (confinement, masque, vaccin) associés à la vague de numérisation génèreront quantité d’autres pathologies, physiologiques et mentales, que le pouvoir politique fera passer par pertes et profits, quand il ne les ignorera pas purement et simplement, comme il a ignoré jadis les dégâts du tabac et de l’amiante. Aucune réflexion sur notre rapport à la mort n’est bien sûr entamée[note]. En Occident, depuis la modernité, la mort est refoulée, est devenue un motif d’indignation, voire de révolte métaphysique. Plus question de mourir, même âgé, ni du covid ni de quoi que ce soit ! Que la science fasse son boulot, et merci aux politiques d’en prendre bonne note ! C’est donc cela qu’est devenu l’humanisme au XXIe siècle ?

UNE CERTAINE ÉTHIQUE IMPOSÉE

Face à cette « crise sanitaire », l’éthique est divisée en deux camps : la déontologie et l’utilitarisme. Issue de Kant, la première postule que la dignité humaine ne souffre aucune exception, que toute vie particulière est sacrée, et à ce titre l’impossible doit être fait pour la préserver, quitte à mettre au pas la collectivité, voire la menacer, telle cette déraisonnable idée de rapatrier d’Afrique en Europe, il y a quelques années, deux malades du virus Ebola pour qu’ils puissent profiter de soins performants, mais au risque de provoquer une épidémie sur le continent (heureusement, ce ne fut pas le cas). Issu de Jeremy Bentham et John Stuart Mill, le second postule que doit prévaloir le plus grand bien pour le plus grand nombre possible, ce qui implique d’éventuellement devoir sacrifier quelques individus. Pour reprendre le cas ci-dessus, il aurait fallu laisser ces malades là où ils étaient — et les soigner, bien sûr — pour éviter des milliers de victimes potentielles en Europe[note]. Avec le covid, nos gouvernements ont opté — du moins en façade — pour la déontologie, qui est ainsi devenue un arrière-fond non questionné, comme l’eau du bocal pour un poisson. L’humaniste idéaliste Francis Wolff salue ce choix alors que l’utilitariste pragmatique André Comte-Sponville le critique. Mais était-ce le choix absolument évident ? Ça se discute ! À y regarder de près, la déontologie est empreinte d’égoïsme : « Je défends le droit absolu pour toute personne malade d’être dûment soignée… car cette personne pourrait être moi » ; ou encore : « Toute vie est sacrée… y compris la mienne ! ». Inversement, l’utilitarisme est altruiste : « Je prends le risque de contracter le covid, et même d’en mourir car je vise d’abord le plus grand bien pour le plus grand nombre (considérant aussi que j’espère en réchapper et faire partie de ce plus grand nombre) ». Mais qui est encore prêt à entendre le mot « sacrifice » en 2020 ? Personne, même si des millions de jeunes gens — élèves, étudiants, travailleurs ou chômeurs —, privés d’études et/ou de revenus, sont littéralement sacrifiés sur l’autel du panmédicalisme[note]. Bien sûr, l’utilitarisme est associé au libéralisme, à la droite, à la réaction, voire au fascisme, souvent d’une manière rhétorique. En choisissant la déontologie, la gauche encourage l’égoïsme à son corps défendant et prend le risque d’attenter au bien pour le plus grand nombre. N’est-il pas temps de réfléchir à une refonte de cette vieille dualité gauche/droite ? Le covid nous y invite.

UNE SOLIDARITÉ FRELATÉE

Il faut comprendre que la solidarité proposée ici en est une version frelatée. Comparons-la avec celle qui prévalait pendant la Seconde Guerre mondiale, une épreuve n’équivalant pas à une autre. Une guerre contre un ennemi visible et clairement identifié — les nazis — n’avait rien à voir avec une « guerre » contre un ennemi invisible à l’œil nu — le sars-coronavirus —, omniprésent dans l’environnement et dans/sur les corps de nos semblables. On avait peur des nazis, nous sommes angoissés par le virus. Sur la ligne de front, les soldats alliés faisaient preuve d’une solidarité réelle et porteuse de sens, de même les résistants dans le maquis. En parlant d’une guerre, Macron a usé d’une analogie spécieuse qui a fait mouche chez la majeure partie de ses compatriotes, dont la propension à l’hygiénisme, déjà évidente depuis longtemps, s’est subitement renforcée. Cela fait quelques temps que le mot « écologie », ce beau mot que je défends depuis des lustres, commence à m’agacer en raison de sa récupération par la technocratie, qui annonce tous les dangers, toutes les barbaries. En sera-t-il de même avec le mot « santé » ? Craignons que oui. Comme condition de la santé publique, rentrons joyeusement dans le transhumanisme, n’est-ce pas ? Mais, juste pour voir, allons dans le sens de ces derniers hommes nietzschéens prêts à tout pour conserver leur vie « nue », c’est-à-dire strictement biologique, faisant fi de toutes les valeurs qui nourrissent une existence digne de ce nom : courage, générosité, bonté, force, tempérance, amitié, amour, liberté, etc. Alors moi j’exige de mes concitoyens qu’ils prennent immédiatement les mesures suivantes pour préserver ma santé et ma vie :

cesser de prendre l’avion ;utiliser le moins possible leur automobile, idéalement plus du tout, et pour le moins renoncer à leurs comportements dangereux ou agressifs sur les routes ;pour certains d’entre eux, cesser de circuler avec leur Harley-Davidson pour leur plaisir et la ruine de mes bronches et de mes oreilles ;cesser de fumer près de moi ;refuser tout emballage en plastique chez les commerçants ;renoncer à leur bidoche quotidienne, à la malbouffe industrielle et à ses pesticides ;cesser d’utiliser inconsidérément leurs tailles-haies, foreuses, scies et autres disqueuses, tout cela électrifié bien sûr, dans mon voisinage ;et surtout éteindre leurs ordiphones, tablettes, PlayStation et réseaux sociaux.

Chiche ?

Bernard Legros

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Confinements de la liberté d’expression

Nous y voici donc… au deuxième confinement, annoncé depuis des mois. Certains esprits chagrins prédisaient : « On n’y coupera pas, on n’est pas assez disciplinés, on n’est pas comme les Allemands… » Mais voici que toutes les nations européennes reconfinent, y compris l’Allemagne, avec peut-être un sentiment de s’être à nouveau fait dépasser par le virus. Certes, ce deuxième confinement est un peu plus souple que le premier, qui fut brutal, inédit et arbitraire, mais il fait toujours apparaître de cruelles inégalités de traitement, selon nos situations professionnelles et sociales. Je vous propose d’explorer différents points de vue.

Celui du virus, tout d’abord. Celui-ci devait rentrer chez lui bien sagement, comme le font tous les virus habituels. Après une première tournée mondiale retentissante au printemps, son producteur nous offre un come-back automnal triomphal. Le froid lui est favorable, comme la grippe hivernale. La question qui se pose maintenant n’est plus « Quand pourrons-nous reprendre une vie normale ? » mais « Quand serons-nous enfin débarrassés de ce virus ? ». Ce qui devait durer quelques semaines ou quelques mois risque bien de prendre plusieurs années. Le provisoire prend des allures de définitif, comme nous savons si bien le faire en France. Alors dans ces conditions, nous pouvons nous questionner sur l’avenir. Par exemple, assisterons-nous à la disparition de deux rituels sociaux très fortement ancrés : la poignée de main et la bise ? Que deviendra la place du corps, dans nos sociétés marquées par cette distance entre les corps ? Le virus s’attaque aux vieux, aux pauvres, aux handicapés… mais pas aux enfants (je reprends ici mes 4 catégories d’exclus du Progrès[note]). Il fait son travail de sélection naturelle, et fait apparaître les différences de traitement national : il fait moins bon être pauvre dans l’Amérique de Trump qu’en Europe.

Du point de vue de la décroissance et de l’écologie, on pourrait dire que « le virus fait du bon boulot » : une réduction significative des voyages en avion et du tourisme de masse, moins de déplacements en automobile, et sans doute un anéantissement prévisible du point d’orgue consumériste annuel : Noël. « Moins de biens » certes, mais moins de liens également.

Du point de vue de l’économie, l’inégalité de traitement apparaît à nouveau, en faveur des GAFA (Amazon est resté longtemps ouvert en France, tandis que les librairies de quartier étaient fermées), et au détriment des commerces indépendants. Que Dieu me préserve de toute pensée complotiste… y aurait-il un plan mondial, le Great Reset du WEF (World Economic Forum) par exemple, qui serait là pour nettoyer l’économie mondiale de tous ses acteurs archaïques – tels que les libraires de quartier, les drogueries, les cordonniers – comme on le fait avec le contrôle technique visant à éliminer les automobiles douteuses, les bagnoles des pauvres ? Ou au contraire, comme le fondateur du WEF, Klaus Schwab, le prétend : réduire les inégalités sociales et entre pays, pour réduire les tensions sociales et les risques de violences et de guerres ?

L’AFFAIRE SAMUEL PATY

Et voici que la violence est à nouveau médiatisée par le Spectacle. Samedi 17 octobre, en prenant de l’essence sur une aire d’autoroute, j’apprends par la radio qu’un professeur a été « décapité par ses élèves » pour avoir illustré la question de la liberté d’expression avec les caricatures de Mahomet.

Une semaine plus tard, le hasard veut que je me sois retrouvé malgré moi parmi la foule rassemblée sur la place centrale de Moulins, ville dont était originaire le professeur, Samuel Paty. L’émotion était bien sûr au rendez-vous. Mais qu’en est-il de la pensée ? Dans cette période de repli individualiste et consumériste, cette période de confinement, quel lieu peut permettre aujourd’hui de parler et de penser à propos d’un tel sujet ? En fouillant un peu[note], on apprend que le professeur a eu des différends avec une élève, régulièrement absente, exclue du collège, absente le jour de la présentation des caricatures en classe, qui s’est ensuite vengée en se plaignant auprès de son père, qui à son tour a propagé des informations fausses sur les réseaux asociaux. Au lieu d’être respectée, l’intimité des classes à l’école est manipulée et diffusée sur le net, chambre d’amplification de la violence. À partir de là, comment s’étonner d’une telle confusion et de tels débordements ? On apprend que ces informations diffusées sur internet ont motivé le tueur, un islamiste radicalisé, à choisir sa cible. Il ne s’agissait donc pas des élèves, contrairement à ce qui a été relayé précocement par Autoroute Info. La principale du collège a reçu le père de l’élève, accompagné d’un prédicateur douteux. Quelle confusion ! Et au lieu de soutenir Samuel Paty, de provoquer une confrontation avec les parents d’élèves, ou d’envisager une protection policière, a proviseur et le rectorat ont utilisé la politique habituelle du « Surtout pas de vague », la politique de la lâcheté administrative, diffusant des mails rédigés en novlangue, qui n’ont trouvé aucune application dans les faits. Un peu partout en France, la tension augmente entre les élèves indisciplinés, les parents victimes d’un sentiment d’exclusion sociale ou ethnique, et les profs, figures d’autorité, désavoués et exposés à la vindicte populaire sur les réseaux asociaux. Malheureusement, cette affaire nationale intervient peu de temps avant la célébration de la naissance du prophète Mahomet, ce 29 octobre, fête populaire pour le monde musulman. Résultat, l’affaire Paty prend des proportions de polémique internationale, provoquant de nombreuses déclarations anti-françaises à l’étranger, au point de mettre en danger nos ambassades et nos ressortissants, au point que notre Président monte au créneau et aille s’expliquer (habilement ou maladroitement ?) sur la chaîne Al Jazeera et se retrouve personnellement menacé par Al-Qaïda. Droit à la caricature, face au droit de tuer quiconque insulte le Prophète[note].

Malheureusement dans cette affaire, nous n’assisterons ni au procès de l’école publique – incapable de garantir l’intimité des salles de classe, de protéger les professeurs, et de gérer la relation avec les parents d’élèves – ni au procès des réseaux asociaux, Instagram, Snapchat, etc. La modération est bien faible sur ces plateformes d’hébergement, laissant libre cours aux pulsions mortifères, et servant de formation par correspondance aux futurs djihadistes, depuis la province d’Idleb, en Syrie. Les commentaires laissés sur internet montrent que de nombreux élèves et leurs parents ne comprennent pas la différence entre un site internet qui divulgue publiquement des informations privées et la réalité, où les informations privées restent privées. Les réseaux asociaux leur semblent être un prolongement naturel de la réalité. Pourquoi s’en étonner lorsque le langage se réduit aujourd’hui à un babil infantile fait de « C’est cool », « Trop bien » ou « Même pas peur » ? Nous récoltons ce que nous avons semé : la généralisation d’outils de communication favorisant l’image et le texte court, support de l’émotion et de l’impulsivité, au détriment des lieux de parole et de confrontation modérée, donnant leur place à la pensée et au discernement. Comme l’écrivait Jean Dutourd, « L’humanité infantile du IIIe millénaire a les insuffisances et les vices des enfants : crédulité, amoralité, lâcheté, ignorance, goût de la violence, esprit grégaire, etc.[note] »

LA LIBERTÉ D’EXPRESSION À L’ÉCOLE

Le sujet qui m’intéresse, c’est la liberté d’expression. S’il y a bien un lieu où l’on s’en préoccupe, c’est ici, dans les lignes de Kairos. Alors, est-il question de liberté d’expression ? De liberté de la presse ? Ou plutôt de liberté de la presse dominante, cette presse qui a fait enfler la polémique des caricatures pour vendre ? Peut-on imposer de force une liberté d’expression à des gens qui n’en veulent pas, et ne veulent pas en entendre parler ? Le programme ministériel a pour ambition d’apporter une éducation morale et civique aux élèves de 4e (environ 13 ans), en abordant les « libertés fondamentales » : liberté de conscience, d’association, d’expression et de presse. Mais cette morale, ce civisme, ces libertés sont-elles toujours partagées avec les familles ? Elaboré dans des conditions peu démocratiques, sous l’influence des lobbyes, ce programme n’est pas non plus adapté à la réalité. La gym, la musique, le dessin, l’histoire… deviennent des matières dangereuses. Pour illustrer la liberté d’expression auprès des préadolescents, pourquoi avoir choisi ce sujet, les caricatures, qui remet en cause les croyances religieuses et intervient plus sur le plan du pouvoir politico-médiatique que dans le champ de la liberté d’expression individuelle ?

En 2005, lors de la révolte des banlieues, suite aux provocations policières et à la politique du ministère de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy (qui préparait déjà sa candidature à la présidence), un petit recueil avait été publié, Une révolte en toute logique[note], dans lequel des élèves de collège prenaient la parole et tentaient de mettre en commun ce qu’ils comprenaient des événements. C’était intelligent, avec un travail en petit groupe et restitution. C’était selon moi un bon exemple de pédagogie et de liberté d’expression. Samuel Paty a choisi d’illustrer la liberté d’expression en projetant en classe des caricatures de Mahomet, issues d’une polémique médiatique ancienne, quitte à proposer aux élèves incommodés de détourner les yeux ou de sortir le temps de la projection. Il n’avait sans doute pas mesuré l’impact sur les parents d’élèves, apparemment plus choqués que leurs enfants, interprétant la sortie de classe comme une exclusion discriminatoire, ou la représentation de la nudité comme un exhibitionnisme pédophile. Qui pouvait imaginer que cette pédagogie allait s’avérer mortelle ? C’est l’ensemble du corps enseignant qui peut trembler aujourd’hui. Le moindre faux pas et vous voici la cible d’une Fatwa ? Pourtant, nous le savons, lorsque la parole ne circule plus, c’est la violence qui prend le relais, et fait « parler les armes ». Le père de l’élève, incapable, semble-t-il, d’éduquer sa fille, refusait de rencontrer le prof, qu’il qualifiait de « voyou » et de « malade ». Le père et la fille, convoqués pour une audition au commissariat, ont également refusé de se présenter. Refus de la parole, refus de l’Autre, refus de la Loi. Brahim C. est aujourd’hui incarcéré. Le prédicateur et plusieurs autres personnes sont mises en examen pour « complicité d’assassinat terroriste ».

Comme Patric Jean l’a déjà montré en 2003 dans son film La raison du plus fort, l’école républicaine fonctionne à deux vitesses, selon qu’on se trouve en banlieue pauvre ou dans les quartiers aisés qui ont accès à la culture. L’école obligatoire en France vient du projet colonialiste de Jules Ferry : il fallait à l’époque instruire les petits blancs pour encadrer les peuples dominés dans les colonies ; il fallait anticiper l’exode rural et former des fonctionnaires. Qu’en est-il aujourd’hui de l’Enseignement, dans une France où les postes d’encadrement disparaissent ou ne restent que des bullshit jobs, proches des tâches automatisables ? Après tout, pourquoi offrir la liberté de pensée à des enfants oméga[note] qui seront destinés à accompagner les robots des GAFA et devraient apprendre à détester l’odeur des roses plutôt que de lire Ronsart ? « C’est donner des perles aux pourceaux », aurait dit ma grand-mère. Mais non, la France s’obstine. Elle regarde son passé et souhaite toujours offrir une égalité de traitement, un idéal de citoyen qui décide ou non de s’emparer de ce que la république lui offre. La France est généreuse, idéaliste, et en même temps méprisante, empêtrée dans ses contradictions, et son incompétence d’État, son incompétence administrative.

CHARLIE ET LES CARICATURES

Fidèle à sa ligne éditoriale, Charlie Hebdo republie les caricatures du prophète (septembre 2020). Pourquoi réchauffer cette affreuse polémique, qui réanime un réseau sémantique très lourd : « Danemark, caricatures de Mahomet, Charlie Hebdo, attentat islamiste » ? En détaillant un peu plus : le racisme notoire des Danois (et des Suédois) ; la polémique médiatisée des caricatures de Mahomet, publiées en France par Charlie Hebdo, largement reprise par la presse dominante ; et la rédaction de Charlie Hebdo, victime d’un effroyable attentat (2015), parce que lâchée depuis longtemps par le système politico-médiatique… de l’aveu d’un survivant, Philippe Lançon, dans son roman Le lambeau[note].

On peut situer ce lâchage progressif depuis la nomination de Philippe Val le tyran à la direction du journal (2004), l’affaire des caricatures (2006), et le licenciement abusif de Siné[note] (2008). On notera au passage l’empressement de Philippe Val[note] à flatter le Prince, et en récompense obtenir sa nomination à la direction de France Inter (2009). Mais si on s’intéresse un peu plus aux détails, pourquoi Siné s’est-il fait virer par son rédacteur en chef qui avait pourtant approuvé son papier ? Parce que Siné a eu l’impudence de critiquer le Prince et d’ironiser sur son fils, Jean Sarkozy. « Il vient de déclarer vouloir se convertir au judaïsme avant d’épouser sa fiancée, juive et héritière des fondateurs de Darty. Il fera du chemin dans la vie, ce petit[note] ! » Est-ce un hasard si le président Sarkozy a ouvert, aux marques de la grande distribution, la possibilité de faire de la pub à la télé, ce qui leur était interdit depuis les années 1970 (et ce qui nous vaut depuis des pubs merdiques rivalisant de vulgarité) ? Juste renvoi d’ascenseur ? On peut se moquer des musulmans et les chatouiller sur un sujet sensible, leur iconoclasme, l’interdiction de représenter le prophète sous forme graphique (c’est pour cette raison qu’il n’y a aucune peinture ou sculpture religieuse dans les mosquées, contrairement à nos églises), encore moins sous forme de caricature…, mais on ne peut pas toucher à certains sujets. Dieudonné l’a fait avec les colons israéliens, Siné l’a fait avec la famille Darty et avec le fils Sarkozy. Nous avons vu ce qu’il en coûte.

Alors, si on veut aborder la question de la liberté d’expression à l’école, pourquoi ne pas travailler sur des sujets qui remettent en question le discours hégémonique ? Et utiliser le sentiment de honte comme moteur philosophique : le traitement médiatique d’affaires honteuses (la révolte des banlieues en 2005, les Gilets jaunes), ou des périodes honteuses de l’Histoire de France : l’affaire Dreyfus et la Commune de Paris (1871) ?

Mais est-ce possible en classe de 4e ?

Olivier RouzetEssayiste et psychothérapeute

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Le leurre de la diversité médiatique

Les divers titres et chaînes donneraient à eux seuls la preuve de la diversité médiatique, sans qu’il faille pousser la réflexion plus loin : « s’il y en a beaucoup, c’est que c’est différent ». CQFD ? Pour ces mêmes médias, la réponse va de soi. Mais pour les politiques ? Aussi. Analyser la présencemédiatique lors des conférences de presse suivant les Conseils nationaux de sécurité révèle pourtant une toute autre réalité : les divers « marques » médias[note] appartiennent à une petite poignée de groupes de presse qui, tous, propagent une seule et même idéologie. Bienvenue dans le règne de la pensée unique, qui ne présage aucun « monde d’après » si on ne met passur pied un contrôle démocratique de l’information.

Entre mars et juin, la liste que nous a remise le gouvernement dans le cadre de notre procès pour entrave à la liberté de la presse (celui-ci refusant notre présence depuis plus de 7 mois), montre que 16 « grands médias » sont présents lors des conférences de presse qui font suite au Conseil national de sécurité. Il s’agit de La Libre, La DH, LN 24, Belga, VTM, RTBF, VRT, Le Soir,Sudpresse, De Standaard, Knack, Het Nieuwsblad, RTL, L’Avenir, L’Echo, Kanaal Z/Canal Z.

16 MÉDIAS DIFFÉRENTS, ISSUS DE 5 GROUPES DE PRESSE

En établissant la propriété de ces différents médias, la diversité s’érode déjà fortement, puisqu’on passe de 16 à 5 :

La Libre et La DH appartiennent au même groupe : IPM[note], ce qui explique que lors des conférences de presse, un même journaliste représentait parfois les deux médias.[note]Le groupe Rossel est , notamment, propriétaire de Sudpresse, Le Soir, Belga.[note]Le groupe Roularta possède Kanaal Z/Canal Z, Knack, VTM. Par ailleurs, ce groupe se partage à part égale avec Rossel (50% chacun) la propriété de Mediafin, et est également détenteur du Vif/L’Express.[note]L’avenir, un peu « à part » puisque les principaux actionnaires sont la province de Liège et 74 communes wallonnes (plus une flamande et une bruxelloise), appartient au groupe Nethys, bien connu en Belgique pour ses scandales.[note]Le Groupe Mediahuis (Corelio) est propriétaire de Het Nieuwsblad, De Standaard (mais aussi de Het Belang Van Limburg notamment) et a des participatons dans de nombreuses entreprises.[note]

Les Groupes IPM, Rossel, Roularta, Nethys et Mediahuis (Corelio) possèdent donc ensemble 13 des médias: La Libre, RTL, La DH (IPM) ; Belga, Le Soir, Sudpresse, L’Écho (Rossel) ; VTM, Knack, Kanaal Z/Canal Z (Roularta) ; De Standaard, Het Nieuwsblad (Mediahuis) ; L’Avenir (Nethys), qui étaient présents lors de la plupart des conférences de presse faisant suite aux conseils nationaux de sécurité.

RTL Belgium, propriété d’IPM, est au cœur de participations croisées et est également indirectement liée à Rossel…, comme Belga est liée à IPM, actionnaire à hauteur de 16% de l’agence et à RTL, via Audiopresse. L’agence Belga qui, présente à chaque conférence de presse suivant le CNS, n’est pas un média à proprement parlé, mais fournit en images et textes les autres médias, et compte parmi ses clients les gouvernements[note].

LES PARTICIPATIONS CROISÉES ET LES MULTIPLES SIÈGES DANS LES CA

Les graphiques laissent à eux seuls voir les jeux de participations croisées des différents médias, dont l’un possède l’autre via une structure intermédiaire qui elle-même est la propriété des différents groupes. Les administrateurs eux-mêmes siègent dans les conseils d’administration des autres groupes ou organisations qui y sont liés. Dans le Conseil d’administration de RTL, on retrouve par exemple Bernard Marchant (CEO de Rossel) et Patrice Le Hodey (propriétaire, avec la famille Le Hodey, du groupe IPM) ; au CA de Belga, on retrouve Philippe Delusinne (administrateur délégué de RTL), Bernard Marchant (Rossel), François Le Hodey (IPM) ; dans le groupe Mediahuis, on retrouve Thomas Leysen (IPM) en tant que président du CA, Bruno de Cartier d’Yves (L’Avenir, RTL, Audiopresse). Etc.

RTBF ET LN24

Demeurent trois médias qui n’appartiennent à aucun groupe de presse[note].

- LN24, lancée le 2 septembre 2019 à 20h00 en direct du Parlement de Bruxelles-Capitale. Après à peine un an d’existence le gouvernement considère déjà la chaîne comme « un grand acteur du paysage médiatique belge ». Peut-être parce que ses co-fondateurs, Joan Condijts et Martin Buxant, ont de bons contacts : le premier est l’ancien rédacteur en chef de L’Écho ; le second est passé par La Libre, ami de l’ancien rédacteur en chef Francis Van de Woestyne, chroniqueur à L’Écho, journaliste pour la matinale de Bel-RTL, en 2014 dans une émission politique de RTL, journaliste au Morgen. L’homme a des relations.

Le coronavirus aura permis à LN24 d’augmenter considérablement son audience[note], ayant été par ailleurs accueilli à toutes les conférences de presse suivant les CNS (contrairement à la RTBF ou la VRT notamment). Pas beaucoup d’informations sur la société LN24 sur le site du CSA[note]. Sur Wikipedia, on trouve que cette dernière a comme partenaires Belfius, Ice-Patrimonials (la société d’investissement de Jean-Pierre Lutgen, le frère de l’autre, qui possède Ice Watch), Besix et Giles Daoust (administrateur délégué de Daoust et Title Media) qui ensemble mettront 4,2 millions € dans le capital de départ ; le reste sera complété à parts égales par les trois fondateurs (dont le dernier s’est retiré) depuis : Joan Condijts, Martin Buxant et Boris Portnoy[note].

- RTBF : on sait les conflits d’intérêt qui traversent la chaîne publique, dont le CA est constitué par les représentants des principaux partis politiques du paysage francophone : MR, PS, Ecolo, cdH…, le PTB faisant exception avec ses deux membres. L’administrateur général, Jean-Paul Philippot, a des amis bien placés et le bras long[note], lui dont avait été révélé le salaire, supérieur depuis 2014 à celui fixé par la Fédération Wallonie-Bruxelles. La « lanceuse d’alerte » a depuis été renvoyée, la décision ayant été actée par le CA[note]. Le dossier serait toutefois bien plus lourd et les actes reprochés au patron nombreux. Silence pourtant depuis : le licenciement sonnera comme un avertissement pour ceux qui pourraient à l’avenir nourrir de telles velléités…

Par ailleurs, la Régie des Médias Belges, deuxième régie publicitaire au Sud du pays, détenue à 99,98% par la RTBF[note], commercialise les principaux espaces publicitaires, des chaînes TV, radio et des sites internet liés aux médias. Parmi ceux-ci : La Une, La Trois, LN24, AB3, NRJ, Be Tv, RTBF Auvio, RTBF.be, La Première.be, Vivacité, Classic 21, Musiq 3, RTBF.be, Cinebel… Cela crée inévitablement des liens avec ceux qui en sont les propriétaires, j’ai nommé les groupes décrits plus haut.

ET L’AJP DANS TOUT CELA ?

L’Association des Journalistes Professionnels, censée défendre les journalistes, que fait-elle, mais surtout, qui représente-elle ? Il est intéressant d’aller voir les membres qui composent son Conseil de direction : son président représente Belga, sa vice-présidente Le Soir, son secrétaire la RTBF, le Trésorier L’Avenir, les autres sont issus de la RTBF (3), L’Avenir (1), Belga (1), Persgroep (1) No Tele (1), BRF (1), RTC Télé Liège (1), RTL (1), ou sont indépendants (6)… mais dépendent des médias mainstream pour leur rémunération.

Ceux censés nous représenter et nous défendre sont donc majoritairement issus du monde des médias dominants, ceux-là mêmes que les services de presse gouvernementaux nomment « les grands acteurs médiatiques du paysage belge », dont certains qualifient toutes voix dissidentes de « complotistes »[note]… Ce qualifiicatif de « grand » ne sert-il tout simplement pas à occulter le processus de cooptation qui permet à un média de devenir grand, qui une fois qualifié ainsi bénéficiera de certaines prérogatives qui ne le pousseront pas à mordre la main du maître. Une fois entré dans le cercle, on ne crache pas dans la soupe et on ne critique pas celui qui vous a fait entrer. Dans nos sociétés, « grand média » signifie « média du pouvoir ».

« GRANDS MÉDIAS » ET « GRANDES » FAMILLES

De Persgroep, possède 50% de Mediafin, 50% de Medialaan, 100% de De Persgroep Publishing SA. Mediafin SA qui édite De Belegger, De Tijd, L’Echo, L’Investisseur, et lecho.be fait partie du Groupe Roularta. Medialaan SA qui édite Anne, Joe FM, KADET, Q‑Music, Q2, Q2 HD, Vitaliteit, Vitaya, VTM, VTM HD, VTM Kids, VTM Kids Jr., et VTM KZoom fait partie du Groupe Roularta De Persgroep Publishing SA possède 7sur7.be, De Morgen et Het Laatste Nieuws. De persgroep est la propriété de la famille Van Thillo, 15ème fortune belge, avec € 1.629.240.000. Lorsque l’affaire KB Lux a pris fin en 1996, Herman Van Thillo sera identifié par le tribunal comme l’un de ses plus importants clients privés.

De Persgroep, c’est donc un peu Roularta, via Mediafin et Medialaan. Mais Roularta c’est aussi un peu De Persgroep, les deux étant les principaux actionnaires de la chaîne commerciale VTM. Roularta, qui appartient à la Famille Clayes (327ème fortune belge) et De Nolf (112ème fortune belge),

Le Groupe Rossel possède 50% de Mediafin, lequel est donc la propriété à parts égales de De Persgroep et de Rossel. Le Tijd et L’Écho par exemple, c’est donc Rossel mais aussi un peu Roularta. Rossel, c’est aussi Club RTL, RTL Belgium SA, Plug RTL, RTL.be/videos, RTL Belgium SA, RTL à l’infini, RTL Belgium SA, radio contact, radio mint, Cobelfra[note], 7 Dimanche, Les Éditions urbaines SA, De Belegger, Sud Presse (La Capitale, La Meuse, La Nouvelle Gazette, La Province, Nord Eclair, et Sudpresse.be), Les Éditions du Hainaut SA (Les différentes éditions du Vlan. Le groupe Rossel appartient à la famille Hurbain. 136ème fortune belge avec € 169 471 000[note].

Le groupe Mediahuis (ancien Corelio) (De Standaard, Het Nieuwsblad, Nostalgie…) possède avec d’autres groupes, un peu de Belga, un peu de RTL qui, dans un montage digne des entreprises du Bel20 ou du Cac40, rachète, acquière, reprend, en gros : concentre. Mediahuis Partner SA, propriété de Thomas Leysen (373ème fortune belge), possède 50,6% de Mediahuis ; Concentra, qui en détient 32,7% fait partie du groupe Mediahuis.

Reste IPM, détenu entièrement par la famille Le Hodey (438ème fortune belge).

On ne s’étonnera dès lors guère de la façon dont cet été La Libre et Paris Match (IPM), ainsi que Le Soir (Rossel), ont fait l’éloge de l’ancienne Première ministre[note]. On vend des politiques comme on vend un produit.

Alexandre Penasse

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LES FAKE NEWS NE SONT PAS L’APANAGE DES RÉSEAUX SOCIAUX

Le texte qui suit a été proposé pour publication à La Libre Belgique, qui l’a refusé, pour des raisons d’équilibre éditorial [note]. Il a ensuite été proposé au Soir qui n’a pas pris la peine de répondre. Je profite donc de l’accueil qui m’est accordé régulièrement par Kairos pour le faire connaître. J’ai la faiblesse de croire qu’il est intéressant et … dérangeant.

Il est de bon ton de tourner en dérision les informations fantaisistes ou sans fondement qui pullulent sur les réseaux sociaux. Il est légitime de s’en indigner lorsque de fausses nouvelles (il est plus moderne de dire fake news) sont répandues dans le but de tromper ou de manipuler l’opinion publique.

Cela dit, il peut être tentant de qualifier de fake news (voire de propos conspirationnistes) des déclarations ou propos basés sur des faits vérifiables ou des études crédibles qui ont le tort de contredire le discours dominant. Certains journalistes ne résistent pas toujours à la tentation de recourir à l’amalgame pour discréditer une thèse controversée ou politiquement incorrecte.

En cette période de début de déconfinement physique, il serait regrettable de voir s’installer insidieusement un autre confinement, celui de la pensée dont les conséquences seraient dramatiques pour notre fonctionnement démocratique. Il ne s’agit pas ici d’hypothèses théoriques, mais de constats qu’il est facile de vérifier. Depuis de longs mois, la presse quasi unanime relaie généreusement les discours et prévisions enthousiastes sur l’avènement de la 5G émanant de l’industrie des télécommunications.

Les prises de positions critiques, de plus en plus nombreuses et largement étayées, émanant d’associations citoyennes, mais aussi de scientifiques préoccupés par l’impact potentiel de la 5G sur l’environnement, la santé et les équilibres planétaires, sont à peine évoquées. Pire, lorsqu’elles le sont, c’est pour les soumettre d’emblée à l’avis généralement aussi péremptoire que méprisant des porte-parole de la bien-pensance industrielle.

Un pas de plus a été franchi récemment avec une déclaration du CEO de Proximus, Guillaume Boutin, affirmant pour prouver l’innocuité du déploiement de la 5G ce qui suit : « On recense 30.000 études sur l’impact du rayonnement électromagnétique lié à la téléphonie mobile. Aucune d’entre elles n’indique qu’il y aurait un risque pour la santé ». (Interview du 3 avril dernier dans La Libre Belgique). Le président du Conseil d’administration de Proximus, l’ancien ministre Stefaan De Clerck, a pris à son compte ce propos lors de l’assemblée générale du groupe (voir L’Écho du 16 avril 2020). Or cette affirmation est une contre-vérité grossière. Soit MM. Boutin et De Clerck affabulent par ignorance, soit ils mentent de la manière la plus cynique.

En tout état de cause, il s’agit là de fake news visant à tromper l’opinion publique. Émanant de personnalités responsables d’une entreprise de service public, c’est inacceptable. Que MM. Boutin et De Clerck disent que la littérature scientifique ne permet pas d’affirmer la nocivité des rayonnements électromagnétiques liés à la téléphonie mobile, pourrait encore se comprendre. C’est tout à fait faux, mais il est vrai que des scientifiques proches des milieux industriels continuent à le proclamer sur base d’études épidémiologiques qu’ils jugent non concluantes. Ils auraient au moins quelques références sur lesquelles s’appuyer, alors que leur déclaration ne repose sur rien.

C’est d’autant plus grave que cette même déclaration a manifestement inspiré le ministre Philippe De Backer. Dans sa réponse à une question parlementaire récente (mercredi 6 mai 2020), il dit : « Les aspects sanitaires des radio-fréquences et en particulier celles utilisées dans la téléphonie mobile font l’objet de différentes études scientifiques. Depuis plus de 30 ans, de multiples études sont réalisées. L’évolution de ces études est suivie en permanence. Sur la base de ces études, aucun lien n’a été démontré entre l’émission d’ondes et un quelconque danger sur la santé, à condition que ces émissions restent dans les limites recommandées par l’Organisation mondiale de la santé. »

Le ministre se révèle ainsi le porte-voix fidèle de l’industrie des télécommunications. Il devrait prendre connaissance des très nombreuses publications scientifiques qui contredisent ses propos. Il devrait aussi prendre connaissance du rapport du Conseil supérieur de la santé du 19 mai 2019 lequel, à propos de l’exposition aux radiations non ionisantes, reconnaît qu’il a été démontré que les rayonnements de micro-ondes agissent via activation des canaux calciques dépendant du voltage, induisant des effets biologiques à des niveaux non thermiques (c’est-à-dire en dessous des valeurs limites recommandées par l’OMS lesquelles ne reconnaissent que les effets thermiques).

En cas d’exposition régulière ou, pire encore, permanente, ces effets biologiques sont susceptibles d’entraîner des conséquences graves pour la santé, particulièrement pour les enfants et les embryons.

De nombreux risques de dommages à la santé sont identifiés :

lésions de l’ADN cellulaire ;stress cellulaire ;altération de l’expression des gènes ;troubles neurologiques, y compris dépression et autisme ;troubles cardiaques, incluant tachycardie, arythmie et arrêt cardiaque ;perturbation du sommeil ;infertilité et altération de la qualité du sperme ;cancers.

Par ailleurs, le ministre feint d’ignorer que la 5G mettra en œuvre des gammes de fréquences inédites (3.5 et 26GHz) pour lesquelles les études d’impact biologique sont rares.

Lorsqu’on déplore la perte de confiance de la population envers les responsables politiques, il y a lieu de s’interroger d’abord sur l’attitude de ces mêmes responsables. La confiance doit avant tout se mériter. C’est vrai aussi pour les médias. Le technologisme ambiant a fait basculer beaucoup de journalistes de l’esprit critique à la croyance. C’est particulièrement interpellant lorsqu’on est confrontés à des enjeux de société aussi déterminants que celui de la généralisation de la 5G.

Paul LannoyeDocteur en Sciences physiques, Président du Grappe.

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RÉVOLUTIONS TECHNOLOGIQUES : ET SI L’ÉCHEC ÉTAIT LA NORME ?

Celui qui ignore l’Histoire est condamné à reproduire les erreurs du passé. L’adage, si souvent répété mais tout aussi souvent ignoré est d’une pertinence qui devrait inciter à plus d’humilité et de prudence chez les décideurs de toute obédience, même lorsqu’ils communient dans la même célébration des bienfaits de l’innovation technologique.

J’invite les lecteurs de Kairos à s’interroger sur deux grandes innovations technologiques qui ont marqué le vingtième siècle : la découverte des pesticides de synthèse et leur utilisation massive dans le cadre de la fameuse révolution verte des années 1950–1960 et la production d’électricité grâce à la maîtrise de l’énergie nucléaire dès les années 1950. Ces deux grandes innovations technologiques ont été présentées à l’origine comme autant de progrès incontestables pour l’humanité, toutes en mesure de résoudre des problèmes de société majeurs.

La révolution verte, grâce notamment aux produits phytosanitaires (appellation officielle et particulièrement valorisante des pesticides de synthèse) avait pour ambition de résoudre définitivement le problème de la faim dans le monde. L’énergie nucléaire civile (à ne pas confondre avec la militaire) était appelée à répondre à tous les besoins énergétiques partout dans le monde, à un coût dérisoire. Aucune de ces deux merveilleuses innovations n’a répondu aux promesses qu’elles ont annoncées, même si, dans un premier temps, elles ont pu donner l’illusion de leur pertinence.

LES PESTICIDES ET LA FAIM DANS LE MONDE

La révolution verte, portée par l’agronome Norman Borlaug, qui fut récompensé pour cette paternité remarquable en 1959 par le prix Nobel, était basée sur le recours systématique aux engrais chimiques (N, P, K), aux semences sélectionnées et aux pesticides. Elle a permis d’augmenter considérablement les rendements de la production agricole. Mais cela n’a pu avoir lieu qu’au prix de lourds investissements, le plus souvent hors de portée de la paysannerie des pays souffrant d’une insuffisance de la production alimentaire.

On a logiquement assisté au fil des décennies à une dépossession des terres de culture exploitées traditionnellement par des petits paysans au profit d’une classe privilégiée d’exploitants et surtout par les multinationales de l’agro-alimentaire. Les cultures de rente ont supplanté les cultures vivrières ; les paysans se sont reconvertis en salariés sous-payés des exploitations agricoles ou ont quitté les campagnes pour les bidonvilles.

Au fil des décennies, les rapports de la FAO, l’Agence de l’ONU pour l’agriculture et l’alimentation, ont bien dû constater que le nombre de sous-alimentés dans le monde ne diminuait pas.

En 1996, à Rome, les représentants des Nations-Unies au Sommet mondial de l’alimentation se sont engagés à réduire de moitié le nombre de sous-alimentés à l’échéance de 2015. Cet objectif n’a évidemment pas été atteint. Comme ne sera pas atteint l’objectif du millénaire (adopté unanimement en 2000) d’atteindre cet objectif en 2020.

Les rapports publiés successivement par Jean Ziegler, Olivier De Schutter et Mme Hilal Elver en tant que rapporteurs spéciaux des Nations-unies sur le droit à l’alimentation pointent l’inaptitude et l’injustice des politiques en vigueur pour résoudre le lancinant problème de la sous-alimentation de centaines de millions d’êtres humains dans le monde actuel.

La révolution verte et ses technologies à haut rendement sont clairement en cause. Si l’agriculture industrielle s’est perpétuée, c’est au prix du soutien financier permanent et massif des grandes puissances et au détriment des agriculteurs soumis aux injonctions du marché mondial et prisonniers d’un endettement croissant. Mais, ce qui est pire, c’est que cette révolution prétendument verte a entraîné une érosion massive des terres dans le monde, la contamination généralisée des écosystèmes par des pesticides de synthèse dangereux pour le vivant, en particulier pour les êtres humains et, paradoxalement, l’éviction des paysans de leur rôle de fournisseurs d’aliments. Le rapport d’Hilal Elver rappelle en outre que les pesticides tuent 200.000 personnes par intoxication chaque année. Son verdict est sans appel : il faut, partout dans le monde, reconvertir les pratiques agricoles à l’agroécologie, ce qui signifie l’abandon des pesticides. La vision présentée comme géniale de Norman Borlaug, le père de la révolution verte, s’est fracassée sur les contraintes écologiques et sociales du monde réel.

L’ÉNERGIE NUCLÉAIRE OU LE FARDEAU INSUPPORTABLE LÉGUÉ AUX GÉNÉRATIONS FUTURES

En 1957, le traité Euratom, signé par les six pays fondateurs de la Communauté européenne et toujours en vigueur à ce jour, institue une Communauté européenne de l’énergie atomique. Il précise que cette Communauté a pour mission de contribuer, par l’établissement des conditions nécessaires à la formation et à la croissance rapide des industries nucléaires, à l’élévation du niveau de vie dans les États membres et au développement des échanges avec les autres pays.

La Communauté européenne n’entendait pas être à la traîne des deux grandes puissances, les États-Unis et l’URSS, engagées dans un ambitieux programme de développement d’une industrie nucléaire civile bénéficiant de l’acquis technologique hérité du programme de production des armes atomiques.

Créée quelques années plus tôt par l’ONU, l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) s’était donnée pour mission de promouvoir le développement d’une industrie nucléaire civile tout en garantissant en principe l’étanchéité entre les utilisations civiles et militaires de l’énergie nucléaire.

L’adage à la mode à cette époque était euphorique : « nuclear energy is too cheap to meter » (trop bon marché pour qu’on prenne la peine de chiffrer son coût).

Dix ans plus tard, en 1968, le traité de non-prolifération nucléaire (NPT) était conçu pour stimuler le développement des programmes nucléaires civils partout dans le monde, tout en réservant la capacité d’utilisation de l’arme nucléaire aux cinq États détenteurs historiques d’un arsenal nucléaire.

L’émergence d’une contestation de plus en plus étayée scientifiquement de la pertinence du recours à l’énergie nucléaire n’a pas entamé l’optimisme des économistes et des experts des institutions internationales. En 1974, l’AIEA envisageait pour l’an 2000, une capacité de production d’énergie nucléaire mondiale de 3.500 GW, et dans le meilleur des scénarios, de 5.000 GW. L’OCDE était à peine moins optimiste en 1973 avec sa fourchette 2.900GW4.400GW.

La réalité s’est montrée cruelle avec ces prévisionnistes en cours. En l’an 2000, la capacité de production d’électricité d’origine nucléaire opérationnelle dans le monde a atteint 350GW, soit le dixième de celle considérée en 1974 comme la plus probable par l’AIEA. Il est vrai que deux cygnes noirs étaient apparus entretemps ; le premier en 1979, à Three Mile Island et le second en 1986 à Tchernobyl[note].

Aujourd’hui, cette capacité de production a atteint un pic historique, soit 370 GW en 2019. En 20 ans, l’accroissement annuel moyen a été d’1 GW ![note]. Le troisième cygne noir, apparu en 2011 à Fukushima a sonné le glas des derniers espoirs de renouveau d’une industrie fondamentalement incompatible avec le vivant et incapable de garantir la sécurité qu’elle prétendait assurer[note].

L’acharnement mis par deux États pionniers du développement de l’industrie nucléaire (la France et la Russie) à nier l’évidence et à continuer la recherche de clients pour ses réacteurs ne repose que sur des aides et financements d’État qui s’avéreront tôt ou tard intenables.

Le KWh nucléaire n’est pas, et n’a jamais été, trop bon marché pour justifier de nouveaux investissements dans la filière nucléaire. Il est aujourd’hui nettement plus cher que le KWh éolien ou solaire. Seule l’inconscience scandaleuse de responsables politiques myopes ou aveugles permet la survie d’installations de production vétustes et éminemment dangereuses.

L’industrie nucléaire n’a apporté à l’humanité que la contamination radioactive irréversible de vastes territoires, des millions de victimes humaines et le fardeau insupportable de quantités énormes de déchets qu’il faudra tenter de gérer tant bien que mal pendant des siècles.

La révolution numérique d’aujourd’hui nous enjoint de communier dans la même ferveur avec tous ceux qui veulent l’imposer pour notre bien. Pas plus que la révolution verte ou la révolution nucléaire, elle ne tiendra ses promesses.

Elle est insoutenable pour trois raisons :

elle va contribuer à un énorme accroissement de la demande en énergie, en contradiction totale avec les objectifs affichés de maîtrise des dérèglements climatiques ;

elle va mobiliser en abondance des métaux rares et buter sur des limites physiques de disponibilité incontournables ;

elle va exacerber le problème de la pollution électromagnétique et de son impact sur la santé et les équilibres planétaires.

La pandémie du coronavirus qui paralyse le monde au moment où j’écris ces lignes a au moins un avantage : elle nous permet de mesurer l’importance du lien social et de nous interroger sur la déshumanisation rampante du monde qui se construit.

Paul Lannoye, président du Grappe

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« PLUS DE LIENS… ». OUI, MAIS LESQUELS ?

C’est un débat aussi vieux que la philosophie : quelle est la part de la nature et de la culture dans la détermination de nos actes ? Plus récent : quelle est la part de l’inné ou de l’acquis dans nos comportements ? La polémique s’est souvent conclue par : « Un peu des deux, avec une interaction constante entre les deux… » [note]. Aujourd’hui, sous la pression de féminismes de combat, c’est autour de la question du genre – qui serait tout et le sexe rien – que la polémique a été relancée. Sur ce sujet, Kairos a publié quelques articles qui dénonçaient des excès bien utiles aux illusions prométhéennes de certains productivistes. Cela nous a valu de solides inimitiés… Tentant de nous appuyer sur des faits, nous continuons l’exploration des bases psycho-physiologiques des comportements humains, cette fois en partant de l’ouvrage Sous le signe du lien[note] du neuropsychiatre bien connu Boris Cyrulnik. 

Un des slogans favoris des objecteurs de croissance est « Moins de biens, plus de liens ». Il est certain que de passer moins de temps à courir après les richesses matérielles, laisse l’opportunité (kairos) de re-nouer des liens humains plus riches. Mais quels types de liens les humains développent-ils – ou pas ? 

Boris Cyrulnik est celui qui a donné ses lettres de noblesse au mot « résilience ». Il a introduit le terme[note] en psychologie pour désigner la capacité d’un individu à « se remettre » d’un traumatisme psychique. Sous le signe du lien est un ouvrage basé sur des observations scientifiques très pointues qui permettent de peindre une histoire naturelle de l’attachement, en commençant dès la vie intra-utérine. Mais Cyrulnik commence par une autocritique d’une démarche qui serait trop scientiste car beaucoup « croient observer le monde, alors qu’ils n’observent que l’impression que le monde leur fait. ». Et c’est vrai qu’il est de nombreux exemples où des individus, prétendument rationnels, croient ce qu’ils ont envie de croire plutôt que de se soumettre à des faits qui les dérangent. 

Il faut bien avouer que les observations réalisées par Cyrulnik et autres étho-psychanalystes ont de quoi déranger. En observant ce qui se passe dans le monde animal, non pas pour prôner une imitation (rejet de la sociobiologie[note]), mais pour découvrir ce qu’il y a de commun chez les espèces qui ont opté pour la reproduction sexuée (bien plus génératrice de diversité que la parthénogenèse). Ils mettent ainsi en évidence les constantes biologiques qui déterminent aussi les humains. En commentaire de son propre ouvrage, Cyrulnik dira « Je pense qu’avant de lire ce livre, vous aviez les idées claires. J’espère maintenant qu’elles sont confuses, car il faut douter, croyez-moi ! ». 

LA MÈRE ET L’ENFANT 

Dans une première partie titrée « La mère », Cyrulnik étudie la progressive « entrée au monde » de l’enfant ; tout naturellement, celle-ci se fait via la mère, d’abord 9 mois dans son ventre et puis dans ses bras et dans un environnement où elle est fort présente. Des observations montrent ainsi que le fœtus (mot inapproprié car trop « biologisant ») est, dès les derniers mois, en communication intense avec sa mère et avec le monde extérieur avec ses sens du toucher, olfactif et auditif. Cette socialisation d’avant la naissance conduit le neuro-psychanalyste à ironiser sur le concept de mère porteuse (« Moi qui croyais que toutes les mères étaient porteuses… ») qui réduit la gestation à une mécanique alors qu’elle est déjà relationnelle. À côté de la location des bras ou des cerveaux (le salariat), de la location des vagins (la prostitution), avec la GPA, on imagine aujourd’hui louer les utérus, niant l’intrication psychologique intense entre une mère et le futur humain qu’elle nourrit en son sein. Sous le signe du lien montre que l’on survalorise à tort le seul aspect biologique de la gestation : dès les débuts de la vie, des liens psychologiques sont déjà très présents. 

METTRE AU MONDE UN PÈRE 

Puisque c’est la mère qui « façonne » l’enfant avant et juste après la naissance, il se fait que c’est elle qui présente à l’enfant celui qui deviendra son père. Cyrulnik préférerait le terme de mari ou mieux encore celui d’« homme d’attachement » car, là, le biologique est absent : c’est en faisant comprendre à son bébé que celui-là est le mâle qu’elle a élu, que la mère « fait naître un père »[note]. 

Aux divers stades de développement de l’enfant, les poids respectifs du biologique, du psychologique, du symbolique, du social évoluent et cet équilibre dépend des sociétés dans lesquelles évolue l’enfant. La sociologie montre que « plus l’environnement social est protecteur, plus le rôle paternel devient secondaire. » Les qualités requises pour un père évoluent de même (« …l’intelligence, qui n’était qu’une valeur secondaire, une valeur de femme au XIIIe siècle, est devenue une valeur masculine au XIXe siècle parce qu’elle donnait accès au pouvoir social »). 

Parfois, ces évolutions induites par la modernité ont des conséquences néfastes sur le plan des comportements : « Quand il n’y a pas de ′′père psychique′′, l’enfant ne peut pas échapper à la toute-puissance de la mère dévorante. Pour trouver un semblant de libération, il cherche un père extra-familial, un substitut paternel. Il trouve alors un chef de bande, un membre politique, un père charismatique, un fondateur de secte. Le manque de père l’a rendu apte à se soumettre… pour échapper à sa mère ! ». 

Cyrulnik considère qu’« il n’y a pas de culture sans rôles sociaux sexués. (…) Ne pas savoir de quel sexe on est, c’est ne pas savoir qui on est. (…) Mais toute identification est une amputation, un renoncement à devenir quelqu’un d’autre, à réaliser une autre possibilité de soi. Les enfants mal identifiés ne connaissent pas ces amputations épanouissantes : être homme ou femme c’est tout pareil, disent-ils, riche ou pauvre, ici ou ailleurs, mort ou vivant… » Dès 2010, le neuro-psychanalyste développait donc des idées qui ressemblent diablement à celles développées par le journal La Décroissance dans le n°161 de juillet 2019, « Contre la grande confusion »[note]. 

COMMENT FAIRE COUPLE 

Puisque la majorité des enfants sont conçus au sein de couples, l’étude des liens qui s’établissent au sein des couples fait partie des recherches des étho-psychanalystes. Ils constatent que la nature de ces liens dépend en grande partie de ce qui s’est passé dans la prime enfance des partenaires. Un certain Gordon a dit que « tout se joue avant 6 ans ». Avec l’observation étho-psychologique, il apparaît que même les relations au sein d’un couple dépendent d’un phénomène qui se déroule dans les premiers mois de la vie. Ce phénomène est celui de « l’empreinte » : les humains partagent avec les vertébrés l’existence d’une période, parfois très courte, parfois plus longue, au cours de laquelle l’être en formation s’attache à la personne qui est proche de lui, qui l’entretient, qui le protège. On connaît cette jolie histoire (qui date de 1935) des oisons qui suivaient Konrad Lorenz plutôt que leur mère l’oie car l’éthologue avait été présent au moment où l’empreinte (ou imprégnation) se fixe lors d’une phase de maturation du cerveau des oies. Ce processus purement neurologique, avec des nombreuses variantes, existe dans le règne des animaux sexués et donc bien chez l’humain. 

Ainsi donc, au sein des couples, on sait que les débuts sont sous l’influence hormonale et régis par la passion amoureuse (éros) mais la stabilité du couple dépend bien évidemment de l’harmonie sociale et intellectuelle qui unit les partenaires. Il existe aussi un troisième lien, l’attachement[note], qui est en quelque sorte la répétition de l’empreinte, ce besoin neurologique de lien qui est né lors de la période propice du développement cervical dans les premiers mois. Cet attachement, assez irrépressible, pousse parfois à se comporter d’une manière que l’on juge peu sensée mais qui est inscrite dans nos circuits neuronaux. Ainsi, cet attachement peut même aller se loger dans la détestation, dans la haine, qui tient ensemble certains couples étonnants. De même, une peur violente, un stress intense semblent rouvrir la possibilité de s’attacher à une personne déterminée. C’est ce qui serait à l’origine du syndrome de Stockholm qui voit des otages « tomber amoureux » de leur bourreau (à condition que celui-ci fasse mine d’être sympa, de les protéger quand même…). 

Comme quoi, nos déterminismes, hérités de centaines de millions d’années d’évolution, nous poussent parfois à d’étranges comportements. Cela donne raison à Spinoza pour qui l’Homme n’est qu’un élément de la nature semblable aux autres, soumis aux mêmes lois : « Nous nous croyons libres parce que nous ignorons les causes qui nous déterminent ». Mais Spinoza nous dit aussi que la connaissance de ce qui nous détermine permet de moins subir ces contraintes extérieures. L’étho-psychanalyse, qui marie enfin nature et culture, est décidément une aide précieuse à notre partielle libération… 

POURQUOI TANT DE NOS CONTEMPORAINS REFUSENT LE SEXE… 

Dans le chapitre « Mort au sexe », Cyrulnik montre combien, pour des raisons biologico-psychologiques, le désir sexuel est tyrannique et source d’angoisse[note]. La passion sexuelle rend dépendant et oblige, inconsciemment, à se soumettre au partenaire qui apporte la jouissance tant attendue. Alors, « …l’extinction amoureuse est souhaitée comme un soulagement… ». En ces temps où l’individualisme et la recherche d’une illusoire autonomie totale sont exacerbés, cette libération des exigences du sexe est grande. Dans les couples, il est plus aisé de vivre avec un conjoint qu’on n’aime guère (« L’amour sexe, l’amour passion, c’est ailleurs dans la fièvre, la souffrance, l’exaltation… » dit une dame analysée par le psy). Heureusement pour la stabilité de nos sociétés hypermodernes, il reste l’attachement, ce sentiment qui naît dans la durée grâce à la proximité. Certes, comme tout bon tranquillisant, l’attachement engourdit les sens mais dans la vie complexe et stressante du XXIe siècle, la sécurité d’un couple apaisé est parfois une question de survie mentale. 

Cyrulnik, qui s’est spécialisé dans l’accompagnement des enfants « sans famille », abandonnés lorsqu’ils étaient tout petits, a constaté que ceux-ci, privés des repères stables et d’organisateur externe qu’apporte une famille, compensaient souvent ce manque en s’auto-centrant, en développant un « narcissisme sans miroir » qui leur permettrait parfois d’avoir une vie plus épanouie que des enfants avec famille. Ces derniers, protégés, mais quelque peu amputés de la liberté qu’autorise l’absence d’une famille et de ses contraintes affectives et sociales, vont plutôt vers des névroses adaptatives, peu favorables à des vies « héroïques ». 

Ce qui étonne ces derniers temps, alors que les enfants abandonnés sont de moins en moins nombreux, est la multiplication de ces profils psychologiques d’adolescents en quête d’identité. L’explication se trouverait dans une instabilité non plus due à l’absence de parents mais à des familles instables, professionnellement, affectivement, géographiquement, qui laissent des jeunes dans une adolescence de plus en plus longue, toujours en recherche de repères sociaux, sexuels, de genre… Cyrulnik rejoint aussi le sociologue Alain Ehrenberg qui a mis en évidence ce phénomène dans La fatigue d’être soi[note]. 

Alain Adriaens 

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La « zad » de Notre-Dame-des-Landes, un récit en action

Voici la description provisoire d’un lieu social qui tente de sortir des impasses du capitalisme industriel et d’échapper à ses effondrements. Ce lieu est la « zad » située dans le bocage de Notre-Dame-des-Landes, à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de Nantes. C’est dans ce bocage que, depuis une quarantaine d’années, les divers gouvernements français ont tenté d’imposer un aéroport plus grand que le premier (« Nantes-Atlantique »). Mais « échapper à l’effondrement » est un peu abstrait. C’est pourquoi un habitant du bocage précise qu’au-delà de cet aspect, il y a des désirs concrets et sensibles : « C’est aussi, dit-il, l’envie de sortir d’une vie trop étriquée pour être exaltante, de rompre avec un chemin de vie trop individuel et solitaire pour n’être pas pathologique, d’échapper au travail en entreprise dans les valeurs duquel et de laquelle on ne se reconnaît pas. C’est enfin l’envie que naisse quelque chose de nouveau, porté par une force populaire bien plus large et bien plus forte que nous ». Le bocage « nantais » ou « libertaire » (je le nommerai ainsi désormais) est-il une société autre ? Une société d’après ? Pour une caractérisation rapide, je dirai qu’on est dans un lieu en véritable transition : on vit autrement que dans nos villes et que dans nos campagnes. La différence y est très sensible, bien qu’on y observe d’inévitables « reliquats » de capitalisme industriel (le bocage libertaire n’est ni hors-sol ni hors-temps). Le présent récit est surtout une description ethnographique provisoire, à laquelle s’ajoutent ici et là des éléments minimaux d’analyse anthropologique.

QUELQUES PRÉCAUTIONS PRÉALABLES

À toutes fins utiles, je rappelle et j’insiste : il existe déjà un aéroport « historique » au sud de Nantes (« Nantes-Atlantique »), et pour les gouvernements successifs il s’agissait de construire, dans le bocage, un aéroport plus grand.En général, les mots qu’on utilise aujourd’hui sont importants parce qu’ils essaient soit d’exprimer une vérité-réalité (et alors ils composent une langue), soit de la masquer (et alors ils composent une novlangue). La question se pose d’emblée pour la « zad ». À partir de maintenant, je ne dirai plus « zad » (« Zone d’Aménagement Différé », sigle-novlangue de la technocratie étatique et entrepreneuriale, sigle que les résistants ont inversé en « Zone À Défendre » au cours du combat contre l’aéroport). Je ne dirai plus « zad » car une partie des bocagers, je crois, souhaite abandonner le mot. Il faut dire que désormais la zone est non plus à défendre, mais à habiter. (Tout cela ne veut pas dire que les résistants nantais n’aient pas aimé le mot de « Zone À Défendre » et la chose qu’il désignait). À la place de « zad », je dirai « bocage » ou j’userai de tout autre mot non technocratique. De même, je ne parlerai plus des « zadistes », mais des « résistants » ou des « habitants », des « libertaires », des « écolo-libertaires », ou j’utiliserai toute autre appellation adéquate. Il importe ici de ne pas présupposer que les résistants forment un groupe homogène, uniformément écologiste. Que d’aucuns aient cette sensibilité au départ est certain. Mais beaucoup d’autres viennent d’horizons différents : lutte prolétarienne, combat pour les libertés et les services publics, solidarité avec les migrants, anti-autoritarisme et autogestion, mouvement squat, etc. Puis, à la faveur du combat contre l’aéroport, combat aux résonances évidemment écologistes, des influences réciproques se sont exercées, et des convergences ont eu lieu qui ont incité à la prise en compte de ces enjeux.Les gens du bocage sont souvent qualifiés d’anarchistes et parfois ils se disent tels (dans certaines de leurs toilettes sèches, on lit l’inscription humoristique : « L’anarchie dans la sciure »). Pour ma part, je ne reprendrai pas le mot d’anarchie car il a tant de significations et recouvre tant de tendances politiques différentes qu’il est difficile de s’y retrouver (quand le mot ne veut pas dire simplement : chaos, bazar, anomie…). Je dirai plutôt libertaire, car les gens du bocage pratiquent des valeurs de liberté commune, active et concrète : liberté d’agir en commun, solidarité, entraide et co-activité quotidiennes, non-centralité de la propriété et de l’argent, priorité de l’usage sur la propriété, autonomie active (indépendance à l’égard de l’État souverain et de l’Entreprise), activité autonome réelle (et non pas cette passivité déguisée en activité qui caractérise le salariat et dans laquelle le salarié, soumis à un manager-président, étatique ou privé, est plus passif qu’actif car une bonne partie de son « activité » obéit aux objectifs de la technostructure managériale de l’État absolu et de l’Entreprise). À tout cela on ajoutera : absence de hiérarchie personnelle, donc égalité pratique et concrète, refus d’une autorité verticale instituée en système, acceptation, semble-t-il, d’une verticalité de « la signification imaginaire sociale » (Castoriadis), ce qui veut dire : chacun obéit à la Loi symbolique (ou « signification imaginaire ») que les membres de la communauté politique ont placée au-dessus de leur tête, signification imaginaire qui tient en quelques mots : « liberté active, fraternité pratique, autonomie concrète de la communauté et des individus ».

Faute de place, je n’insisterai pas longuement sur un aspect anthropologique important : la sacralité politique. Mais l’importance de ce point exige que, même dans l’espace étroit de cette description, on en dise quelques mots – à commencer par ceci : le sacré n’est pas le religieux ou le divin. Le bocage nantais est une région de sacralité politique, au sens où le sacré qui caractérise la plupart des sociétés humaines avant la révolution capitaliste-industrielle du XVIIIe siècle est précisément détruit par ladite révolution industrielle. Raison pour laquelle Marx, dans Le Manifeste, parle justement de la bourgeoisie comme d’une force de désacralisation. Définition : le sacré (en grec : hieros = sacré et fort, robuste, vigoureux), c’est la puissance commune qui monte d’en bas, du peuple, et qui place au-dessus des individus des significations imaginaires sociales, en l’occurrence des valeurs d’autonomie commune qui viennent de leurs interrelations (selon un processus qui n’est donc ni une intériorité individuelle plate, ni une extériorité tombant du ciel, mais une intériorité relationnelle qui monte en supériorité). Le sacré va de pair avec ce que, dans son petit livre sur Le sacré et la per- sonne, Simone Weil appelle le « commun » ou l’« impersonnel ». Les valeurs concrètes de la communauté impersonnelle (liberté commune de débattre et décider, égalité, autonomie, entraide) sont sacrées au sens anthropologique du mot, c’est-à-dire inconditionnelles, supérieures aux individus qu’elles constituent pourtant de l’intérieur. C’est parce qu’il y a dans le bocage une hiérarchie impersonnelle (la Valeur impersonnelle « Égalité-Liberté active » domine la communauté des personnes) qu’il n’y a pas de hiérarchie des personnes (inégalité) et qu’il n’y a pas de contradiction fondamentale entre les valeurs communes et les individus qui les pratiquent.

En cela, le sacré s’oppose au divin (ou au religieux) qui naît avec les trois monothéismes, et surtout avec le christianisme pontifical au XIe siècle : le divin, y compris sous sa forme sécularisée qu’est le capitalisme, est une puissance qui descend d’en haut sur le peuple (puissance multiple : Dieu, l’État, le Capital, la Technoscience). Le PDG de la banque Goldmann Sachs disait récemment à un journaliste : « Je suis un banquier qui travail de Dieu » (« doing God’s work »). On comprend mieux ici en quoi c’est le Dieu capitaliste ou industriel qui désacralise les hommes et la société. À l’inverse, il semble que le mouvement initié par les bocagers tende à re-sacraliser la société et les hommes. Sacralité bien sûr non pas religieuse, mais politique, puisque les pratiques communes ne sont pas gravées dans le marbre une fois pour toutes, mais toujours offertes au débat et à la discussion. Durkheim écrit dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse : « Il y a, tout au moins, un principe que les peuples les plus épris de libre examen tendent à mettre au-dessus de la discussion et à regarder comme intangible, c’est-à-dire comme sacré : c’est le principe même du libre examen. ».

De façon générale, par la suite, j’utiliserai le mot État dans un sens apparenté au premier sens que lui donne le philosophe italien Gramsci. Ce premier sens (selon une vision grams- cienne un peu réorientée ici) c’est l’État comme gouvernement, comme Souverain absolu, donc réellement ou potentiellement autoritaire ou totalitaire. (Il y a un second sens, c’est l’État comme instrument de coordination administrative et sociale, mais ce n’est pas de cet État-là dont il est question par la suite. Il sera seulement question du Souverain absolu, historiquement hérité de la réforme grégorienne de l’Église au XIe siècle, et de la monarchie absolue de l’âge classique. Quand l’État est souverain, c’est que le peuple ne l’est pas. C’est par exemple le Souverain absolu qui décrète l’état d’urgence, sanitaire, policier ou militaire.)Je ne peux pas relater ici l’ensemble de ce que j’ai observé au cours de mon séjour, car j’ai vu parfois des choses (pas graves à vrai dire, mais) qui sont aux confins de la légalité injuste de la société industrielle ; les raconter serait donc exposer les libertaires du bocage au risque de rétorsions judiciaires et/ou policières. Or l’ethnographie, même en cette version minimale pratiquée ici, n’est pas une activité de mouchardage. N’oublions pas qu’en société industrielle, le Droit est d’abord le bras armé de l’Économie (de l’Industrie, du Capital ou de l’Entreprise) au service de laquelle travaille l’État souverain. En l’occurrence l’État souverain avait prévu de confier la construction, l’exploitation et les bénéfices du nouvel aéroport à l’entreprise de BTP Vinci.

• Pour bien faire, et pour bien comprendre la période présente, il faudrait relater le passé récent du bocage, qui est une histoire de résistance à la volonté d’hégémonie de l’industrie bétonneuse sur les hommes et sur les terres paysannes. Il serait trop long de raconter ce passé. Mais il faut savoir que les occupants locaux ont vécu la guerre. Guerre menée par l’État souverain dans le but non pas certes de tuer, mais quand même d’évincer et de blesser les gens. Les photos de blindés lance-grenades dans le bocage sont impressionnantes. On se rappellera aussi que, pendant le combat contre l’aéroport, le collectif des résistants avait sa propre ambulance, car il n’était pas rare qu’en cas de blessure des manifestants, les « forces de l’ordre » retardent l’arrivée des secours afin de désespérer physiquement et moralement le mouvement de résistance.

PRÉSENTATION MINIMALE DU BOCAGE

Géographie physique : le bocage libertaire est une toute petite région située à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de Nantes. Cette région a la forme allongée d’une amande. L’amande bocagère fait environ 8 kilomètres de long (d’est en ouest) et environ 2 kilomètres dans sa plus grande largeur (du nord au sud). Au nord on trouve le bourg lui-même de Notre-Dame-des- Landes (là-bas on ne dit pas « village », mais « bourg »). Au sud se trouvent trois autres bourgs : Temple-de-Bretagne, Vigneux-de- Bretagne et La Paquelais. Le bocage est un bel ensemble de prés, de bois, de chemins et sentiers, de mares, de haies, de champs où l’on aperçoit beaucoup d’oiseaux divers, des chevreuils, des grenouilles, etc. Mais attention aux illusions : cette nature est loin d’être sauvage, elle est fortement anthropisée : elle est une culture. Ce qui ne l’empêche pas d’être belle. Au demeurant, les libertaires ne se bercent pas de l’illusion sauvage qui voudrait que la nature doive être un sanctuaire auquel on ne touche pas. Et surtout : ils s’opposent aux fantasmes de « solutions » écologiques qui ne remettraient pas en cause le capitalisme, l’industrialisation et le « développement » — lesdites « solutions » nourrissant l’idée que la sanctuarisation des 1.600 hectares du bocage permettrait d’accepter qu’en dehors du bocage, les gens continuent à se rendre dépendants de la sphère marchande et industrielle. Les bocagers, eux, estiment se situer entre la sanctuarisation et l’industrialisation. Ils semblent par exemple se réclamer d’une sylviculture paysanne et non industrielle. L’avenir de la forêt locale dira peut-être si leur sentiment correspond à la réalité.

Géographie politique : Physiquement toute petite, cette région est symboliquement (politiquement) d’une importance immense. Sauf erreur de ma part, on peut estimer le nombre des habitants écolo-libertaires à 150–200 environ. Ce qui est peu. Mais rappelons qu’aux temps forts de la lutte contre l’aéroport de l’État-Vinci les manifestations nantaises et bretonnes ont pu regrouper 50.000 personnes ! Personnes venues parfois de toute la France et parfois de plusieurs pays étrangers. D’ailleurs, les libertaires bocagers sont en relation internationale suivie avec d’autres régions du monde : Italiens du Val de Susa, habitants du Chiapas mexicain, Rojava kurde… et aussi avec un col- lectif écologiste anglais qui combat la création d’une troisième piste d’aéroport à Londres, etc. Donc pas de repli localiste ou nationaliste chez les bocagers. D’une façon générale, on peut considérer que ces 150–200 écolo-libertaires sont les « enfants » des dizaines de milliers de personnes qui ont manifesté plus ou moins régulièrement pendant des années contre le projet d’aéroport. Autrement dit, les 150–200 condensent en eux-mêmes les forces sociales du peuple actif qui, en s’opposant au projet d’aéroport, a conduit en janvier 2018 à la défaite de l’État-Vinci et à la victoire des libertaires sur lui… Victoire qu’il faut ajouter à la celle du Larzac en 1981, à celle qui fut remportée, la même année, contre le projet de centrale nucléaire de Plogoff (Finistère), puis à celle qui signa, en 1997, l’abandon d’une autre usine nucléaire au Carnet (Loire-Atlantique). Dans le sillage de la victoire de Notre-Dame-des-Landes il y a aussi des victoires plus discrètes mais non moins significatives : celle des habitants de Roybon en Isère contre le projet de Center Parcs de l’Entreprise touristico-industrielle Pierre et Vacances, et encore la victoire du quartier maraîcher des Lentillères de Dijon, contre un projet immobilier d’éco-quartier élaboré par la mairie.

Population : La population du bocage et des proches environs est diverse. Il y a des animaux : on en a déjà énuméré quelques-uns (« sauvages »). Mais il y a aussi des animaux domestiques : vaches, cochons, moutons, chevaux, poules, chiens, chats (parfois étiques et qui font pitié). Il y a des habitants historiques (qui vivent dans les bourgs, et dans les lotissements périphériques). Certains étaient hostiles à la fois à l’aéroport et aux (écolo)libertaires. Parmi ces historiques, il y a des fermiers « individuels » qui sont soit indifférents ou hostiles aux libertaires, soit sympathisants, et dans ce dernier cas, ils coopèrent (exemple : les libertaires donnent un coup de main au paysan historique, et celui-ci prête son vieux tracteur… industriel aux libertaires… qui débattent pour savoir si un vieux tracteur doit encore être dit « industriel »). Certains paysans historiques du bocage ont participé activement au combat commun contre le projet d’aéroport : et pour cause ! L’aéroport risquait de rayer purement et simplement leur ferme de la carte locale. La communauté de résistance dans le passé a permis qu’existe aujourd’hui une solidarité active et concrète entre les historiques et les « nouveaux ». À côté des animaux et des habitants historiques, il y a aussi les habitants (écolo)libertaires (estimation de 150–200 personnes permanentes). Ils ne représentent qu’une partie des militants libertaires engagés dans la résistance au projet d’aéroport. Cette mouvance est très diverse, et on peut dire que la tendance (écolo)libertaire qui habite aujourd’hui le bocage est la tendance la plus… (à vrai dire, il est difficile de la nommer). Je serais tenté de dire : la tendance la plus « modérée » (mais ça, c’est le vocabulaire des technocrates). Peut-être faudrait-il dire : la tendance la plus concrète, la moins idéologique, la moins idéocratique, la plus résolue à habiter le bocage, à faire émerger une société nouvelle concrète, à faire pratiquement en sorte que l’État Souverain, Vinci et leurs policiers ne reviennent pas mettre leur nez dans le bocage (« passez votre chemin, c’est occupé et habité ! »). Bref, c’est la tendance qui ne rechigne pas, quand le jeu en vaut la chandelle, à passer des compromis avec les habitants historiques et avec l’État Souverain.

Il faut savoir aussi que — paradoxalement en apparence — la victoire (l’annonce officielle, faite par Macron en janvier 2018, du renoncement gouvernemental au projet d’aéroport) a failli prendre l’allure d’une défaite pour les résistants : car une fois la victoire obtenue, que fallait-il faire ? « On a gagné. Très bien. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? On s’en va ? » Mais partir, n’était-ce pas laisser la porte ouverte à de nouvelles invasions industrielles ? Du reste, presque personne ne voulait partir, la plupart des gens souhaitant continuer à vivre sur place et à combattre ce que les libertaires appellent parfois « Babylone », c’est-à-dire le monde corrompu symbolisé par le projet d’aéroport. Il reste que pour de nombreux résistants il était difficile d’anticiper ou d’imaginer le virage de situation — pour certains c’était même impossible existentiellement. La question s’est posée aux résistants à peu près en ces termes. Et elle a suscité de graves dissensions et déchirements dans leurs rangs. Pour le dire trop vite, certains libertaires disons « puristes » ont objecté à la tendance « concrète » actuelle qu’il ne fallait pas négocier avec l’État Souverain parce que ce serait d’abord indigne et ensuite voué à l’échec. Les « concrets » actuels ont répliqué que si le but était de préserver « notre bocage, nos vies, nos amitiés, nos attachements et le sens politique du mode de vie que l’on défend, non individualiste, plus paysan, résolu à la défense des communs » (je cite un habitant), il fallait rester et, pour cela, négocier avec l’État. Au bout du compte, les « puristes » sont partis. Et les « concrets » ont accepté de déposer auprès de la Préfecture des dossiers individuels d’installation agricole (bail de 9 ans, renouvelable — dossiers dont certains sont encore en cours d’instruction). Initialement les « concrets » voulaient déposer des dossiers communs, mais on sait que l’État absolu européen est individualiste : « L’État c’est moi », disaient Louis XIV et Staline. Et comme l’État individualiste est puissant et formaliste, les « concrets » se sont dit : on accepte de déposer des dossiers individuels, et après, on fera bien ce qu’on veut, et si on veut travailler en commun, on le fera sans le crier sur les toits, et personne ne nous empêchera de le faire. Il faut préciser qu’être reconnu officiellement comme agriculteur individuel permet d’obtenir pendant un certain temps des subventions de… l’État français et européen. Ça aide ! (Autre contradiction des (écolo)libertaires. Mais qui oserait leur en faire le reproche, eux dont le courage physique et moral quotidien n’est plus à démontrer ?)

Les habitants libertaires concrets actuels forment un ensemble qui tente de faire société. Pour ma part et pour l’instant (ça peut changer), je ne suis pas sûr qu’on puisse déjà le qualifier de société. Pourquoi ? Parce qu’une société, c’est au moins (au-delà de la solidarité et de l’entraide concrètes) un mélange d’adultes, d’enfants et de vieux. Or dans le bocage écolo-libertaire il y a très peu d’enfants, et pas de vieux (mais il y a de vieux paysans historiques). L’essentiel de la population bocagère-libertaire se compose d’adultes âgés d’une trentaine d’années (parfois un peu moins, parfois un peu plus). Cela pose à terme la question de la longévité sociale organique du bocage libertaire. À signaler aussi, dans les deux lieux que j’ai vus, la forte disproportion entre hommes et femmes : à chaque fois, sur un hameau collectif d’environ 10 personnes, il y avait seulement 3 femmes. Pourquoi ? Mystère. Mais on m’a dit qu’un autre lieu était entièrement féminin. Comme je ne l’ai pas vu, l’affaire est à suivre.

Sociologiquement parlant, parmi les habitants libertaires actuels chez qui j’ai séjourné, il y a des non bacheliers, des bacheliers, un repris de justice (qui a fait 5 ans de prison), des ingénieurs, une passionnée de danse classique et moderne, une travailleuse sociale (éducatrice spécialisée), des étudiants en rupture d’études. Tous très savants manuellement et intellectuellement, et composant un ensemble fort courtois et éduqué. À noter : les Noirs ou les Maghrébins sont très rares dans le bocage. Presque tous les habitants sont blancs. Qu’est-ce que ça veut dire ? Je ne sais pas. En tout cas, je me garderai de le reprocher aux libertaires dans la mesure où Noirs et Maghrébins ont déjà parfois du mal à s’intégrer dans Babylone. A fortiori ne cherchent-ils pas à expérimenter d’autres formes de vie sociale.

Troisième type de population aperçue dans le bocage : des « marginaux » (que je n’ai pas fréquentés de près). Je vais essayer malgré tout de les décrire brièvement, superficiellement. Disons qu’ils n’ont pas du tout le même habitus que les précédents et ne vivent pas dans les mêmes lieux qu’eux. De loin, ils paraissent désocialisés, ou en tout cas dépourvus du désir d’instituer une société nouvelle. Ils ressemblent un peu aux vagabonds que l’on rencontre sur nos trottoirs urbains. Il se peut qu’ils aient fui nos villes corrompues-inhospitalières (nos Babylone) et qu’ils aient trouvé dans le bocage un refuge où on leur « fout » la paix et où ils parviennent tant bien que mal à vivre ou à survivre sous des toits solides et à peu près étanches (il paraît qu’il pleut de temps en temps en Bretagne…).

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Je me concentre maintenant sur les habitants (écolo)libertaires.

HABITAT ET MODE DE VIE

Les (écolo)libertaires vivent selon le principe du « collectif » (groupe d’une dizaine de personnes). Les groupes habitent soit des fermes (ou hameaux) historiques désertés par les propriétaires que l’État avait expropriés contre argent dans l’optique de la construction de l’aéroport, soit des lieux récemment auto-aménagés sous la forme d’une maison en bois (dite souvent « cabane »). Les occupants ne paient pas de loyer et en même temps ils ne sont propriétaires de rien. Gratuité d’usage de la terre et de l’« immobilier ». Il n’y a donc pas de « SDF » parmi les écolo-libertaires. (Précisons que les occupants ne paient pas encore de loyer, c’est-à-dire qu’ils n’en paieront pas tant que l’État central ou local n’aura pas régularisé les habitats par la signature de baux). Il semble que les collectifs se soient formés sur le mode des affinités amicales-politiques pendant le combat contre l’aéroport. L’amande bocagère comprend une quinzaine de tels collectifs (hameaux, fermes ou « cabanes »). Les noms sont historiques quand la ferme ou le hameau est historique (Les Fosses Noires, la Noé verte). Les noms sont récents quand l’aménagement est récent (les Cent-Noms).

La ferme ou la maison de bois se situe en général au centre d’un pré assez grand. Ce centre constitue l’espace de la vie commune. Il comprend une cuisine, une salle à manger (et parfois de lecture, d’informatique et de cinéma-maison), une salle d’eau, une buanderie avec lave-linge électrique. Je le souligne : tous ces espaces et tous ces équipements sont communs. Autour du centre commun, à quelques mètres ou dizaines de mètres, il y a des caravanes ou des mobil-homes qui sont les espaces privés et intimes pour les célibataires ou les couples (ou les rares couples avec enfants). Ne pas oublier un autre espace périphérique : la petite cabane abritant les toilettes sèches. Comme il n’y a pas de fosse sous les toilettes, il faut, quand le seau est plein (de sciure et du reste) le vider à tour de rôle sur le tas de fumier. Après deux ans de compostage, le fumier alimente naturellement la fertilité des jardins potagers.

Dans le hameau historique de la Rolandière se trouve la bibliothèque du bocage écolo-libertaire (dite Le Taslu). Toute en bois. Splendide. Gratuite. On peut consulter ou emporter. Dans la ferme du Haut Fay (en dehors et au nord de l’amande bocagère), il y avait une « université anarchiste », mais elle a cessé ses activités après quelques conférences gesticulées et quelques stages. Un habitant explique que l’idée était trop ambitieuse. C’est aujourd’hui un lieu d’ateliers, de fêtes ou de concerts. Les groupes et les individus qui composent les hameaux collectifs ont une vie très socia(b)le : ils reçoivent beaucoup de visites extérieures (par exemple des amis, des libertaires d’ailleurs, des chercheurs, des anthropologues, des artistes, des écrivains, des photographes, des auteurs de BD) et beaucoup de visites intérieures (de membres d’autres groupes locaux). On s’invite facilement à manger entre groupes. Dès lors que les visiteurs « non bocagers » participent aux activités agricoles et culinaires, ils mangent gratuitement avec les « bocagers ». Dans le bocage écolo-libertaire, on cuisine tous les jours (à tour de rôle) et on mange bien, la nourriture est goûteuse ! Dans l’ensemble on est plutôt végétarien. L’auberge des Culs-de-Plomb, elle, est très « carnivore ». À noter que sur ce point les libertaires carnivores sont conséquents et courageux : ils ne comptent pas sur les abattoirs industriels pour manger de la viande, ils tuent eux-mêmes les animaux qu’ils mangent. La nourriture végétarienne — tomates, courgettes, haricots, etc. — vient des potagers bio avoisinants.

Chaque lundi est pour tout le monde jour de ménage : on lave, on balaie, on nettoie la cuisinière à gaz, les surfaces de travail et les sanitaires. C’est ainsi dans toute l’amande bocagère. Les habitants trouvent commode d’avoir tous le même jour pour cet ensemble de tâches parce que cela permet par ailleurs de tenir plus facilement les réunions des groupes d’activités thématiques qui rassemblent généralement des gens de lieux divers. Les écolo-libertaires sortent assez souvent, surtout le soir. Principalement vers Nantes. Copains, resto, cinoche, etc. Ils font le trajet en voiture. Bonjour l’écologie. Mais leitmotiv : qui osera le leur reprocher ? En général les voitures sont personnelles, mais on se les prête mutuellement. Parfois ils vont (beaucoup) plus loin que Nantes, pour des vacances ou pour voir la famille. Mais les trajets ne se font pas forcément en voiture. Le train est également utilisé.

Récemment (juillet 2020), dans un pré voisin des Cent-noms, le bocage écolo-libertaire a accueilli une colonie de vacances pour enfants défavorisés de l’extérieur. Colo sous forme de camping : les enfants et les monitrices-moniteurs dorment sous la tente. Douches et WC provisoires. Un soir, un habitant, autodidacte en magie, nous a fait des tours de carte. Nous, c’est les autres habitants des Cent-Noms, les visiteurs et les enfants de la colo. Spectacle gratuit. Impressionnant. Grand succès ! Anthropologiquement parlant, il est intéressant de remarquer que le bocage nantais voit émerger une ritualité qui lui est propre. Ritualité évidemment non pas religieuse, mais politique, ou esthético-politique. Elle consiste en des fêtes, des bals, des banquets, des fest-noz. Par exemple, chaque 17 janvier on fête l’abandon du projet d’aéroport par un banquet, des chants, de la musique instrumentale, éventuellement par un lever collectif de charpente. Le 17 janvier 2020 les bocagers et leurs amis extérieurs ont également fêté deux autres victoires : celle d’un petit quartier maraîcher de Dijon nommé les Lentillères (où la mairie a renoncé à bâtir un éco-quartier) et celle de Gonesse où le projet EuropaCity a été abandonné.

« ÉCONOMIE »

Il faut mettre l’« économie » entre guillemets car à proprement parler il n’y a presque pas d’économie (au sens capitaliste ou industriel) dans le bocage écolo-libertaire. « Presque » parce que l’économie industrielle étant envahissante, comment pourrait-elle ne pas être présente aussi dans le bocage ?

La quasi-absence d’économie signifie principalement 4 choses :

a/ l’argent et la propriété privée ne sont pas centraux dans la vie sociale du bocage. Ce qui pose une question : peut-on dire, en utilisant un mot des philosophes-sociologues Pierre Dardot et Christian Laval, que le principe central du bocage est l’inappropriable ? Juridiquement, les 1.600 hectares de terre de l’amande bocagère appartiennent à l’État souverain (qui a exproprié et dédommagé les anciens paysans pour construire le nouvel aéroport), mais de fait le rapport de force instauré pendant et après la résistance fait que l’État n’use pas de son droit de propriété : il est contraint (pour l’instant) de « tolérer » les occupants et les occupations. Tout se passe donc comme si la terre n’appartenait à personne. Pour le meilleur ? Ou pour le pire (parfois l’État semble suggérer que, lorsqu’il le décidera, il vendra ces terres, quitte à chasser les bocagers) ? Un document départemental du 18 décembre 2019 indique : « Le Département n’a pas vocation à demeurer propriétaire de terrains agricoles. L’objectif de toute intervention foncière sera la revente de terrains acquis, à des exploitants ou à des collectivités » (PEAN [Plan Espaces Agricoles et Naturels] des vallées de l’Erdre…, septembre 2019, p.23, voir Nadir.org, Terre en Commun, Fonds de dotation : https://encommun.eco). Le bocage libertaire en a donc tiré la conclusion qu’il doit se préparer à acheter les terres qui seraient vendues par le département (voir plus loin le passage sur le Fonds de dotation).

b/ il n’y a pas de notion de « croissance économique » dans le bocage : on travaille, on construit, on cultive simplement pour subvenir aux besoins collectifs et individuels. Par exemple : on ne construit pas pour faire du rendement immobilier.

c/ la division sociale du travail, qui, dans la société industrielle, va de pair avec le totalitarisme du marché (« Vous ne cultivez pas les carottes que vous mangez ? Achetez-les. Vous ne savez pas installer un robinet ? Payez-vous les services d’un plombier. Vous ne savez pas fabriquer une voiture ? Payez la voiture, l’essence, l’assurance, les contraventions, l’entretien et les réparations, les péages. »), cette division du travail est plutôt réduite : dans le bocage, la division entre travailleurs intellectuels et travailleurs manuels est faible, voire inexistante. En outre, et assez souvent, les bocagers sont à la fois « artisans » et « paysans ». (Quand on ne sait pas faire la soudure, on fait appel à des artisans extérieurs, voire sympathisants, voire familiaux : « mon beau-frère est plombier »).

d/conséquences de a + b + c : de même qu’il n’y a pas de « SDF » dans le bocage écolo-libertaire, il n’y a pas de chômeurs. Tout le monde décide, travaille, construit, (se) cultive, bricole, récolte, cuisine, donc tout le monde habite et mange dignement.

Les habitants libertaires sont presque autosuffisants pour (ils produisent eux-mêmes) : le bois de construction (coupes d’arbres raisonnées dans les bois du bocage), la viande bio, les légumes bio (haricots, patates, carottes, courgettes, oignons, courgettes, aubergine, poivrons, etc.), le lait bio, la farine bio, le pain bio, les galettes et crêpes bio (on est en Bretagne…), leurs publications internes ou externes. On prépare du pain bio en plusieurs lieux du bocage. On sait boulanger : le pain est délicieux. Il est gratuit, mais on peut aussi payer : c’est 2 euros le kilo. Il vaut mieux commander à l’avance, sinon au dernier moment on risque de se retrouver sans pain. (Certains habitants extérieurs au bocage viennent acheter leur pain sur ces lieux : ils paient 2 euros le kilo). En ce qui concerne le bois, les libertaires du bocage ont au hameau de Bellevue une scierie avec un banc de scie impressionnant et un atelier de menuiserie avec des machines perfectionnées. Les bocagers semblent experts en matière de bois (depuis l’entretien de la forêt jusqu’à l’objet final).

On aura compris que les nouveaux habitants du lieu sont tout sauf des paresseux. Si l’on entend par travail une activité salariée, ils ne travaillent pas. Si l’on entend par travail une activité de production (même non salariée), ils travaillent beaucoup. Une bocagère dit : « La valeur travail est forte ici. » Elle a raison. Elle dit cela avec une intonation ambiguë, peut-être très légèrement critique. Un de ses camarades semble lui donner raison : il plaide pour une journée qui serait moins travaillée que les autres. On peut donc se demander si les bocagers ne travaillent pas trop. Mais peut-être cela tient-il au fait que la société est au début de son institution et que beaucoup de choses restent à faire.

Les (écolo)libertaires ne sont pas autosuffisants pour (ils ne produisent pas) : les fruits d’été, le sucre, le sel, le chocolat, le beurre, l’huile, le vinaigre, les vêtements, la lessive, le carburant pour les voitures, les matériaux de bricolage-construction autres que le bois. Ils ont donc besoin d’argent pour acheter certaines de ces choses. Ils n’achètent pas de chocolat, pas de fruits, en tout cas pas de fruits d’été (je suppose que c’est trop cher). Ils achètent les autres choses énumérées plus haut, à commencer par le beurre salé (on est en Bretagne…).

Leurs sources d’argent sont :

- le RSA (550 euros/personne) : tous les bocagers qui y ont droit touchent le RSA, d’autres partagent leur RSA (RSA couple : 750 euros) ;

- les subventions agricoles françaises et européennes ;

- la vente de pain, celle des galettes et crêpes (qu’ils préparent en grande quantité). Ces galettes et crêpes (délicieuses !) sont vendues à bas prix à des AMAP et à des épiceries bio et solidaires de Nantes ;

- leurs compétences en matière de bois. Il arrive qu’un propriétaire privé de forêt fasse appel à ces compétences pour faire l’entretien et l’usage de sa forêt. Les (écolo)libertaires « forestiers » font alors payer leurs services ;

- d’autres chantiers à l’extérieur (toiture, couverture, etc.) qu’ils se font payer.

Toutes les rentrées d’argent (sauf le RSA) vont dans une caisse commune qui sert pour les chantiers et les achats. Chacun, dans la mesure où il touche le RSA, reverse 200 euros mensuels de ce RSA à la caisse commune. S’il le souhaite, le visiteur temporaire extérieur peut mettre de l’argent dans la caisse commune. La caisse commune est celle du collectif local. Je ne sais pas s’il y a une caisse commune à tout le bocage écolo qui permettrait par exemple d’aider un collectif momentanément en difficulté pécuniaire. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a entraide (matériaux et travail) entre les collectifs locaux. Aux Cent-Noms, une personne se charge volontairement de l’organisation ou de la coordination de la solidarité matérielle avec l’extérieur. Dans le bocage, trois autres personnes participent à cette organisation-coordination. Mais ce n’est que la dernière « étape » de l’activité de solidarité : en fait, presque tous les bocagers participent aux étapes antérieures des activités solidaires. Récemment cette solidarité s’est manifestée avec les Gilets jaunes et avec les grévistes de la SNCF (résistance à la contre-réforme des retraites de Macron). Quand des gens sont en difficulté financière pour cause de salaire bas ou pour cause de grève longue, on prépare des paniers de victuailles, et on les porte à Nantes pour distribution gratuite.

VIE POLITIQUE

Il y a dans le bocage une « Assemblée des Usages » qui se réunit en principe le premier mardi de chaque mois. L’Assemblée des Usages est l’organe principal de discussion et de décision du bocage libertaire. On y discute et décide les choix à faire pour la vie et les activités de la communauté bocagère. Tout le monde peut y participer. Sauf erreur, environ 30 personnes sur 150 ou 200 bocagers participent régulièrement aux séances de l’Assemblée. C’est assez peu, mais cela s’explique par le fait que les journées sont déjà pleines de travaux paysans et artisanaux, et d’autres réunions consacrées à l’organisation de ceci ou de cela (solidarité, etc.). Cela dit, nombreux sont les bocagers à se tenir informés des travaux de l’Assemblée des Usages. Sur ce point, précisons enfin que les 30 participants ne sont pas toujours les mêmes. Il y a des rotations spontanées selon les disponibilités des uns et des autres. Il existe dans le bocage un fonds de dotation nommé « La terre en commun ». C’est un outil juridique en gestation, au service du commun, de l’entraide, du respect et de la protection de la biodiversité. L’Assemblée des Usages est le lieu où se mènent les débats, ouverts à tous, autour de l’élaboration de cet outil. Un bocager me dit plus précisément : « Le Fonds est une émanation stratégique du mouvement de résistance ; il a pour but de faire des terres bocagères une propriété collective, de faciliter les usages collectifs, avec tout ce qui peut en découler en matière d’organisation commune de la vie et du rapport collectif au territoire. »

L’État essaie, autant que possible, de mettre en échec cette stratégie et de ne rien vendre aux bocagers… pour l’instant. Les bocagers espèrent pouvoir acheter au moins certains bâtis, mais rien de sûr : « On verra ce qu’on arrive à arracher… », dit l’un d’eux. Si les vœux des bocagers se réalisaient, les terres deviendraient une propriété définitivement collective et inaliénable. C’est dans l’optique de l’achat des terres que le fonds s’efforce de collecter diverses sortes de dons. L’amande bocagère comptant environ 1.600 hectares, si un hectare coûte 1.600 euros à l’achat, le Fonds devrait collecter environ 2,5 millions d’euros. On voit ainsi que le principe du commun comme inappropriable (cf. Dardot et Laval mentionnés plus haut) paraît pour l’instant irréalisable. Ce qui est assez logique car pour l’instant l’État Souverain est le propriétaire des terres… qu’il peut donc vendre à d’autres propriétaires. Au mieux, l’État Souverain accepterait que les terres deviennent propriété collective, mais certainement pas un bien commun-inappropriable.

Il existe également dans le bocage une coopérative artisanale et agricole nommée la Bocagère, composée d’une quarantaine de personnes de différents hameaux du bocage. Ses membres se reconnaissent de l’Assemblée des Usages et essaient d’y participer quand ils le peuvent. À côté du fonds de dotation et de La Bocagère, il existe encore une association nommée Sème-ta-zad, qui s’occupe de coordonner les activités agricoles, d’organiser la rotation des terres, de mettre à disposition des outils. Dans la coopérative de La Bocagère, le processus de décision est intéressant : on estime qu’une seule personne opposante (sur 32) ne suffit pas à bloquer le processus de décision. Si deux personnes au moins manifestent une opposition, on estime que cela commence à ressembler à une idée collective, et un groupe de plusieurs personnes se charge alors de réfléchir à l’idée formulée. Si ce travail de groupe ne suffit pas, mais que ça ne fait pas éclater l’ensemble, on avance. S’il y a risque d’éclatement, on appuie sur le « bouton rouge » : on n’avance plus, on s’arrête et on discute. De manière générale, on considère qu’une personne seule ne peut pas avoir raison contre l’intelligence collective pratique. Un bocager me montre un texte de Georges Bataille qui met en garde contre la bureaucratie des partis, contre la méfiance des « révolutionnaires » professionnels à l’égard tant du peuple que des intellectuels (voir Contre-Attaque, 1935–1936, de Georges Bataille et André Breton, préface de M. Surya, éd. Ypsilon, Paris, 2013) : « Il est fréquent, écrit Bataille, de constater chez des militants révolutionnaires une complète absence de confiance dans les réactions spontanées des masses. […]. C’est une méfiance du même ordre qui prévaut contre les intellectuels. La méfiance à l’égard des intellectuels n’est contradictoire qu’en apparence avec celle qui sous-estime les mouvements spontanés des masses. » Fort bien. Mais, après avoir fréquenté les bocagers libertaires, le visiteur se demande malgré tout si les « intellectuels » ne font pas l’objet d’une certaine méfiance de leur part et donc si les bocagers ne sont pas en contradiction avec Bataille.

Parcourant les lignes qui précèdent, un lecteur taoïste (oui, oui, ça existe encore !) me pose la grande question que Hannah Arendt formulait déjà dans son essai Sur la révolution, la question de « la liberté de non-participation à la politique ». Rappelons un fait significatif : Arendt qualifiait cette liberté de « négative ». Et l’on songe immédiatement au grand paradigme de la « liberté négative » : la liberté de ne pas vivre, donc de se suicider. Le lecteur taoïste demandait en version actuelle : « Est-il possible, dans le bocage, de ne pas participer à la vie politique, c’est-à-dire à l’élaboration des décisions communes ? Ou bien la pression sociale est-elle si forte qu’elle tend à exclure une telle possibilité ? » Réponse : mon impression (c’est seulement une impression) est que pour celle-celui qui veut se tenir à l’écart de la communauté (s’isoler dans sa caravane ou à la bibliothèque du Taslu pour lire, écrire, écouter de la musique, ne pas participer aux assemblées), il est possible de le faire. Mais que si « on » le fait trop longtemps-systématiquement, ça risque de poser problème. Il me semble qu’on acceptera plus facilement que tel ou telle ne participe pas à l’Assemblée des Usages, plutôt qu’il-elle ne participe pas aux travaux agricoles et artisanaux communs. Parce que si « on » ne participe pas à ces derniers, ça risque de commencer à ressembler à du « parasitisme » (« Allez‑y les gars, bossez, moi je m’isole et je bouffe ce que vous produisez »). Cela dit, aux Cent-noms, j’ai vu que l’un des membres du hameau avait une maladie orpheline qui le faisait beaucoup souffrir, avec en outre une forte claudication résultant de coups de matraques policières reçus pendant le mouvement de résistance au projet d’aéroport. C’est peut-être la raison pour laquelle je ne l’ai jamais vu (mais qui sait ?) participer aux travaux des champs ou des ateliers-bois. En revanche il était très actif dans les autres activités communes : ménage, cuisine, organisation des solidarités avec Nantes, etc. En somme, il avait sa place évidente dans le collectif en raison de sa forte participation passée au combat contre l’aéroport et de son indéniable contribution présente aux activités du hameau proprement dit.

De manière moins impressionniste, je dirai que la liberté individuelle de ne pas participer à la vie commune-politique du bocage n’est pas un problème si d’autres prennent le relais et s’il y a donc en quelque sorte une rotation spontanée. Mais on voit alors que c’est une question d’équilibre (forcément précaire). Combien participent et combien ne participent pas ? Et les participants sont-ils en nombre suffisant pour que les processus de démocratie concrète continuent à s’effectuer ? Je suis frappé de constater (simple coïncidence?) que la proportion des participants à l’ecclésia-assemblée des usages (20 ou 30%) et des non-participants (80 ou 70%) est à peu près la même à Athènes il y a 2.500 ans et dans le bocage aujourd’hui.

En guise de conclusion provisoire : brefs rappels, principes et précisions.

Il faut rappeler que le mouvement de résistance à l’aéroport a été extrêmement divers dans ses tendances et dans ses composantes (tout le monde n’était pas « anar » ou libertaire ou écologiste). Nommons quelques-unes de ces tendances ou composantes :

- l’ADECA (qui date des années 1970 et regroupe des agriculteurs menacés par l’aéroport : Association Des Exploitants Concernés par l’Aéroport).

- l’ACIPA (Association Citoyenne Intercommunale des Populations concernées par l’Aéroport).

- le CéDPA : Collectif des élus Doutant de la Pertinence de l’Aéroport.

- le collectif des Naturalistes en lutte (experts qui font des inventaires de la faune et de la flore du bocage).

- une coordination des luttes au sein de laquelle se retrouvaient des représentants locaux d’organisations nationales, de partis et d’associations (ATTAC, Modem jusqu’au référendum de juin 2016, etc.).

- Le collectif COPain : Collectif d’Organisations Paysannes locales.

- Le mouvement d’occupation du bocage.

- Les comités de soutien extérieurs (200 comités en 2012).

Cette diversité, les aléas du combat contre l’aéroport et les petites « guerres » intestines ont incité les bocagers à débattre et élaborer des limites principielles pour l’auto-règlement des conflits. Voici ces principes :

* Pas de violence physique sans consentement réciproque ;

* Interdiction du port permanent d’arme ou d’outil (hache) pouvant servir d’arme ;

* Interdiction de vendre de la drogue pour son profit personnel (deal) ;

* Interdiction des agressions sexuelles (notamment des hommes sur les femmes), avec, en cas de problème, parole forte accordée à la victime féminine ;

* Interdiction de brandir des armes à feu, même sur la police ;

* Interdiction des chiens errants, et respect des lieux qui ne veulent pas de chiens ;

* Instauration d’un groupe de 12 personnes tirées au sort pour servir de médiateurs dans les conflits.

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Si l’on se remémore ici les faits principaux décrits dans ce récit, on retrouve en somme certains des phénomènes anthropologiquement typiques du processus d’institution sacrée d’une société : notamment, l’auto-institution des limites positives et négatives (voir sur le sujet l’ouvrage classique de Roger Caillois, L’homme et le sacré, Gallimard, 1950). Les limites sont positives : ce sont des prescriptions qui disent ce qu’on doit faire (ici, participer diversement aux communs). Mais les limites sont aussi négatives : ce sont les interdits qu’on vient de voir ; il y a des choses qu’on ne doit pas faire. Aussi libertaire que soit une société, elle ne peut pas se passer de prescriptions et d’interdits, étant entendu qu’il s’agit là d’auto-prescriptions et d’auto-interdictions (toutes venues d’en bas). Ce dernier point fait la différence décisive avec les États modernes où le Droit de l’État formule des prescriptions et des interdits qui tombent d’en haut sur la tête des hommes. L’auto-institution des limites — avec d’autres pratiques aperçues plus haut : pratique égalitaire des communs et de l’entraide — suffira-t-elle à instituer une société nouvelle ? L’avenir seul le dira.

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Dernière chose. Un autre type de discours se tient sur le bocage libertaire : celui d’Alessandro Pignocchi, qui se situe dans la lignée de l’anthropologue Philippe Descola. Selon ce discours (voir la bande dessinée La recomposition des mondes de Pignocchi), le bocage aurait abandonné la coupure nature/culture et la notion même (occidentale) de nature. Mon unique séjour dans le bocage nantais ne me permet pas de porter un jugement définitif sur la question. Non que ce discours ne soit pas intéressant et qu’il ne faille pas espérer que les vœux dont il relève se réalisent. Mais, après avoir vu deux hameaux et parcouru le bocage, je dirai provisoirement que la lecture de Pignocchi paraît exagérée : ne prend-elle pas ses désirs pour la réalité ? Il est vraisemblable qu’une partie de cette vision soit pertinente. Par exemple, les libertaires bocagers (ou certains d’entre eux) pensent qu’il ne suffit pas de « protéger la nature », le reste pouvant être allègrement urbanisé et exploité. Ils ont conscience que le mode de vie sociale de nombreux peuples indigènes a été bien moins nuisible pour eux-mêmes et pour les écosystèmes que les modes de vie urbains vers lesquels l’Occident les a chassés. Au demeurant, le bocage est l’exemple même de ce que la « nature » est entièrement prise dans la « culture ». Un écolo-libertaire dit à propos du bocage : « C’est un espace dit « naturel » mais qui a toujours été habité et travaillé par l’homme. Et même qui a été entièrement créé par lui (prairies d’élevage et champs cultivés + haies plantées ; et quelques taillis de châtaigniers plantés pour faire du piquet et du bois de chauffe). La biodiversité qui l’habite est étroitement liée aux activités humaines. » Pour sa part, le collectif des Naturalistes en lutte est unanime pour dire que la protection de la biodiversité dans le bocage est non seulement compatible avec le maintien des habitants actuels, y compris libertaires, mais en dépend même radicalement. Toutefois, sans nier l’attachement sensible que les écolo-libertaires ont développé envers le bocage, je pense pouvoir dire, après ma petite expérience sur place, que cet attachement reste partiel. Il paraît que parfois certains animaux participent aux assemblées décisionnelles humaines et que leurs intérêts sont pris en compte au même titre que celui des humains. Je n’ai rien vu de tel. Cela ne signifie pas qu’une telle participation n’existe pas — mais qu’en tout cas elle n’est pas systématique. Exemples : à peine débarqué dans le bocage, je tombe sur un enclos où trois petits cochons ont la queue coupée au ras des fesses, au lieu de l’avoir en tire-bouchon, ce qui signifie sans doute qu’ils proviennent d’une unité de production industrielle où cette opération a été faite à vif à leur naissance. Sur le même lieu, les poules sont enfermées dans un poulailler où la nourriture et l’eau sont insuffisantes (on est en juillet). Pourtant, on ne voit pas trop ce qui s’oppose à ce qu’elles courent et picorent librement en journée. Par ailleurs, les chats qu’on aperçoit, pour la plupart squelettiques, font sérieusement pitié. Bref, l’impression d’ensemble est que, pour l’essentiel, le bocage libertaire maintient la coupure nature/culture et la notion occidentale d’une nature extérieure. J’espère que cette impression est trompeuse. Ces remarques ne sont pas des reproches : elles ont seulement pour fonction de modérer l’enthousiasme descolien de Pignocchi quant à un décisif tournant anthropologique et culturel dans le bocage. Faut-il préciser que, devant le saccage des relations sociales et des écosystèmes par la société industrielle, on ne peut qu’appeler de ses vœux un tel tournant et sa généralisation ?

*

Post-Scriptum sur le Covid et le bocage : Mon séjour dans le bocage est intervenu après le premier confinement. La vie y était normale, et personne ne semblait avoir été contaminé. Aujourd’hui, alors que le second confinement vient d’être décrété, un bocager m’écrit : « Il y a eu peu de malades du Covid sur la zad. Mais il y en a eu, à la Noë Verte au printemps (la moitié seulement du collectif), puis bien après, un à St-Jean, plus tard un à la Wardine, un aux Cent Noms (qui n’a contaminé personne, même pas son amoureuse). Nous prenons des précautions, mais pas des précautions infinies ; on ne veut pas trop sacrifier la joie, la vie et la convivialité (c’est important aussi !) pour une maladie qui ne semble pas si dangereuse (du moins pour nous) et qui va durer encore longtemps. On pense surtout aux autres, on ne voudrait pas être responsables d’avoir infecté des personnes fragiles du mouvement anti-aéroport (dont certaines sont des vieux dans les associations et les comités du mouvement). On en discute beaucoup : quelles précautions on prend ? Jusqu’à quel point ? On cherche un compromis entre précautions et vie désirable. Au début du printemps, on était très précautionneux, vraiment. On ne recevait (presque) plus personne, on a annulé tous nos accueils, on a « cloisonné » les groupes (exemple : les gens pouvaient rester faire le chantier collectif avec nous, mais alors ils faisaient tout le confinement avec nous dans le bocage. On essayait aussi de se croiser le moins possible entre lieux de vie différents). Aujourd’hui, si quelqu’un a un doute sur sa santé (rhume, ou s’il/si elle a vu une personne qui aurait pu l’infecter), il/elle se met à l’écart. Il/elle essaie de ne pas entrer dans les espaces collectifs, mange seul(e), se masque. Sinon, le masque, c’est vraiment pénible. Durant le confinement de printemps on a quand même organisé quelques fêtes sur la zad, en plein air, et avec de l’espace pour pouvoir garder un peu nos distances. On a aussi tenu avec des Nantais quelques réunions d’organisation « contre la ré-intoxication du monde », c’est-à-dire contre la remise en route de certains secteurs industriels. »

Marc Weinstein, Aix-en-Provence, fin octobre 2020

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Kairos n°48

Le totalitarisme ne s’exprime complètement que lorsqu’il a déployé ses ressorts de façon totale, c’est-à-dire lorsque ses prémices se sont développées jusqu’au bout. Mais son aboutissement n’est jamais le résultat instantané d’un phénomène et dépend toujours d’un contexte. Ainsi, de un, on ne tombe pas du jour au lendemain dans le totalitarisme – ce qui le rend très pernicieux puisqu’on ne s’en rend souvent compte que lorsqu’il est trop tard – de deux, les mesures politiques actuelles et inédites prises par presque tous les gouvernements de la planète, auraient, dans un autre contexte, donné lieu à des réactions individuelles et sociales très différentes. C’est d’ailleurs par une interaction complexe entre les actions de ceux qui décident et les réactions – ou leur absence, ce qui est en fin de compte aussi une réaction – de ceux qui obéissent que se met en place un ordre politique. L’un ne va pas sans l’autre : si les décisions politiques prennent corps dans la réel, c’est parce qu’elles sont acceptées. 

Depuis les débuts de la société de consommation, une étrange collusion s’est faite entre les desseins de l’oligarchie politique et les aspirations citoyennes. Nous avons ainsi accepté que nos vies soient soumises à un impératif opposé au bon sens et à la morale : celui de tout subordonner à l’argent, dans une société profondément inégalitaire où le sujet supporte le plus souvent sa position sociale par l’espoir toujours renouvelé d’obtenir plus. La société de masse a fait de nous des sujets con-sommants acceptant contre la jouissance de la possession que nos rues soient balafrées par des publicités, les radios et télés réduits à des appareils de propagande commerciale, les emplois le plus souvent dénués de tous sens, réduits alors à des pourvoyeurs de salaire qui nous permettront d’adhérer à la consommation de masse, apaisant ainsi les frustrations induites par ce vide. Nous aimons nous dire libres, mais « pour une large part, nous sommes gouvernés, nos esprits sont modelés, nos goûts sont formés, nos idées suggérées par des gens dont nous n’avons jamais entendu parler. Telle est la conséquence logique de la façon dont notre société démocratique est organisée ».[note]

Croissance, croissance, croissance. Est-ce donc notre destinée ? La Boétie, qui, renversant l’habituelle litanie « nous ne pouvons rien faire, ils sont trop forts », rappela que « les tyrans ne sont debout que parce que nous sommes à genoux », donna toute sa puissance à la possibilité de changement du cours de l’histoire. Cette inversion causale – la raison de la tyrannie n’est plus la force des tyrans, mais la faiblesses de ceux qui les servent (nous) – est en effet profondément réaliste, et donc pleine d’espoir. La prise de conscience de nos capacités collectives à ne plus subir et agir sur le cours de nos vies, implique toutefois que la société dans laquelle nous sommes nés ne soit pas perçue par nous comme quelque chose de naturel qui ne peut être changé, une donnée intangible. Or, cette naturalisation du social (qui s’exprime dans le « on ne peut rien faire, c’est comme ça »), comme si ce social n’était pas le fruit de choix, de combats, de décisions, est profondément répandue. 

Mais le contexte est là : ayant troqué notre liberté contre une sécurité illusoire offerte par l’État sous conditions que nous acceptions ses règles, dont celle en premier lieu de travailler et consommer toute sa vie, beaucoup d’entre nous n’ont plus eu l’esprit et la force pour refuser. Ils ont peur d’autre chose et préfère le pire qu’on leur sert que l’inconnu dont ils pourraient se faire les architectes ; ils préfèrent qu’on les guide plutôt que de se prendre en main. Ils ont accepté la malbouffe, les villes polluées, stress et dépression, pesticides, bull-shit job, misère côtoyant indécentes richesses, pourquoi n’accepteraient-ils pas de limiter désormais leur vie à un cœur qui bat ? Nous avons déjà tellement été privé de sens, appris à mourir de notre mode de vie, pourquoi dès lors ne pas accepter qu’une vie non vécue soit préférable à une vie entière, libre et épanouie mais où l’on risque de mourir du covid – probabilité très faible s’il en est ? Paradoxe, « car si on retire à l’existence ses facultés proprement humaines ou ce qui fait de nous des hommes pour se reclure dans une définition archi-pauvre et sanitaire de la vie, réduite au simple fait physiologique de vivre, alors pourquoi s’escrimer à la « sauver » ou à la maintenir « quoi qu’ il en coûte » »[note].

Ce sens que l’on donne à nos vies, qui dépend de la lucidité du regard que nous portons sur la société, fait que les intentions derrière les critiques contre les mesures absurdes et iniques des gouvernements « contre » le covid-19, sont multiples. Il y a le restaurateur, le coiffeur, le barman qui veulent, tout à fait légitimement, retrouver leur job, « comme avant ». D’autres pourtant ne souhaitent ni la dystopie covidienne, ni le « monde d’avant », car ils pensent que la première n’est que la continuité de l’autre : dans les deux, l’information est privatisée, les grands groupes économiques, à l’instar des multinationales pharmaceutiques, fondent les choix politiques, les dominants sont corrompus. Nous savons que nous ne sommes plus en démocratie, qu’avoir accepté l’oxymore démocratie représentative lui ôtait déjà tout fondement. 

L’espoir en situation de désespoir peut être grand. Le zèle des autorités à contraindre la population à des mesures injustifiées, leur refus de tout débat contradictoire, les violences policières pour museler la contestation, le mépris des politiques vis-à-vis des citoyens, les supposés « contre-pouvoirs »[note] qui ne sont que des tampons pour tempérer la contestation, le rôle des médias de masse comme outil de peur, de contrôle et de fabrication du consentement… Tout cela peut servir de levier pour un soulèvement intelligent, construit, qui permettra d’appréhender que covid-19 est une « crise » globale, dans son sens médical : « Moment d’une maladie caractérisé par un changement subi, et généralement décisif, en bien ou en mal ».[note]

Ce monde est malade, cette période est décisive, à nous de vouloir que le changement aille vers le bien. 

Alexandre Penasse 

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L’État : censeur, pas sauveur

(suite de l’édito du Kairos 46)

Pendant qu’on légitime un pouvoir en guerre permanente qui occulte l’inégalité structurelle de nos sociétés, caricaturées en une commode dichotomie d’un peuple uni face à un ennemi, celui-ci nous fait avancer dans le sens qu’il veut : concernant le numérique dans l’enseignement par exemple, « Le Covid19 a joué un rôle de catalyseur. On va probablement réaliser en quelques mois ce qui, sans cette crise, aurait nécessité quelques années »[note] ; on sait qu’en plein confinement, l’IBPT proposera, concernant l’introduction de la 5G, « d’octroyer des droits d’utilisation provisoire »[note] ; les avions ont été cloués au sol en quelques jours et pendant plusieurs mois, ce qui semblait impossible avant, le zèle pour les arrêter n’ayant d’équivalent que celui qui s’est déployé pour les remettre en vol. Le principe de précaution est ainsi sélectif : on massacre le secteur culturel, mais pas l’aéronautique et la voiture. 

Si les propos qui précèdent sont des vérités, par principe ils ne pourront être dits à large audience, car ils délégitimeraient automatiquement le pouvoir en place. Dès lors, un débat public dans des conditions favorables d’où pourraient découler certaines vérités et les mesures politiques à mettre en œuvre, est simplement impossible. Dans une société de consommation, où le sujet a troqué sa liberté contre une bien précaire sécurité et un délétère pouvoir d’achat, leitmotiv de l’extrême droite à l’extrême gauche, ce manque criant d’agora où tout se dit n’est pas combattu, ou pire, n’est même pas perçu. L’illusion de rejoindre un jour la classe supérieure en s’enrichissant éteignant chez la plupart toute forme de contestation. 

« Car si tous jouissent de loisirs et de sécurité, les masses ordinairement abruties par la pauvreté vont s’instruire et se  mettre à penser, en conséquence de quoi elles finiront par s’apercevoir que la minorité privilégiée ne sert à rien et elles la balaieront. À terme, une société hiérarchisée doit s’appuyer sur la pauvreté et l’ignorance pour être viable » 

Il n’est en effet pas envisageable, dans un système politique qui a fait reposer l’entièreté de son fonctionnement sur la croissance de la production et de la consommation, utilisant divers mensonges comme la publicité, la propagande médiatique, le spectacle politique[note], de penser hors du cadre, notamment de dire qu’une innovation, qui engrangera des bénéfices pour une élite, n’apportera rien à la majorité, ou pire risque de lui nuire. À cette fin, les politiques occuperont une part importante de leur activité à se justifier et dire ce qu’ils ne font pas, tout en faisant ce qu’ils ne disent pas, promettant emploi, santé et bonheur pour tous, pendant que la réalité montrera implacablement chômage, maladie et misère sociale. 

« Il s’agit donc d’un problème d’éducation : il convient de couler dans le moule la conscience du groupe dirigeant et celle du groupe plus vaste de cadres qui lui sont immédiatement subalternes. Quant aux masses, il suffit d’endormir leur conscience » 

« Tout citoyen, ou du moins tout citoyen assez important pour qu’on le surveille, pouvait être placé vingt-quatre heures sur vingt-quatre sous le regard de la police et à portée de voix de la propagande officielle – à l’exclusion de tout autre canal de communication. Imposer une obéissance complète à la volonté de l’État, mais aussi une parfaite uniformité d’opinion sur tous les sujets, devenait possible pour la première fois » 

LE CONTRÔLE DU RÉEL 

« Les noms des quatre ministères qui nous gouvernent contredisent à dessein leur vraie nature. Le ministère de la Paix s’occupe de la guerre, le ministère de l’Amour s’occupe de la torture, le ministère de la Vérité de la propagande et celui de l’abondance de la disette » 

Maître du « doublepenser », les acteurs politiques seront à la fois capables de nommer la chose et son contraire, Sophie Wilmès de dire un jour au journaliste Jérôme Colin que « La liberté d’expression est sacrée. Le débat aussi », avec « la conviction que la critique est saine », et un autre jour de vous interrompre pour vous dire que les conflits d’intérêts sont affaire de privacy et ne concernent pas le citoyen ; d’indiquer sur son site « je suis à votre écoute pour toute question/suggestion », mais de refuser d’être confrontée à des phrases qui écaillent le vernis de sa représentation travaillée. D’un côté donc, la « liberté d’expression », de l’autre l’interdiction de parler, qui mène à celle de penser. 

« L’orthodoxie, c’est de ne pas penser. De ne pas avoir besoin de penser. L’orthodoxie, c’est l’inconscience ». 

« Le Parti prétend que l’Océanie n’a jamais été alliée avec l’Eurasie. Lui, Winston Smith, sait parfaitement qu’elles étaient encore alliées quatre ans plus tôt, mais où cette information est-elle déposée ? Exclusivement dans sa conscience, vouée à l’anéantissement à court terme. Et si tous les autres acceptent le mensonge imposé par le Parti, si tous les récits concordent avec lui, ce même mensonge passe dans l’histoire et devient vérité. « Qui contrôle le passé contrôle l’avenir », clame un slogan du Parti, « et qui contrôle le présent contrôle le passé ». Or le passé, devenu altérable, n’a pourtant jamais changé. Ce qui est vrai aujourd’hui est vrai depuis les siècles des siècles. C’est simple, il suffit d’une série de victoires ininterrompues sur la mémoire. « Contrôle du réel », comme on dit, et en néoparler, « doublepenser » » 

Dans 1984, Sophie Wilmès aurait été responsable du ministère de l’amour, « qui fait régner la loi et l’ordre ». L’État, qui nous prive de la capacité de régir nos vies s’immisce dans ce qui fait encore notre humanité, et casse la proximité sociale (cf. distanciation physique) pour la transmuer en « proximité » virtuelle, oxymore s’il en est : télétravail, confinement numérisé avec téléchargement de données offert par les opérateurs, école « hybride », traçage… L’omniprésent Marc Van Ranst, dont la propagande officielle ne semble pas trouver matière à critique alors qu’il roule aussi pour GSK pendant qu’il prend des décisions pour 11 millions de Belges, disait : « Nous finirons par nous habituer à cette situation (…) Bien entendu, chaque crise modifie la société, c’est ce qui se produit maintenant aussi : les gens vont davantage faire du télétravail, une attention plus grande sera portée à l’hygiène des mains, nous garderons nos distances et nous ne nous serrerons plus la main (…) Ce sont des choses qui resteront »[note]. S’habituer, la pire des choses ici… La grenouille aussi avait commencé par apprécier l’eau tiède dans laquelle elle baignait. 

« Le plus terrible, c’est que le Parti te persuade que les élans et les sentiments sont nuls et non avenus, alors même qu’il te prive de tout pouvoir sur le monde matériel. Une fois tombé dans ses griffes, ce que tu ressens ou ne ressens pas, ce que tu fais ou te retiens de faire, n’a plus aucune importance. De toute façon, tu disparais, et on n’entendra plus jamais parler de toi ni de tes actes. Tu es soustrait au cours de l’histoire. Et pourtant, il y a seulement deux générations, les hommes auraient tenu la chose pour négligeable dans la mesure où ils ne tentaient pas de changer l’histoire. Ils étaient gouvernés par des allégeances personnelles qu’ils ne remettaient pas en question. Ce qui comptait pour eux, c’était les relations entre les êtres, et un geste d’abandon, une étreinte affectueuse, une larme, une parole à un mourant, pouvaient avoir une valeur en soi » 

POLITICIEN : L’ART DE LA PUB 

Le fait que Sophie Wilmès soit issue du monde de la pub[note] n’est pas un hasard : la sphère politique use depuis longtemps de ses méthodes afin de travestir la réalité et la rendre ainsi favorable au pouvoir tout en évitant la contestation : on vend une décision politique comme on vend une voiture, en la rendant désirable et la faisant passer pour indispensable. L’extinction de toute contestation étant encore impossible, les médias, service de communication des politiques, s’emploieront à l’occulter ou la dénigrer. Comme l’exprimait parfaitement Alain Accardo : « Les médias et leurs personnels ne sont plus que les instruments, plus ou moins consentants et zélés, dont la classe dominante a besoin pour assurer son hégémonie »[note]. Sans eux, ils ne peuvent rien faire. 

Face à la prise de conscience croissante d’une partie de la population quant au rôle néfaste du gouvernement, les serviteurs médiatiques zélés devaient donc publier des papiers qui allaient redorer le blason des politiques et étouffer la contestation. Dans un article qui a autant à voir avec le journalisme que le développement durable avec l’écologie, on peut lire les « états d’âme » de Sophie Wilmès couchés dans La Libre du premier week-end d’août. Véritable éloge dénué de toute pensée critique, Sophie s’épanche et se livre, alors que ce qui la touche le plus dans la vie est « la souffrance des autres » : « La période était dure, pas pour moi (sic), mais je voyais que les gens étaient en souffrance ». Le Soir se joint à la manœuvre avec, comme l’article de La Libre, quatre pages dans le feuilleton « racines élémentaires », titré par ce propos de la Première : « Je ne suis pas victime de ma vie ». On l’avait compris… Le 29 août, Paris Match lance son article lénifiant à son tour, alors que la Première a été élue entre-temps, et par les mêmes, femme de l’année : « Sophie Wilmès : La femme de l’année est une première ministre en baskets ». Ah oui ? Et si elle avait porté des mocassins ? Le chapeau de l’article parle à lui seul : « En pleine crise du Covid, Sophie Wilmès apporte une bouffée d’oxygène à la politique belge. Et beaucoup d’humanité dans un monde en souffrance ». Merci maman Sophie. Des entretiens identiques qui ne nous disent rien sur le réel, pas une question impertinente, profonde, aucune évocation des conflits d’intérêts ou de toutes ces initiatives de contestation de la gestion politique de la crise, mais une litanie sur la famille, les enfants, le mari, « l’ego en politique »… Soit les médias mainstream dans leur rôle traditionnel. 

Ils auraient pourtant pu lui poser quelques-unes des questions que nous envoyons au service de communication de Sophie Wilmès depuis plus de 4 mois et pour lesquelles nous n’obtenons aucune réponse[note]. On mesure l’ineptie et la fonction conformiste de ce genre d’articles à l’aune des thèmes qu’ils auraient pu aborder. Qu’en est-il par exemple de « La Coalition pour les innovations en matière de préparation aux épidémies » (CEPI), fondée lors du Forum économique mondial en 2018? Derrière l’acronyme, des États comme la Norvège ou le Japon, la Fondation Bill & Melinda Gates ou encore le Wellcome Trust. Du PPP (partenariat public-privé) classique, fortement soutenu par l’OMS (dont Bill Gates et le principal donateur) pour accélérer le développement d’un vaccin. À la manœuvre aussi, des Belges, comme Peter Piot, directeur de l’École d’hygiène et de médecine tropicale de Londres, et Paul Stoffels, directeur scientifique de Johnson & Johnson. Mais aussi Luc Debruyne, qui a dirigé l’activité mondiale des vaccins pour GSK, membre du conseil consultatif institutionnel de l’Institut flamand pour les biotechnologies (VIB), strategic advisor… à la CEPI. La CEPI, outre qu’elle est largement subsidiée par la Fondation Bill & Melinda Gates, a également perçu 5 millions d’euros du gouvernement belge[note]. L’argent public se retrouve finalement par l’intermédiaire du financement de la CEPI transféré à la plateforme GSK/Cover, et donc à subsidier le privé[note]. « Affaire de privacy » ? On aurait également pu demander à Sophie pourquoi Hugues Malonne, DG post-autorisation à l’AFPMS, dans l’équipe de Philippe De Backer dont nous avons dénoncé les conflits d’intérêts, a permis que son agence outrepasse ses droits et mette en place un processus de validation interne, mais surtout s’il n’y a pas conflit d’intérêts et possibles malversations du fait que la femme de l’intéressé, Marie Tré-Hardy, est la directrice adjointe des hôpitaux dont le labo a été choisi dans la liste de ceux à qui était confié la validation.[note] 

OPACITÉ ÉRIGÉE EN SYSTÈME 

Nous n’avons pas plus la certitude que le Covid n’est rien ou celle qu’il serait d’une gravité inédite. Nous constatons seulement des choses étranges et une opacité plus qu’indécente en cette période : centralisation des chiffres liés aux personnes infectées et décédées, statistiques faussées (personnes infectées comptabilisées plusieurs fois) ou présentées de façon orientée (des pourcentages d’augmentation calculés sur de très faibles populations ; nombre de cas asymptomatiques non comptabilisés à part ; croissance des cas non corrélés avec l’augmentation des tests), mélanges incestueux entre le monde politique/scientifique et le monde privé pharmaceutique, notamment GSK, fabrication de l’angoisse à coups de fil-info principalement orientés sur le nombre de cas quotidiens, plusieurs fois par jour ; informations contradictoires (les masques ne sont pas utiles/les masques sont indispensables[note]), crainte de ceux qui ont un avis différent de la version officielle de s’exprimer, sous peine de stigmatisation/criminalisation ; refus politique de prendre des décisions apparemment importantes pour une tranche conséquente de la population, nos vieux, respectant la sacro-sainte loi de l’offre et de la demande… 

Il semble y avoir trop d’éléments probants qui montrent les faveurs qui ont été faites aux multinationales privées (cf. Philippe De Backer, avec le rejet des labos cliniques pour effectuer les testings au profit d’un consortium d’entreprises, ou, encore lui, avec ses intérêts dans Vesalius Biocapital ; l’affaire Hugues Malonne ; l’affaire Goffin et Avrox, etc.). 

« Car ce n’est qu’en conciliant les contradictions qu’on garde le pouvoir indéfiniment. Le sempiternel cycle ne pouvait être rompu autrement. Si l’égalité entre les hommes doit être proscrite à tout jamais, si la classe supérieure, comme on l’a nommée, veut garder sa suprématie, alors l’état d’esprit ambiant doit se ramener à une démence maîtrisée » 

Au-delà du doute, de ce méli-mélo déroutant d’infos et de contre-infos, nous demandons à savoir. Cela paraît évident. La crise d’aujourd’hui est globale, la suite logique d’un système « défaillant ». Mais impossible d’attendre des médias qu’ils fassent autre chose que ce qu’ils sont programmés à faire, à savoir assurer la pérennité des dominants. En plein Covid-19, alors que des mesures exceptionnelles sont prises qui mettent en péril des millions de personnes en Belgique, demander des comptes à ceux qui sont censés nous servir – mais ne le font plus depuis longtemps – sur les conflits d’intérêts entre les acteurs politiques et scientifiques et le monde des multinationales pharmaceutiques ne peut surtout pas être entendu. 

« Winston laisse tomber les bras le long de son corps et remplit lentement ses poumons. Son esprit vagabonde dans les dédales du doublepenser. Savoir sans savoir, être conscient de la vérité intégrale tout en racontant des mensonges savamment construits. Entretenir en même temps deux opinions antithétiques, avec une égale conviction. Jouer la logique contre la logique, bafouer la morale tout en s’en réclamant, croire la démocratie impossible et désigner le Parti comme son gardien, oublier ce qu’il faut oublier, puis retrouver la mémoire si nécessaire pour oublier aussitôt ensuite. Et surtout, appliquer ce traitement au procédé lui-même : induire l’inconscience sciemment, et refouler l’acte d’autohypnose auquel on vient de se livrer – le comble de la subtilité. Pour comprendre le mot « doublepenser », encore faut-il être capable de « doublepenser » soi-même » 

PLAINTE CONTRE L’ÉTAT 

Nous n’avons pas tout à coup pensé que dans ce grand dysfonctionnement parfaitement fonctionnel (car le chaos profite à certains), la justice allait nous sauver, et que la vérité, grâce à elle, allait vaincre. Nous pensons toutefois que la faire intervenir ne peut, dans la situation qui est la nôtre, n’être qu’à notre avantage : dans le cas où nous devions avoir gain de cause, nous prouverions que l’État est coupable d’avoir entravé la liberté de la presse ; dans le cas contraire, que la vérité ne peut aboutir même lorsque nous convoquons la justice. 

« Appartenir à une minorité, se réduirait-elle à un seul individu, ne fait pas de toi un fou. Il y a la vérité et la contre-vérité, et si tu t’accroches à la vérité envers et contre tout, tu n’es pas fou. » 

Nous avons donc introduit une plainte contre l’État belge, pour entrave à la liberté de la presse, alors que depuis plus de quatre mois, toutes les conférences de presse nous sont refusées[note]. Avant le 27 juillet, ils justifièrent cela par la règle des pools (voir encadré). Aujourd’hui, ils trouvent autre chose. Ils doivent trouver. 

Alexandre Penasse 

LES POOLS, OU L’INVENTIONQUI CRÉE L’ILLUSION DE LA PLURALITÉ 

Après notre première conférence de presse du 15 avril et le « malaise » suscité, selon les termes de la presse dominante, les raisons des refus que l’on assiste aux conférences de presse ultérieures ont varié au gré de celles-ci, le cabinet de Wilmès cherchant sans cesse à expliquer l’inexplicable, à justifier « démocratiquement » notre absence. Tout au long de leur exercice rhétorique, un mot revenait, celui de pool. 

Que vous soyez favorables ou opposés au fait que les multinationales pharmaceutiques aient un pouvoir d’influence sur les décisions politiques qui sont prises au nom du collectif, dépasse au fond le problème qui nous préoccupe ici en premier lieu. En effet, le gouvernement a décidé au nom d’une règle obscure et arbitraire (les pools) qu’il a sortie de son chapeau, de ne pas en faire un débat : « vous introduisez ici une question biaisée politiquement, ce qui n’est pas l’habitude des journalistes », dira Sophie Wilmès le 15 avril. Les journalistes du pouvoir, porte-parole des patrons et des politiciens, ont en effet l’habitude de poser les questions convenues, non « biaisées », et les premiers d’y répondre comme il se doit. Dans ce jeu, les citoyens-spectateurs sont grugés, alors que certains pensent encore que les dés ne sont pas pipés. 

LES POOLS, INVENTIONS DU POUVOIR 

Grâce à leurs décisions arbitraires déguisées en choix démocratique, depuis le 15 avril les questions ineptes et vides ont égrainé les conférences de presse. Compétitions sportives, fêtes des mères, pratique du kayak, reprise du shopping, de l’avion… n’amène pas à vous faire traiter de « complotiste » dans les médias mainstream. Brossés dans le sens du poil, les politiciens rendent la pareille aux journalistes : ils les réinvitent… et ils aiment cela, les journalistes aux ordres, ayant le sentiment qu’une partie du pouvoir qu’ils admirent chez celui qu’ils interrogent se reflète sur leur personne. Tout cela n’a pas de prix : compromissions, mensonges, collusions. 

MAIS C’EST QUOI UN POOL ? 

Selon le dictionnaire : Pool. Déf. En anglais 1. désigne un étang, une piscine, une mare. 2. Un pronostic, un réservoir (de talent, d’expérience), une équipe. 

En français. 1. Groupement (de personnes physiques ou morales) assurant la gestion commune d’une opération, de ressources, de moyens. D coopération ; cartel, entente, groupe. Pool bancaire, Pool financier. 2. Ensemble des personnes effectuant le même travail dans une entreprise. Pool de dactylos. Pool de presse. D équipe. 

Selon le syndicat des journalistes, l’AJP, dans un courrier : « Les pools sont par définition des regroupements limités de jour

nalistes, qui servent ensuite tous les autres médias (partage d’image, de son, d’information). Il y a une rotation parmi ces journalistes/médias au sein des pools. Il n’y a pas de « droit » d’être dans les pools. » 

SELON LE CABINET WILMÈS VIA SON PORTE-PAROLE 

Définition au 30 mars : limitation de l’accès à une conférence de presse « à certaines rédactions en pool, en raison des consignes strictes liées au Coronavirus ».[note] Configuration pouvant être réévaluée lorsque les mesures de social distancing sont levées[note]. Toutefois, par définition, « l’accès physique est autorisé aux rédactions qui sont répertoriées par l’Association générale des journalistes professionnels de Belgique qui s’organisent afin de former des pools entre elles »[note]. En résumé, un journaliste membre de l’AJP et titulaire de sa carte de presse,[note] peut faire partie d’un pool. 

Au 3 avril : Sélection des journalistes sur des critères flous, nécessitant au préalable de s’inscrire sur une liste secrète comme le font les autres organes de presse,[note] le journaliste n’apprenant que juste avant la conférence de presse, en fonction de la configuration de la salle et du nombre de demandes, s’il pourra rentrer. Tout cela en bonne concertation avec ses homologues journalistes. Cette sélection n’empêche nullement au journaliste d’assister au streaming live[note]. 

Au 5 mai : « Clé de répartition d’agences – audiovisuel et presse écrite – répondant à un fonctionnement de pool, permettant à chacun d’avoir une chance (sic) d’accéder à la conférence de presse ». Les sélectionneurs gouvernementaux qui constituent ces listes secrètes de pools n’excluent toutefois pas les demandes en provenance des médias qui bénéficient de moins de moyens et de moins d’audience que les grands acteurs médiatiques du paysage belge, organisant une tournante laissant la place à un média libre chaque fois. « Cette place, votre client en a bénéficié le 15 avril. Le 24 avril, Le Ligueur l’a occupée »[note]. Ceux qui ne sont pas admis à la conférence ont toutefois droit d’avoir accès à une information totale, pouvant assister à la conférence de presse rediffusée en direct sur internet et sans montage[note]. Cette pratique est validée par toute la profession[note]. 

Pure décision autoritaire, le pool, dont la définition varie au gré des intérêts du pouvoir, est constamment légitimé, et jamais donné pour ce qu’il est : une pratique, qui si elle peut parfois se justifier, permet surtout de conserver le monopole médiatique des « grands médias » propriétés des plus grandes fortunes, en concordance idéologique avec le pouvoir politique qui sert ces fortunes. 

LA DÉFINITION QUE KAIROS DONNE DES POOLS 

Suite à notre expérience, nous définissons un pool comme une sélection arbitraire de journalistes issus des « grands acteurs médiatiques du paysage belge », c’est-à-dire la presse dominante, à savoir celle qui pose au pouvoir les questions qu’il veut bien entendre. Cette sélection arbitraire devient parfaitement intelligible quand le consensus est brisé par un « accident », à savoir quand un intrus réussit à poser une question non-reprise dans les thèmes tolérés. Le choix de pool n’étant étayé sur aucun critère démocratique et transparent, les règles changent au gré des circonstances, s’auto-justifiant par la « nécessité », comme le social distancing demandé par le Covid-19, plutôt que par le pouvoir arbitraire… 

Les propos que tient le syndicat des journalistes, l’AJP, à savoir que « les pools sont par définition des regroupements limités de journalistes, qui servent ensuite tous les autres médias », dénotent un déni profond des différences existantes entre les médias qui sont des propriétés privées o(ou instrument politique comme la RTBF), et les « petits » médias, libres. Nous le savions, mais l’expérience nous appuie : aucun média mainstream ne relaiera nos propos, nos questions et nos préoccupations. Ce serait méconnaître leur fonction principale : feindre la description du réel alors qu’ils ne s’attachent qu’à générer son acceptation. 

Le seul moyen de briser les illusions qu’ils créent ? Travailler sur les moyens de faire passer des informations libérées de tout intérêt privé. 

« Tant qu’il n’y aura pas de prise de conscience, il n’y aura pas de révolte, et tant qu’il n’y aura pas de révolte, pas de prise de conscience. » 

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Pas de questions, de doutes, pas de pensées hors-normes. Pas de démocratie ?

« Une conférence de presse n’est pas un lieu pour faire des déclarations politiques ». Mais une conférence de presse n’est surtout pas un lieu pour débattre, faut-il comprendre[note]. Alors que les interrogations et les mécontentements pointent de toute part, ils semblent cependant avoir du mal à éclore sur la scène politique. De jeunes pousses qui peinent à crever un sol trop sec, une démocratie en manque de pluie.

Le vendredi 18 décembre, à l’occasion de la conférence de presse qui s’y tenait ce jour, Kairos fit encore des siennes. Rabroué durement comme un enfant trop insolent par le Premier ministre, le journaliste concerné et le journal furent tout autant malmenés le soir même et le lendemain dans les gazettes belges[note].

En plongeant le nez dans ces dernières, il est premièrement surprenant d’observer que les articles des journaux francophones sont des copies conformes les uns des autres. N’eussent été les quelques légers changements dans les termes ou le chapeau, c’est même un copié-collé, mot pour mot. Unique différence notable : dans les lignes de La Libre, le terme de « journaliste » est délibérément évité. On parle d’une personne travaillant pour Kairos, même d’un militant, mais on ne reconnaît aucunement à l’intervenant la qualité de journaliste. Une modification qui a été apportée après-coup.

Ces articles sont malheureusement fort incomplets, autre caractéristique des médias de grande distribution, et s’apparentent presque à de la presse à scandale. La question de la démocratie, pourtant au centre des questions du journaliste, n’apparaît pas, exception faite du journal flamand De Morgen. Ils se concluent tous sur cette délicate note d’humour du ministre : si vous voulez faire passer un message, lancez-vous dans la politique. Une prérogative uniquement réservée aux politiques, donc ?

Discrédit et silence

Autre point, la manière avec laquelle on “analyse” l’intervention du journaliste de Kairos dans ces quotidiens est, au minimum, franchement discutable. Le journaliste est jugé et affublé de qualificatifs totalement arbitraires… une honte pour la presse qui se veut (relativement) neutre et objective. Complotiste, militant, peu sérieux, il est présenté sous un jour plutôt sombre.

L’appel qui a été lancé contre cette censure n’a trouvé aucun écho ni chez les homologues médiatiques, ni auprès du syndicat des journalistes, pourtant censé faire rempart face à ce genre d’abus[note].

Le politiquement-incorrect de l’intéressé, Alexandre Penasse, pourrait certes être sujet à la critique, mais n’est en aucun cas irrecevable ou irrationnel, comme on nous invite à le penser. Que du contraire. C’est avec tristesse que nous observons leur silence face à l’injustice. Celle-ci, comme toutes les autres.

Il est tellement plus facile de critiquer un journaliste dissident qu’un gouvernement paternaliste, lorsqu’on lui a abandonné son indépendance. J’ose dire paternaliste, car l’infantilisation de la population sous les mesures Covid n’est plus à démontrer. Et elle est flagrante, ici, dans la réaction du Premier ministre. Le gouvernement n’aura jamais tort, semble-t-il dire, retournez jouer au complotiste. Il n’y a plus de place pour la nuance dans les discussions autour du virus. Il n’y a plus de place pour la discussion autour du virus que dans les masures des citoyens inciviques et criminels qui pourrissent le climat de douce obéissance à la belge.

Mais si le débat et la controverse sont pourtant légitimes, où donc pourront-ils avoir lieu ? Où en est la démocratie lorsque les décideurs clouent le bec à tout avis non conforme ? Lorsque, pleins de condescendance, ils n’hésitent plus à discréditer un journaliste de manière humiliante, indigne de leur position ? Lorsqu’ils affichent pleinement le caractère incontestable de leurs décisions ?Lorsqu’ils établissent, finalement, que les citoyens n’ont pas voix au chapitre ?

Démocratie. Le pouvoir au peuple. Il serait temps de réintégrer le concept au terme. Il serait temps de créer une réelle dimension de discussion et de concertation dans notre société. Un espace où journalistes, médecins, étudiants… tout un chacun pourrait poser ses questions, donner son avis,et proposer ses solutions sans se voir attribuer l’étiquette d’un vaurien lorsque sa réflexion n’alimente pas la norme.

Où la presse, en tant que déléguée du peuple, serait fidèle à sa mission.

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Quand la démocratie est infectée par le Covid-19

Selon la Commissaire européenne en charge de la santé Stella Kyriakides, la levée des mesures de confinement les plus drastiques au début de l’été a eu l’effet tant redouté : une remontée des cas. Ce qui a conduit d’aucuns à fustiger les mesures d’assouplissement prises en septembre par le gouvernement Wilmès. Or, depuis mars, la Belgique fait partie des pays stricts, s’alignant largement sur les mesures appliquées en France. Des mesures restrictives dont il est, au minimum, permis de discuter l’efficacité, au vu des résultats catastrophiques de la Belgique, dans la gestion de la crise sanitaire. Un large débat public qu’on souhaiterait voir pris en charge par les médias, les partis politiques, avec l’ensemble de la population. Or, on en est loin. 

QUAND L’ÉMOTION FAIT PERDRE LA RAISON 

En premier lieu, on s’interroge sur le rôle joué par les médias officiels dans la crise sanitaire, jouant davantage la carte de la dramatisation, la culpabilisation et l’accusation, au lieu d’endosser le rôle d’honnête courtier dans les débats. Les exemples sont légion. 

Dans son édition du 23 octobre dernier, le journal De Morgen publiait la Tribune « Cher Lieven Annemans. Vous êtes le clown entre les acrobates et les trapézistes ». Au motif qu’il préconisait l’assouplissement des mesures corona, en raison des dommages mentaux occasionnés par la maladie, cet économiste de la santé a été décrit comme l’homme qui minimise le virus. Comprenez : « un rassuriste ». Un scientifique, pour qui les mesures sanitaires liberticides sont disproportionnées et qui refuse d’être gouverné par la peur. Un feu de critiques qui l’a conduit à se retirer du Celeval, l’organe consultatif qui aide le gouvernement à lutter contre la crise corona. Est-il légitime de discréditer violemment un académique ou un scientifique sur la place publique, sous prétexte qu’il nage à contre-courant ? Est-ce que le climat de psychose collective, auto-entretenu par les médias, fait à ce point perdre la raison, que les principes de courtoisie, de respect dans les échanges d’idées soient enterrés au passage ? Au vu de la montée d’une intolérance grandissante à toute opinion qui ne s’inscrit pas dans la doxa dominante, on n’ose imaginer le sort réservé en Belgique au virologue suédois le plus écouté en Suède, Anders Tegnell, qui n’a préconisé ni le confinement ni l’obligation du port du masque par exemple, et dont les conseils ont pourtant été suivis scrupuleusement par son gouvernement, en opposition aux stratégies suivies par la majorité des pays d’Europe. Il ne fait guère de doute que ce virologue, pour qui « On ne pourra pas éradiquer le virus, même avec un vaccin. Il va falloir apprendre à vivre avec »[note], eût été médiatiquement lynché, taxé de darwiniste irresponsable, quand bien même sa stratégie ne se soit pas soldée, dans les faits, par un bilan de morts pire que le nôtre, qui l’aurait obligé à revoir fondamentalement sa copie. C’est que chez nous, les grands-prêtres de l’information anxiogène sont à la barre. Les anathèmes et insultes de tous bords, y compris dans les médias officiels, font florès. Florilège. 

« Il faut d’urgence nous protéger des égarements des complotistes et négationnistes : il y a péril en la demeure humaine »[note]. Les termes sont forts. Le délit du « négationnisme » est punissable par la loi. Faut-il entendre par « négationniste sanitaire » une personne qui nie l’existence même du virus, une simple élucubration de l’esprit, ou une personne qui en appelle, par exemple, à une autre interprétation des chiffres bruts, publiés par Sciensano, en pointant que le chiffre de mortalité reste stable ? Ce qui relativise, de facto, la dangerosité de l’épidémie. Qu’entend-on par « complotiste » ? Un citoyen lambda qui estimerait que le virus a été créé par l’homme pour anéantir la population ou un citoyen qui exerce son sens critique ? 

À ce stade de la crise sanitaire, où l’émotionnel prime sur la raison, tous les amalgames sont permis. La seule vérité scientifique qui vaille, c’est assurément celle des scientifiques dits « alarmistes » (par opposition aux « rassuristes »). « Complotiste » est devenu un mot fourre-tout, utilisé à tort ou à raison, dont l’effet le plus immédiat est de couper court au débat et de cliver la société. Il sonne comme une excommunication du sérail des « bien-pensants ». 

Qui plus est. C’est à une véritable chasse aux sorcières que s’adonnent les tenants de l’orthodoxie du « sanitairement correct », dont l’édito paru dans La Libre Belgique, les 17–18 octobre derniers, en constitue un exemple éclairant. « (…) Ce combat contre le virus n’est pas celui de quelques-uns, il est l’affaire de tous et toutes. Les râleurs, ceux et celles qui savent mieux que tout le monde, vont critiquer, se rebeller. Ces inciviques ont une lourde responsabilité dans la propagation du virus. Car ce n’est pas leur vie qu’ils mettent en danger. Mais celles des autres, surtout des personnes fragiles ». 

Les coupables sont clairement désignés. Les citoyens. Ceux qui auraient l’outrecuidance de s’interroger sur la pertinence et la cohérence des choix politiques, la « proportionnalité » des mesures dans l’État de droit, les dégâts socio-économiques d’un second confinement brutal, la détérioration alarmante de la santé psychique de la population, face à la prolongation sine die de mesures antisociales contre-nature. Quand bien même les dirigeants politiques ont copieusement insulté notre intelligence collective, en édictant des règles totalement incohérentes, à l’instar du protocole à suivre dans les restaurants, on en déduit qu’un « bon citoyen » est celui qui se tait, donne son blanc-seing au gouvernement dans la gestion de la crise. 

Certes, de tels propos n’engagent que leur auteur. Toutefois, ils ne sont pas fortuits. Ils dénotent une dérive médiatique, où la presse devient « muselante ». L’essentiel n’est pas que les mesures soient toujours plus strictes, mais qu’elles suscitent l’adhésion. Ce qui suppose, en premier lieu, qu’elles démontrent leur efficacité. Ce qui présuppose la tenue d’un débat scientifique ouvert et contradictoire, y compris dans la prise en charge médicale, qui ne s’abaisse pas au niveau des invectives et des insultes. Il est sidérant de voir que des scientifiques, académiques, personnel soignant remettant en cause la stratégie sanitaire en vigueur soient discrédités, relégués au rang de « rassuristes », voire « complotistes », autrement dit, de « scientifiques frappés d’hérésie », de parias. 

Stigmatisation. Les médias ont un rôle clé à jouer pour empêcher cette dérive dangereuse. Éviter le piège de la propagande inavouée. Dès lors qu’une personne a peur de s’exprimer, de crainte d’être vouée aux gémonies, car son point de vue ne répond pas à la doxa sanitaire, ce sont autant de lézardes dans l’édifice « démocratie ». 

Le journalisme en tant que contre-pouvoir. Révéler la face cachée des choses. L’essence du journalisme d’enquête et d’investigation. Nourrir le débat démocratique et faire avancer les mentalités, dans le respect de chacun. Un principe cardinal qui doit impérativement retrouver ses lettres de noblesse. 

QUAND LA SCIENCE SE MUE EN IDÉOLOGIE 

Qu’il existe une controverse scientifique à propos de la crise sanitaire n’a pas lieu de surprendre, dans la mesure où le virus est loin d’avoir livré tous ses secrets. Asséner, dans ce contexte, des certitudes scientifiques est d’autant plus hasardeux que la recherche scientifique indépendante est structurellement sous-financée. En l’occurrence, à chaque fois qu’une étude scientifique est brandie pour justifier une mesure politique, il convient de s’interroger tant sur son financement que sur les potentiels conflits d’intérêt. Une précaution que devraient systématiquement prendre les dirigeants politiques. À titre d’exemple, lorsque le Ministre-Président de Bruxelles-Capitale, Rudy Vervoort, justifie le maintien du port du masque généralisé à l’extérieur en s’appuyant sur une étude rapportée par Marc Van Ranst[note] dit « notre expert national », on est en droit de se poser la question : pourquoi faire foi en cette étude en particulier (sans même la citer), préconisée par un expert connu pour ses multiples déclarations tonitruantes en faveur de mesures sanitaires toujours plus répressives ? En quoi cette étude serait-elle plus crédible que d’autres, qui prétendent l’inverse, mais qui sont susceptibles d’être écartées au prétexte que ce serait des agents du complot ? Bref, un tri est opéré, qui relève davantage d’un choix politique assumé, et non d’une preuve scientifique irréfutable. D’ailleurs, tous les pays européens ne se sont pas alignés sur des mesures aussi attentatoires à la liberté individuelle. En Suède, il n’est toujours pas question d’obligation du port du masque. En Hollande, un nombre limité de secteurs est concerné. Doit-on penser que ces pays soient gérés par des dirigeants politiques irresponsables, en prise avec des experts fantaisistes et iconoclastes ? Dans la mesure où la décision politique d’entraver le droit de respirer en plein air serait scientifiquement prouvée, comment explique-t-on que ces pays n’aient pas connu un taux de surmortalité par rapport aux nôtres ? Plus fondamentalement, sachant que les dirigeants politiques ont réussi à dire tout et son contraire sur l’utilité du masque pour freiner la propagation du virus en quelques mois, n’ont-ils pas, eux-mêmes, dévoyé la science, en usant abusivement de cet argument d’autorité ? 

La lecture des documents officiels de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qu’on ne pourrait raisonnablement suspecter de faire partie de la « complosphère », permet de le penser. En effet, dans sa dernière version Orientations provisoires sur le port du masque, réactualisée le 5 juin dernier, on peut lire ce qui suit : « De nombreux pays ont recommandé au grand public de se couvrir le visage, notamment par un masque en tissu. À l’heure actuelle, on ne dispose pas encore de données factuelles directes de qualité attestant de l’efficacité du port généralisé du masque par les personnes en bonne santé dans la communauté et il faut procéder à un bilan des avantages et des inconvénients à cet égard »[note]. Et l’OMS de détailler la liste des avantages potentiels, dont : « l’impression donnée aux gens de contribuer à stopper la propagation du virus », « l’occasion de rappeler à la population les autres mesures (gestes barrières) à respecter ». Quant à la liste des inconvénients, retenons entre autres : « le risque potentiellement accru d’autocontamination dû au fait de manipuler un masque facial », « mal de tête et/ou difficultés respiratoires », « difficulté de communiquer clairement », « difficultés liées au port du masque par les enfants, asthmatiques ou les personnes souffrant d’affections respiratoires chroniques (…) ». 

À la lumière de ces recommandations, on s’étonne que le gouvernement belge, épris de multilatéralisme, ait fait peu de cas des conseils nuancés, formulés par l’OMS. Or, si l’été dernier, l’obligation généralisée du port du masque en extérieur dans certaines villes a suscité de l’opposition, c’est précisément en raison de son caractère arbitraire, disproportionné et non étayé par aucun consensus scientifique. Qu’à cela ne tienne. Revendiquer son droit de respirer à l’air libre en extérieur est désormais (très) mal vu. Un acte d’égoïsme éhonté, une incivilité, voire un crime, la tyrannie de la liberté individuelle ? Du reste, que les enseignants, et plus singulièrement les élèves de secondaire aient le triste privilège de devoir le porter de nombreuses heures durant, sans que la question des risques, notamment pour la scolarité, soit débattue, leurs souffrances entendues, tranche avec la rhétorique de la solidarité collective envers les personnes vulnérables, que les médias et dirigeants politiques nous martèlent au quotidien. Plus généralement, que valent les discours de bienveillance, selon la formule consacrée « Prenez soin de vous et des autres », dès lors que, dans les faits, il n’est même pas permis de débattre sur l’état de nos droits fondamentaux, affectés par la crise sanitaire ? Ce qui suscite pourtant de plus en plus l’inquiétude de nombreux avocats et experts des questions juridiques, pour qui certaines mesures restrictives ont une base juridique trop faible ou qui s’interrogent sur leur « proportionnalité ». 

À une époque où les études scientifiques sont de plus en plus instrumentalisées à des fins politiques, les dirigeants sont tenus d’étayer leurs décisions sur base de preuves scientifiques solides, irréfutables, en citant leurs sources. Sans quoi ils alimenteront la défiance citoyenne vis-à-vis du politique. À ce titre, la citation de la philosophe Hannah Arendt est d’une actualité criante : « Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges, mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger ». 

LA STRATÉGIE DE LA COMMUNICATION 

« Le marathon sanitaire durera au minimum jusqu’à l’été 2021. C’est notre comportement qui décidera de la vie ou de la mort de quelqu’un de vulnérable », dixit le Premier ministre Alexander De Croo[note] . L’arme absolue contre le virus : la culpabilité. L’héritage de notre culture judéo-chrétienne, avec laquelle les dirigeants politiques jouent à plein régime. Si on doit resserrer la vis, c’est parce qu’une frange des citoyens (en particulier, les jeunes, dernière catégorie en date à être clairement stigmatisée) ne respecte pas les gestes-barrières. Des citoyens « déviants » en qui sommeillerait un assassin potentiel. C’est de leur faute si, à présent, on doit opérer des choix dans les hôpitaux. 

La culpabilité collective : un moyen commode pour masquer les failles béantes du politique. À leur décharge, il est difficile de naviguer à vue. Ce qui doit nous inspirer de l’indulgence. A fortiori que la mise en place de certaines mesures pour corriger le tir prend désormais du temps. Désengorger les hôpitaux suppose, entre autres, l’investissement dans les soins de première ligne, la formation du personnel soignant, la valorisation du métier d’infirmier, etc. Ce qui ne peut se faire par un simple coup de cuiller à pot. Toutefois, il incombe aux dirigeants politiques de balayer devant leur porte. La crise dans les hôpitaux, c’est le fruit de décisions politiques prises en amont, qui s’enracinent dans un corpus de mesures néolibérales, portant le sceau du Consensus de Washington, ayant foi en la « libéralisation, dérégulation et privatisation » de l’économie. Des recettes largement appliquées en Belgique, avec la bénédiction d’une succession de gouvernements, associant généralement des partis qui se revendiquent d’un ancrage à gauche, dont un des avatars est le Pacte budgétaire européen. Véritable ceinture de chasteté budgétaire, il est le reflet d’une vision de l’économie politique automutilatrice. Entré en vigueur en 2013, il gravait durablement dans le marbre le principe d’austérité budgétaire, dont la collectivité paie à présent le prix douloureux. Celle d’un désinvestissement public chronique dans les soins de santé, malgré une démographie vieillissante, qui prend l’ensemble de la population belge en otage. 

Que des erreurs de communication politique soient commises dans la gestion de la crise est probablement inévitable, voire excusable. La lasagne institutionnelle belge n’y aide pas. Ce qui ne justifie pas d’opérer sur le mode de l’infantilisation. La conférence de presse de Sciensano du 7 octobre dernier, où Yves Van Laethem nous exposait le guide du parfait « hôte », restera dans les annales. Le gouvernement s’invite désormais dans notre cuisine, notre salon, salle à manger, toilette. Bref, notre espace privé, intime. De façon symptomatique, s’il insiste sur l’importance de fournir du gel hydroalcoolique à table et une enveloppe pour le masque, il omet singulièrement de se prononcer sur l’importance d’avoir une alimentation saine, équilibrée, variée, pour fortifier son système immunitaire. Le béaba pour ne pas tomber dans la catégorie des personnes « vulnérables », sachant que les patients atteints d’antécédents cardio-vasculaires, d’obésité, les diabétiques, sont susceptibles de développer des formes graves de la maladie. 

Pourquoi, dans ce contexte, un plan d’action national contre la malbouffe, en réponse à la crise sanitaire, n’est pas à l’agenda des ministres ? Comme le rappelle la Commission européenne, dans sa Stratégie « De la ferme à la table » (mai 2020) : « Plus de 950.000 décès (1 sur 5) et plus de 16 millions d’années de vie en bonne santé perdues dans l’Union en 2017, principalement en raison de maladies cardiovasculaires et de cancers, étaient imputables à des régimes alimentaires peu sains6. Et d’ajouter : « L’obésité gagne du terrain. Plus de la moitié de la population adulte est aujourd’hui en surpoids ce qui contribue à une prévalence élevée des maladies liées à l’alimentation (y compris différents types de cancer) et occasionne des dépenses de santé à l’avenant ». En clair, c’est l’affaiblissement du système immunitaire qui fait exploser, par le principe des vases communicants, la catégorie des « personnes vulnérables » à protéger. Pourquoi donc les médias, qui nous matraquent au quotidien avec les chiffres sur la mortalité du Covid-19, ne le font-ils pas également au sujet du cancer (soit 9 millions de décès par an dans le monde), autre facteur de co-morbidité ? Ce qui apporterait un éclairage nouveau à la population sur les défis majeurs à relever en termes de santé publique, selon une approche holistique, où l’enjeu est d’attaquer le mal à la racine. 

De la même façon, dans la campagne gouvernementale « Une équipe de 11 millions », on est en droit de s’étonner que la pratique d’une activité physique, telle que la marche, le jogging ou le vélo, durant laquelle on peut respirer à pleins poumons, ne figure pas dans les fameuses « règles d’or », quand bien même l’alimentation saine et la pratique d’une activité physique constituent l’alpha et l’oméga d’une approche préventive de la santé. 

Plus globalement, rappelons que l’Agence européenne de l’environnement signalait, dans son rapport du 8 septembre dernier, que la pollution tue des centaines de milliers de personnes chaque année en Europe, soit 13% des décès. Et de souligner que l’émergence de la pandémie de coronavirus doit faire réfléchir à l’impact de la dégradation de l’environnement sur la santé humaine. Logiquement, dès lors que les autorités publiques justifient les mesures draconiennes de privation de liberté au motif que la santé est une priorité absolue, cette question devrait faire la Une de l’actualité politique, dans le souci d’une approche globale et multidisciplinaire de la protection de celle-ci. Or, il n’en est rien. Comme si les dirigeants politiques étaient frappés de cécité, le nez dans le guidon, gérant l’épidémie à la petite semaine, sans vision. 

Les incessants tours de vis : Franck Vandenbroucke, ministre de la Santé, les justifie « pour ne pas avoir de morts sur la conscience ». En mésestimant lourdement l’ampleur des dégâts socio-économiques et psychologiques collatéraux, il contribue à détruire la société. Oubliant, pour paraphraser Renaud Girard, co-auteur du livre Quand la psychose fait dérailler le monde, que l’homme n’est pas qu’un être sanitaire. Il est aussi un être social, un être économique, un être culturel, un être spirituel. 

Inès Trépant,politologue, autrice d’essais sur la politique européenne. 

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Articles

NewB : l’escroquerie en sarouel-cravate ?

Par Emmanuel Wathelet, président du master en éducation aux médias à l’IHECS, auteur du blog www.leblogduradis.com.

Notre objectif chez Kairos n’a évidemment jamais été de faire perdre espoir à ceux qui nous lisent, mais il n’a pas non plus été de leur donner des illusions, car une telle fin justifierait certains moyens et mènerait certainement à taire des vérités ou des réalités qui dérangent. Notre dessein premier est donc de ne pas cacher la vérité à nos lecteurs. Il arrive donc que cette volonté de tout dire fasse naître des déceptions, la perte des espoirs excessifs que d’aucuns plaçaient encore dans l’une ou l’autre alternative. Nous en sommes désolés, mais nous ne sommes pas là pour dire ce que certains veulent entendre. L’article qu’Emmanuel Wathelet nous a proposé de partager sur le site de Kairos en fâchera certains, fera des déçus, confirmera les positions d’autres, ou les convaincra de ce qu’ils supposaient. Quel que soit le cas, à la veille de l’Assemblée générale de New B, il ne peut que susciter le débat, ce qui manque cruellement dans nos sociétés.

10 infos développées dans ce dossier

La direction de NewB s’en met plein les poches : 9400€ de salaire mensuelLa situation financière de NewB est catastrophique, des millions de pertes en un anUne part NewB à 20€ vaut en réalité aujourd’hui 2.27€, soit presque dix fois moins !Produits dérivés, SICAV, NewB est loin de n’être qu’une banque de dépôtsNewB finance la fabrication et le commerce des armesEn neuf ans, NewB n’a généré aucun bénéfice, même avec la vente de ses assurancesLe nouveau CEO était directeur d’une banque condamnée en 2016, pendant son mandat, pour gestion trop risquéeNewB est prête à modifier ses principes si ses activités l’exigentLes standards éthiques de NewB sont les mêmes que ceux d’AXA, BNP, HSBC, etc.NewB n’est financièrement pas en mesure de financer des projets innovants

Pour de bon? Vraiment?

Cet article est le résultat d’un intense travail d’enquête, d’analyse et de croisement des sources. Je me rends compte que sa lecture est exigeante. Elle fait appel à des notions issues notamment de la finance, que moi-même j’ai eu des difficultés à appréhender. J’espère vraiment que vous arriverez à vous accrocher ; il faut en passer par là pour comprendre le caractère problématique de NewB qui peut-être profite aussi de la complexité de ces questions pour se protéger.

Malgré l’attention constante et les efforts de vérification, peut-être reste-t-il des erreurs. Si ce devait être le cas, n’hésitez pas à le signaler en commentaires avec une source probante et je modifierai en conséquence. Les illustrations relèvent de la satire et non de l’information.

« Changeons la banque pour de bon » disent-iels.

Vous avez été nombreux·ses à y croire, à y mettre du temps, de l’énergie, de l’argent, de la passion. Il y a un an, NewB était partout, sur les réseaux sociaux, dans les médias, dans la rue, des stickers aux panneaux publicitaires…mais, surtout, sur toutes les lèvres.

De mon côté, j’avais décidé de publier à cette même époque un article, à charge, « NewB, l’ambulance et le cheval de Troie », pour dénoncer une initiative qui me semblait séduisante dans le discours mais trompeuse dans les faits et ses objectifs. J’ai tenté alors de montrer pourquoi ça ne pouvait pas marcher. On me l’a beaucoup reproché : NewB, c’était nécessairement mieux que rien.

Un an a passé. Et, un an après la levée de fonds qui a vu NewB « recevoir » une manne de plus de 35.000.000€ pour réalimenter ses capitaux propres et obtenir sa licence bancaire, il est temps de faire le point. Me suis-je trompé ? C’est ce que je vous propose de voir avec moi aujourd’hui, en vous permettant aussi de vous préparer à l’assemblée générale extraordinaire de NewB qui se tiendra dans quelques jours, ce samedi 21 novembre 2020.

Grandes attentes, grosses inquiétudes

Soyons clairs, on avait de grandes attentes : que seraient pour NewB des investissements responsables ? Quels crédits, pour faire quoi et à qui seraient-ils accordés ? Quelle est la santé financière actuelle de la jeune banque ? Est-elle viable sur les moyen et long termes ? On avait de grosses inquiétudes aussi : il y a un an, au moment de la levée de fonds, la part de NewB que vous achetiez à 20€ n’en valait déjà plus que 5,95€ (voir le prospectus, p.12, alinéa 3.3.4). Comme si vous consentiez à payer 20€ une paire de chaussures dont vous savez qu’elles n’en valent que 6. Et qu’en est-il aujourd’hui ? Étant donné les nouvelles pertes de l’année 2019 ? D’après les comptes audités au 31/12/2019 une part B vendue à 20 EUR de valeur nominale valait en réalité 2,27 EUR[note], soit encore moins de la moitié de la valeur de 5,95 EUR publiée dans le prospectus d’émission.

La bonne nouvelle c’est que comme il n’y a, à l’heure d’écrire ces lignes, pas encore d’acte notarié sur la traduction de la dernière levée de fonds en capital, pour l’instant, c’est comme si vous aviez seulement prêté à NewB et vous pourriez récupérer votre argent (même si ça reste hypothétique au regard de l’article 10bis des statuts). Enfin, est-ce vraiment une bonne nouvelle ? Pourquoi les fameux 35.000.000€ confiés par les coopérateurices – c’est-à-dire vous – ne comptent-ils pas encore au capital ? Y a‑t-il un souci quelque part qu’on vous aurait caché ?

En tout état de cause, lorsque la dette sera transformée en capital, vos parts seront bloquées pour trois ans minimum (allez lire les statuts). Après ces trois ans, vous ne pourrez toujours pas récupérer vos parts, si NewB considérait que ça la mettrait en difficulté financière – et vu l’état des comptes actuels, si l’espoir certes fait vivre, il n’en demeure pas moins irrationnel. Enfin, sachez qu’il est interdit de faire une plus-value sur vos parts mais, vu la situation financière encore, il est pratiquement certain, qu’au cas assez improbable où on vous autorisait à partir, vous y perdriez : la valeur intrinsèque de ces dernières (= le montant retiré) serait en-dessous de la valeur nominale (= le montant auquel vous les avez achetées), comme on l’a expliqué ci-dessus.

On savait par ailleurs que NewB avait déjà frayé avec des acteurs capitalistes de premier plan comme Rabobank, le cabinet Deloitte ou encore Mastercard – ce qui la fout mal pour une institution dont l’objectif explicite est de « changer la banque ». Est-ce que NewB a compris la leçon ou a‑t-elle décidé, malgré ses grands discours sur la transparence et l’éthique, de persister dans l’indécence ? J’y réponds plus bas et, malheureusement, ça risque d’être particulièrement déconcertant.

NewB aujourd’hui : zoom sur les comptes annuels

1. D’énormes pertes structurelles

Disons-le de but en blanc : la situation financière de NewB est catastrophique. Entre l’exercice 2018 et l’exercice 2019, la valeur de l’entreprise a fondu comme neige au soleil, ayant perdu en un an 70% de sa valeur (passant de 5.719.733€ de capitaux propres à seulement 1.736.625€). Les pertes pour la seule année 2019 s’élèvent donc à 4.008.746€ et celles accumulées au fil des ans à 13.547.515€. Et ce en dépit de la vente d’assurances supposées participer aux bénéfices de NewB. Ce sera mieux en 2020? Pas du tout. Le budget 2020 anticipe une perte encore plus grande, de l’ordre de 6,5 millions d’€.

Notons d’ailleurs que les comptes annuels, en dépit de l’impératif de transparence que NewB s’est assigné (à tout le moins dans sa charte et ses discours), ne présentent pas le détail, par exemple, du chiffre d’affaires. Impossible donc de savoir ce qu’ont pu générer comme rentrées ces fameuses activités d’assurance, « empruntées » aux « trois » coopérateurs Monceau Assurances (pour comprendre cette autre entourloupe, voir mon article précédent).

On me dira : « Oui, mais c’est une jeune entreprise, une start-up, ce ne sont pas des pertes, ce sont des investissements ! ». Loin de moi l’idée de nier la difficulté qu’il y a à créer une nouvelle banque, surtout dans un contexte où on assiste plutôt à leurs fusions et disparitions (peut-être d’ailleurs aurait-il fallu se demander pourquoi…), mais continuer à s’appuyer sur l’idée que NewB est « jeune » alors que le projet a été lancé il y a neuf ans, ça commence à se voir. D’autre part, une « start-up » peut se permettre d’être plusieurs années en pertes si on lui reconnaît un caractère innovant et qu’on est en mesure d’anticiper une capacité à générer des bénéfices plus tard. On verra que dans le cas de NewB, on en est très, très loin. Pour l’heure, l’examen des neuf comptes annuels de NewB de 2011 à 2019 indique qu’elle n’a jamais, depuis sa création, été capable de générer un seul € de bénéfices.

Bien sûr, une partie des pertes est à imputer à des frais liés à l’augmentation de capital (notamment, on le suppose, les frais publicitaires dont j’avais déjà soulevé l’aberration pour un projet comme NewB défendant des valeurs de sobriété et de durabilité) alors que la recapitalisation, sans la licence bancaire, ne pouvait encore se traduire en capitaux propres. Toutefois, l’essentiel des pertes concerne des postes indépendants de la recapitalisation et qui structurellement plombent les comptes de NewB depuis sa création : une marge brute très négative (-2.482.011€, montrant une incapacité à générer des bénéfices) et…les rémunérations.

2. Des salaires indécents pour le Comité de direction

En effet, si la situation financière, on l’a dit, est catastrophique, elle n’empêche pas le comité de direction de s’en mettre plein les poches. Prenons le temps de l’enquête parce que, dans la charte, dans le rapport annuel ou dans les comptes publiés à la Banque nationale, tout est fait pour qu’il soit très difficile de connaître le salaire du comité de direction de NewB.

Après analyse, on comprend qu’il y a trois administrateurs exécutifs, trois hommes blancs (la version NewB de la diversité), qui sont donc aussi employés par la coopérative : le CEO Tom Olinger (ex-Crelan, ex-Crédit agricole, ex-Deutsche Bank), le directeur financier Jean-Christophe Vanhuysse (ex-Crédit mutuel, il a aussi passé 15 ans chez BKPC dont il a été le CFO), et le CRO responsable du risque Frans Vandekerckhove (ex-ABN/AMRO, ex-PWC). On a là des profils qui n’ont absolument rien « d’alternatifs ». Leur demander, à eux, de changer la banque, est naïf ou hypocrite.

Du coup, on s’étonne moins de ce que les rémunérations de ces seuls trois administrateurs représentent presque 40% du total des rémunérations de l’entreprise (voir tableau ci-dessous), ce que NewB appelle une « politique de rémunération sobre et maîtrisée » (p.70 sur 79 – oui, il faut bien tout lire jusqu’au bout pour prendre connaissance du plus abject). Ainsi les directeurs s’en sortent chacun avec un salaire mensuel moyen de 9418€.

9418€ par mois ? Un salaire de député ! C’est ça l’économie sociale ?

Sous couvert de tension salariale de « 1 à 5 maximum », c’est vraiment ça qu’ont envie de financer, souvent avec de l’argent public, des syndicats, des universités et des associations comme SOS faim, Caritas, le CNCD, Oxfam, le CADTM ou encore ATD quart-monde et le Réseau wallon de lutte contre la pauvreté ?

Les admins non-exécutif·ves, dont le travail est censé être « gratuit », empochent quant à elleux des jetons de présence à hauteur de 500€ par réunion du CA pour un coût de 30000€ sur l’année 2019. Je devrais aussi penser à me candidater pour ces mandats , ce serait plus rationnel que passer mon temps à éplucher bénévolement (en étant rétribué qu’aux « likes » ou à la détestation, c’est selon) ces comptes déprimants.

Rémunérations des employé·Es de NewBPoste rémunérations = 912057€Rémunérations admins non-exécutif·ves = 30000€Rémunérations comité de direction = 339061€Rémunération annuelle pour chaque membre du comité de direction = 113020€Rémunération mensuelle pour chaque membre du comité de direction = 9418€Reste pour 10.1 ETP = 542996€Proportion de la rémunération du comité de direction sur l’ensemble des ETP = 37%Salaire annuel moyen hors comité de direction = 53761€Salaire mensuel moyen hors comité de direction = 4480€, dont évidemment on ne connaît pas la ventilation entre employé·es.

Or, ce sont les rémunérations qui – comme en attestent les comptes de résultats annuels – creusent directement les pertes faisant s’effondrer la valeur intrinsèque des parts de NewB. Pour le dire autrement : le comité de direction se gave avec l’argent des petit·es coopérateurices qui ne retrouveront vraisemblablement jamais leur mise. Aussi limpide que ça. Et entre-temps, les petit·es ont donné, donné et les ASBL ont donné, donné.

Quelle honte.

Mais ce n’est pas tout. On pourrait penser que l’obtention de la licence bancaire et donc la reconnaissance de pouvoir devenir une vraie banque, après neuf ans de dure bataille, constitue un immense succès pour le comité de direction qui aurait à cœur de faire vivre son « NewBébé ». Eh bien non. En mars 2020, on apprenait que le CEO de NewB, Tom Olinger, décidait de quitter le bateau. Peut-être que les 9418€ n’étaient finalement pas si attractifs que ça quand on appartient non pas à l’économie sociale mais à l’univers indécent de la banque traditionnelle et de son opulente vulgarité.

3. Une banque qui n’a plus rien « d’alternatif »

D’accord, mais le nouveau CEO, lui, aura été choisi pour ses valeurs n’est-ce pas ? Pour son adéquation avec tout ce que prône NewB ?

Encore raté.

Le CEO pressenti, déjà entré en fonction mais dont l’AG de samedi doit voter la nomination, vient en ligne directe du secteur de la banque privée. Ancien directeur de Puilaetco Dewaay Private Bankers (j’y reviendrai), Thierry Smets est aussi passé par Nagelmackers, KB Lux et la Générale de Banque. Il est aussi cofondateur de Startalers, une plateforme « par les femmes (sic) pour les femmes » qui aide donc « les femmes » à prendre en mains leur « avenir financier » (elle est pas fût-fût la femme, m’voyez, et elle a des « cycles de vie particuliers […] ignorés par la gestion traditionnelle », alors bon…).

Et Puilaetco ?

Un grand moment d’anticapitalisme (ironie, hein) : sachez d’abord que Puilaetco avait été condamnée pour « gestion trop risquée » en 2016, soit durant le mandat de Thierry Smets – voilà qui a dû mettre en confiance le CA de NewB. Son activité principale est ainsi la gestion de patrimoine sans oublier les investissements en art, le genre de publics que vise NewB (ironie, encore…ou pas).

Ça c’est pour ce qui concerne l’actualité de NewB. Toutefois, vous aurez compris que l’assemblée générale soumettra aux votes une série de points qui concernent l’avenir de NewB, une projection dont la synthèse en 79 pages est réalisée dans une charte que j’ai décidé d’analyser pour vous.

NewB demain : la charte

La caractéristique principale de la communication de NewB est qu’elle est trompeusement performative : parce qu’elle « dit », on pense qu’elle « fait » ou qu’elle « fera ». Et des choses, elle en dit beaucoup.

1. Un « catalogue » d’infaisables bonnes idées

Prenez bien votre inspiration, parce que la phrase va être longue : on nous promet que « l’intérêt des client·e·s aura priorité sur celui de la banque et/ou du personnel » en matière de conflits d’intérêts (p.24), on nous promet des rapports annuels de durabilité, un Comité sociétal garant des principes de NewB, une liste (en réalité inexistante) d’indicateurs pour veiller à leur respect, des partenariats avec des interprètes pour les personnes réfugiées qui du reste profiteront de services « répondant à leurs besoins spécifiques » (p.32), des crédits à vocation sociale (à faible taux d’intérêt, et donc ne rapportant rien à NewB) et un service d’accompagnement de sa clientèle s’inscrivant dans « une politique non-discriminatoire et non-excluante » – une politique pleine de bonnes intentions mais malheureusement économiquement risquée. NewB aujourd’hui ne peut tout simplement pas se le permettre.

C’est tout ? Non, bien sûr. Apnée suivante.

On nous promet que NewB n’enquêtera pas sur votre profil. Êtes-vous malade? Fumeur? Prenez-vous des drogues? Imprudent au volant? C’est bien mais, là encore, elle augmente aussi son risque en fermant les yeux. La communication sera transparente et sobre, « limitant son recours à la publicité payante » et aux « GAFAM » (p.26), comme d’ailleurs en ont témoigné la campagne de levée de fonds et ces derniers jours avec leur publicité pour les produits d’assurance !

Même Emmanuel Kant, philosophe de l’éthique, avait son pin’s NewB.(Attention, ceci est un photomontage trompeur, Kant n’avait pas pour de vrai, un pin’s NewB. Mais nul doute qu’il aurait été coopérateur.)

NewB s’engage par ailleurs à obtenir et/ou respecter les critères d’une impressionnante série de labels de toute sorte : Anysurfer pour l’inclusivité, ISR pour l’investissement socialement responsable, label « entreprise écodynamique », critères ESG, label Ange Bleu pour son papier, FSC, Ecolabel, Nordic Swan, TCO, Energy Star, Fair Finance Guide, Financité et Fairfin, Ethibel, « Towards Sustainability » de Febelfin, Golf Standard, les ODD et SDG, les principes de l’UNEP FI et j’en oublie très certainement tant il y en a. Quant à poser la question de la légitimité de ces labels, des réalités qu’ils recouvrent dans les faits (voir par exemple mon analyse du label Bcorp dans cet article) et, surtout, de leur respect, on peut encore attendre. C’est tout simplement grotesque et transpire le green et le socialwashing.

On nous promet aussi une banque capable de se départir de la voracité du marché libre parce qu’elle « ne se voit pas comme concurrente » (p.12) d’autres institutions de finance éthique (oh bah non, c’est un marché qui rapporte tellement, y’a de la place pour tout le monde bien sûr) et d’avoir une politique « humaine » en matière de recouvrement de crédits, avec un « droit de regard » sur les organismes qu’elle devrait mandater (p.37). En outre, NewB ne fera appel qu’à des fournisseurs eux-mêmes éthiques (p.47) auxquels elle accordera un « score », façon yaourt chez Carrefour (on verra plus loin que le concept de « fournisseurs éthiques » n’est pas respecté).

On nous promet des « groupes de travail » et des « ateliers » pour informer, consulter voire co-décider avec les coopérateurices (mais ça reste quand même NewB qui « définit à l’avance qui elle souhaite voir participer », p.10). La « cocréation » avec des associations est mise à toutes les sauces, laissant penser qu’on verra du NewB partout, dès qu’on mettra un orteil dans une ASBL, laquelle aura investi dans un bidule qu’elle devra ensuite s’échiner à promouvoir.

NewB prévoit même des réunions en non mixité pour donner la possibilité aux personnes discriminées de « faire remonter leurs analyses ». C’est d’une telle hypocrisie. L’expérience de non mixité est essentielle lorsque la visée est politique et, notamment, dans les milieux militants. Mais qu’est-ce que ça vient faire ici ? Est-il possible de récupérer, d’instrumentaliser encore plus le lexique et la pratique de l’engagement au seul profit de sa communication ? En ce qui concerne NewB, quelle est la sociologie de ces coopérateurices discriminé·es qu’elle espère ici toucher ?

La gestion interne se fera de façon horizontale (pour sans doute être cohérent avec les rémunérations du Comité de direction, lol), et les entretiens d’évaluation se feront « en marchant » pour favoriser un « climat d’égal à égal ». Je ne rigole pas, c’est écrit p.56. Tout en considérant bien sûr que l’horizontalité‑c’est-mieux-que-la-hiérarchie (oui, oui, c’est un lien vers ma thèse de doctorat que je place là discrètement). Pourquoi ? Parce que, c’est mieux, c’tout. Même que c’est ce qu’on dit aussi dans le film Après Demain de Cyril Dion. Et c’est un·e opérateurice externe qui les aidera (p.11), opérateurice qu’il faudra payer (avec des Sugus ?).

Rare image d’une CEO soumettant son N‑1 à un entretien d’évaluation d’égal à égal.

Ces promesses semblent parfois peu souhaitables dans leurs principes et impayables en pratique. Comment, dans un tel contexte budgétaire, financer des visites à domicile pour les client·es isolé·es, traiter des virements postaux censés compenser la fracture numérique, assurer un SBB gratuit (Service Bancaire de Base), tout en s’autorisant la libre tarification ?  En fait, comme nous le verrons en détails plus bas, les solutions – quand elles existent – s’incarnent de fait dans une dépendance avec le système et non dans sa remise en question, comme pour le partage d’agences bancaires avec d’autres institutions financières, ou la location des distributeurs de cash (qui coûtera aussi à NewB alors qu’elle ne compte pas faire de marge sur ces opérations, voir p.32).

2. Des grains de sable dans la belle mécanique

Alors que c’est un aspect qui était fortement attendu, cette version préliminaire de la charte ne donne donc pas d’indicateurs permettant d’évaluer le respect de ses propres principes. La note 2 en p.3 le précise bien, ce sera pour une « version ultérieure ». Pratique : on demande aux coopérateurices de se prononcer sur la pertinence et la validité de principes dont iels n’auront pas les moyens de s’assurer du respect.

Mettons par exemple que NewB fasse à nouveau appel aux services de Deloitte, comme lors de la réalisation d’un dossier de demande « d’autorisation en tant qu’institution de crédit » (voir la p.17 des comptes annuels de 2017), quelle marge aura le Comité sociétal chargé d’être attentif au respect de l’éthique ? Sera-t-il écouté lorsqu’il apprendra à ses administrateurices tout·es surpris·es que, parmi les autres client·es de Deloitte, on trouve par exemple Morgan Stanley (banque d’affaires US), Microsoft, General Motors, Boeing ou encore Procter & Gamble qui, selon Amnesty, s’est illustré notamment dans le travail des enfants ? Que pense NewB du fait que, selon le CADTM, Deloitte « croule sous les condamnations », et que le même CADTM (pas rancunier, il reste malgré tout coopérateur de la « néobanque ») appelait en 2016, soit un an avant que NewB fasse appel à Deloitte, à « se passer de ses conseils » ?

De plus, le Comité sociétal est censé évaluer « périodiquement la pertinence des principes [éthiques de NewB] au regard de l’évolution des activités » (p.4). Oui. Dans ce sens-là. Vous auriez plutôt aimé lire que le Comité évalue périodiquement la pertinence de l’évolution des activités au regard des principes ? Moi aussi. Mais non. On a ici un magnifique article pour sabrer gentiment et en douce dans le catalogue des valeurs NewB. Les modifs devront passer devant l’AG ? Certes, mais en mode : « Bon, de toute façon, c’est déjà ce qu’on fait alors… ». Ce qui n’empêche pas d’essayer, comme je le propose en fin de dossier avec une série de questions à poser ce samedi.

Comment dès lors voir autrement que comme de l’hypocrisie le « thème 13 » de la charte sur « l’empreinte écologique du fonctionnement interne » où on parle impression recto-verso, recyclage, tri des déchets et abonnements de train ?

Sur le principe de gouvernance coopérative et participative, rappelons quand même cette « innovation » que sont les trois collèges (selon que vous êtes une institution qui investit, une asso ou un·e privé·e) faisant qu’en pratique 9 coopérateur·ices  (oui, trois entités Monceau ça fait toujours qu’un Monceau, vos deuxième et troisième prénoms ne vous ont jamais dédoublé n’est-ce pas ?) ont un droit de veto sur n’importe quelle décision. Paie ta coopérative qui s’essuie tranquillement les pieds quant à la règle « un·e coopérateur·ice = une voix »…mais tout cela devrait avoir un « impact positif sur […] la démocratisation de l’économie et de la société en général » (p.8, c’est moi qui souligne, juste pour le rappeler à tou·te·s celleux qui me reprochaient de prêter à tort à NewB des velléités de changement à grande échelle).

3. D’inquiétants éléments de langage

En ce qui concerne le Comité sociétal qui « n’a pas de pouvoir d’injonction » (p.5), la charte prône un dialogue « souple » (p.3) avec les équipes sur l’implémentation des valeurs au sein de NewB et un « dialogue » (mais qui ne sera plus « souple » cette fois) avec le CA. Ça veut dire quoi ? Que le CA est en mesure de faire taire le Comité sociétal ? Y’a comme une odeur de greenwashing ou je rêve ? Par exemple, il aurait été possible de donner à ce Comité un certain pouvoir, ou de lui assurer au moins une voix au CA via un siège d’administrateurice non-exécutif·ve (ses membres sont quand même des bénévoles). Enfin, n’importe quoi qui ne fasse pas penser qu’on puisse d’office lui répondre « cause toujours ».

Des mots, rien que des mots, mais des mots importants. Ainsi, le harcèlement moral et sexuel est décrit comme un « fléau », ce qui évite d’avoir à le considérer comme un élément d’un système (et non une calamité singulière) de domination patriarcale. Le patriarcat d’ailleurs bien représenté avec trois hommes à sa tête et un CA de 12 personnes dans lequel il n’y avait qu’une seule femme en 2018 (à savoir qu’il n’y a toujours pas de parité aujourd’hui). Comment, dans ces conditions, prendre au sérieux l’article 91 stipulant que « NewB promeut la nomination de femmes à des postes supérieurs de la hiérarchie professionnelle ». Que comprendre de la prochaine nomination de Thierry Smets comme nouveau CEO lorsque NewB affirme qu’à compétences égales, le/la candidat·e du groupe sous-représenté sera choisi·e (p.65) ? Qu’il n’y a pas de femmes et/ou de personnes racisées compétentes pour diriger NewB ?

Mais une politique de « tolérance zéro » sera de mise dans les cas de discriminations sur base de caractéristiques personnelles (p.67). Une « tolérance zéro » qui du reste ne s’applique qu’après répétitions d’un comportement discriminatoire. Tolérance +1 +1 +1 +1= 0, mathématiques NewB.

Sur la diversité encore, on arrive à des aberrations comme le fait « [qu’]indiquer clairement dans l’offre d’emploi que NewB mène une politique active en matière de diversité permet aux différents groupes cibles de postuler sans crainte par rapport à leurs propres préjugés qui leur feraient croire qu’il est impossible d’être engagé chez NewB » (p.61). Ah, ces publics issus de la diversité, ils sont quand même pleins de préjugés sur les dominants, à n’y rien comprendre ! Tout va bien du coup ? Dire, c’est faire, n’est-ce pas ?

Les promesses n’engagent que celleux qui y croient…et celleux qui ne font pas trop attention, comme lorsque l’article 87 de la charte invite son personnel à la « flexibilité », et au temps partiel qui permet de « promouvoir la diversité au sein des équipes » (p.56). Qu’importe si des autrices féministes ont montré que le temps partiel des femmes n’était pas affaire de choix mais un indice de la domination masculine et que, par conséquent, il s’agirait de lutter contre plutôt que renforcer son institutionnalisation (voir, par exemple, le chapitre 7 de ce livre).

Comment NewB compte-t-elle gagner de l’argent ?

Pour apurer les dettes, continuer à pouvoir payer les salaires, assurer les services bancaires prévus et donc sa mission sociétale et, enfin, payer tous les « services » évoqués plus haut dont les « opérateurs externes », NewB a intérêt à avoir de vraies bonnes idées pour gagner de l’argent. Est-ce le cas ? Voyons ensemble.

On sera heureux·se d’apprendre que NewB « ne cherche pas à générer un maximum de profit à tout prix mais à exercer ses activités de manière financièrement saine » (p.18). Pour le « maximum de profit », y’a pas de crainte à avoir, en effet. Pour le reste, je serais moins confiant.

1. Un portefeuille d’obligations

Si NewB utilisera environ la moitié de ses capitaux propres dans les crédits qu’elle accordera à sa clientèle, elle investira l’autre moitié dans la finance (voir le tableau p.41 de la charte). Une finance « éthique » qui promet de laisser de côté les « activités qui contreviennent aux droits humains » (p.40). On se souvient en effet qu’un élément central dans sa communication publicitaire il y a un an était l’affirmation qu’elle ne participerait pas au financement, par exemple, du commerce des armes (voir photo).

Est-ce bien honnête ? La réponse est NON.

NewB investit dans la production et le commerce des armes. Contrairement à tout ce qu’elle vous a dit, elle financera bien le secteur de l’armement. En fait, l’essentiel de son portefeuille financier consistera en des obligations (des « bons d’État ») dont la majeure partie seront des obligations de l’État belge (p.41). Or, l’État belge, via la Région wallonne, est actionnaire unique de la FN Herstal, immense fabricant et marchand d’armes dont le groupe détient également deux entreprises d’armement US. Il n’est sans doute pas inutile de rappeler que la FN Herstal exportait tranquillement ses « produits » à l’Arabie saoudite laquelle en usait notamment dans la guerre criminelle qu’elle mène au Yémen. Ça va, on est bien confo dans toute cette éthique ?

À cette époque, les obligations, ça rapportait. Hé oui.

J’ajoute, pour celleux qui pensent que j’exagère, que si le/la citoyen·ne belge n’a pas le choix d’effectivement financer le commerce des armes au moins via l’impôt, il n’en va pas de même pour NewB qui, tant qu’elle est en perte, n’en paie pas. Elle pourrait donc tout à fait rester en accord avec ses grands principes. Quant au financement des armes qui ne serait « qu’indirect » (et que donc « ça compte pas »), vous penseriez alors aussi qu’il est rationnel de faire promettre à son ado de ne pas utiliser spécifiquement le billet de 20€ d’argent de poche que vous lui donnez pour acheter sa beuh ? Ça ne tient pas la route : vous lui donnez de l’argent, iel s’adonne à la fumette, vous financez donc sa fumette, that’s all. 

Ce qui est amusant, c’est que même les obligations d’État, réputées être des « investissements sûrs », comportent des risques. Ainsi, les bons d’État belge ont en ce moment un rendement négatif (-0.354%). En résumé, NewB va payer pour financer, entre autres choses, le commerce des armes. Va commencer à falloir trouver des idées un peu plus percutantes pour être éthique et pour renflouer les caisses, non ?

2. Des produits financiers et des actions de SICAV

On peut toutefois être rassuré·e (haha), NewB « ne commercialise pas de produits qui pourraient entrainer une prise de risque excessive pour la banque » (p.13). Sauf qu’en matière de produits financiers, elle aussi va recourir au marché des produits dérivés (p.42). Parmi ses produits financiers – une intention explicite depuis sa création, des fois que des naïf·ves penseraient qu’on la leur a mise à l’envers récemment –  NewB proposera des actions de SICAV. Attention, des SICAV « éthiques ». Ça change tout. La constitution des « packs » sera confiée, une nouvelle fois, à un·e opérateurice externe qu’il faudra évidemment payer (re-Sugus ?) et dont on ignore encore l’identité. (Dis donc, ce ne serait pas Monceau là-derrière quand même, hein ?)

La crise financière de 2008 a mis à peu près toute la société d’accord sur la nécessité de distinguer banque de dépôt (le « vrai » métier de la banque, quoi) et banque d’investissement (AKA, les voyous). Si NewB n’est pas à proprement parler une banque d’investissement, dans le sens où elle ne construit pas des centaines de produits financiers, elle a toutefois dès sa création formulé le souhait « de voir des fonds d’investissement figurer aux rangs des produits proposés » (p.43).

Oui mais bon, ce sont des SICAV res-pon-sables et é‑thi-ques, on a dit ! Elles sont constituées pour répondre aux critères ISR, l’investissement socialement responsable. Je vais être honnête, je ne me suis pas farci les 43 pages du dossier nous expliquant en quoi le label garantit l’éthique (quelqu’un·e pour faire ce taf ?) mais, par contre, je vous donne quelques exemples d’autres institutions dont les produits sont aussi labellisés « ISR » : on retrouve, entre autres, AXA, BNP Paribas, HSBC la banque « de tous les scandales » selon le Monde ou encore la banque d’affaires Lazard. Que du beau monde. NewB se contente donc d’un label déjà embrassé par les plus grands truands de la finance. Quel est encore son apport ?

NewB attend en plus du/de la gestionnaire de fond de ces SICAV qu’iel joue un rôle « d’actionnaire actif·ve ». L’idée, c’est d’utiliser sa force d’actionnaire pour « influencer le comportement de certaines entreprises » (p.44). Et quoi, en attendant que lesdites entreprises hypothétiquement se conforment à la demande « éthique » de notre actionnariat, on fait quoi ? Si NewB promet de désinvestir dans le cas où l’émetteur ne change pas ses pratiques, cela signifie en creux qu’il a été dans un premier temps acceptable d’entrer au capital d’une entreprise qui ne respectait pas nos principes.

Prise sur le vif d’un marché financier éthique. Source

Enfin, le rendement qu’on peut attendre de pareilles SICAV est sans doute bien inférieur à ce que le mot lui-même peut faire penser. Entre le/la gestionnaire de SICAV à rémunérer, le/la client·e de NewB et le rendement de l’investissement lui-même, il ne reste plus grand-chose comme commission pour notre jolie banque socialement responsable. Ce n’est toujours pas ici qu’on trouvera de quoi remplir la gamelle du Comité de direction d’autant que, pour éviter d’être touchée par les risques « systémiques » de la finance, NewB promet de ne jamais aller chercher de l’argent sur les marchés financiers. C’est très bien mais, là encore, ça limite d’autant sa capacité à se financer et il n’est pas dit qu’elle pourra ad aeternam trouver des coopérateurices pour la recharger en liquidités quand les salaires auront tout pompé.

3. Une politique de crédits bien à elle

L’argent, elle veut aussi en gagner avec les crédits qu’elle accordera. Sauf que voilà, des crédits (même « éthiques »), ce sont précisément des actifs risqués. Des mauvais·es payeureuses, on en trouve partout – chez les sarouels-cravates aussi. Du coup, les crédits, oui, mais à petite dose et bien choisis.

Étant donné la situation financière de NewB, celle-ci devra être extrêmement prudente dans sa politique d’octroi de crédits, l’empêchant d’innover – contrairement à ce qu’elle annonçait depuis le départ – (innover est éminemment risqué) et l’obligeant de fait à s’appuyer sur des prêts marginaux en termes de montants pour des projets vus et revus dans leur visée. C’est d’ailleurs ce qui est confirmé p.38 où on comprend que vous pourrez financer l’achat d’une trottinette électrique, l’isolation extérieure d’une caravane, ou « préfinancer vos subsides » si vous êtes une ASBL (ce qui malgré tout est risqué, quand on voit par exemple les récentes coupes dans le budget de la culture en Flandre).

En effet, sur les 37.000.000€ à la louche dont NewB disposera en capitaux propres, seule la moitié pourra être convertie en prêts à tempérament (c’est pas moi qui le dis, c’est la projection p.41). 18.000.000€ qu’il faudra bien entendu partager en de multiples crédits, admettons un petit millier, pour diluer le risque. Il reste combien ? 18.000€ en moyenne par crédit, autant dire rien du tout. On comprend dès lors mieux la liste « limitative » des possibilités de crédits qui est non seulement extrêmement restreinte, mais qui ne dit de surcroît rien stratégiquement de sa capacité à simplement tendre vers ses objectifs. Par exemple, si un véhicule électrique est de la mobilité douce, comment NewB voit-elle une entreprise comme Tesla ? Bien ? Pas bien ? Qu’en pensent tous les labels auxquels elle se conforme ?

En résumé, est-ce que, sur le plan des crédits, NewB a quelque chose à offrir de plus qu’une autre banque ? Non, rien du tout. Est-ce qu’elle « financera la transition écologique » ? Non plus.

4. Ce que les client·es paieront

Sinon, comme dans toutes les banques, les client·es paieront mensuellement les services bancaires (sauf qu’ici ils seront moins efficaces et moins nombreux qu’ailleurs). Et comme les client·es sont en règle générale aussi coopérateurices, les voilà qui paient deux fois. L’article 23 de la charte précise que c’est ce coût qui devrait offrir une marge permettant à la banque d’être  économiquement viable, un discours qui change constamment puisqu’auparavant NewB comptait sur ses assurances pour générer du profit. On nous annonce déjà que, malgré l’absence d’agences physiques, ces produits et services ne seront pas « individuellement les moins chers du marché » (p.19), mais que NewB opterait pour la « tarification libre ».

Des banquiers NewB se font payer au chapeau. (Attention, ceci est une fake news.)

Quelle bonne idée, non ? Chacun·e pourrait donc choisir, en fonction de ses moyens, ce qu’il peut payer à la banque.

En fait, derrière un concept séduisant, il y a là exactement ce que je dénonçais lors du débat organisé par ATTAC en janvier dernier : la pratique très capitaliste de la charité. Je m’explique : en comptant sur le « choix conscient », NewB s’appuie sur l’idée que les plus fortuné·es paieront plus et que ceci permettra aux plus pauvres de profiter aussi de ses services. Autrement dit, les plus riches donnent au plus pauvres. Mais il faut bien comprendre que ces mécanismes de charité ne modifient en rien les rapports de force. Par essence conjoncturelle, la charité n’opère aucun changement sur les mécanismes structurels qui produisent de la domination (ici économique). Devenir client·e de NewB n’aidera pas un·e pauvre à sortir de sa merde ni ne changera en quoi que ce soit le fait qu’il subit la pauvreté en raison du rapport d’exploitation qui le lie aux riches.

D’autre part, il est pertinent de se demander pourquoi les plus riches sont en effet plus riches. Les plus riches sont en réalité les gagnant·es du système économique que NewB d’autre part dénonce. Autrement dit : NewB a économiquement besoin de celleux qu’elle dénonce pour la faire vivre et cet aspect est bien visible quand on parle ici de sa clientèle mais, on l’a vu, sa dépendance au système est présente à tous les étages, depuis ses investisseurs (Monceau), ses partenaires (Rabobank, Mastercard), son Comité de direction (secteur bancaire privé), certains tiers (Deloitte), etc. Vous y voyez encore quoi que ce soit de subversif, apte à « changer la banque » ? Moi pas.

Coopérateurices de NewB, ℗osez vos questions à l’AG !

À ce stade, si j’avais été coopérateur NewB (ce qui ne risquait pas d’arriver, comme vous pouvez vous en douter), j’aurais déjà de nombreuses questions à poser à l’assemblée générale : sur les salaires de la direction, les SICAV socialement responsables, etc. Mais j’ai décidé de dresser une liste supplémentaire, avec des questions parfois très précises parce que, comme souvent, le diable se cache aussi dans les détails.

Pourquoi n’êtes-vous pas encore passé devant le/la notaire pour inscrire les 35.000.000€ de souscriptions aux capitaux propres de NewB ?Quel succès vos assurances Monceau rencontrent-elles ? Comptez-vous toujours sur elles pour faire des bénéfices ?Quelles sont précisément les « indemnités de fin de contrat » pour les administrateurs exécutifs, mentionnées mais non détaillées en p.71 de la charte ?La prochaine recapitalisation verra-t-elle une quatrième entité juridique « Monceau » apparaître (tandis que le détournement du principe de coopérative donne déjà un pouvoir accru au collège des investisseurs « institutionnels ») ? Pouvez-vous vous engager à ce que ce ne soit pas le cas ?Quand devra avoir lieu la prochaine augmentation de capital, selon le business plan ?Pourquoi n’ouvrir ces recapitalisations qu’aux coopérateurices de parts C ?Qui sera l’opérateur externe en charge de constituer les SICAV ?Qu’est-ce qui est innovant chez NewB ?NewB a‑t-elle déjà et a‑t-elle l’intention d’avoir des participations dans d’autres sociétés, et si oui, lesquelles ?À quoi correspondent les autres créances au code 41 des comptes annuels ? De l’argent prêté à qui, pourquoi ?À quoi correspond le code 8029 (annexe 6.1.1 des comptes annuels) ? Qu’est-ce qui a été acquis pour la somme de 315.887€ lors de l’exercice 2019 ?À quoi correspondent les 150€ visés au code 8365 (annexe 6.1.3 des comptes annuels), sachant que si le montant de cette acquisition est évidemment anecdotique en l’état, il pourrait augmenter subitement lors d’un prochain exercice ?À quoi correspondent les 27000€ d’engagement à des entreprises liées, visés au code 9502 (annexe 6.6 des comptes annuels) ?

Pourquoi je « m’acharne » sur NewB ?

Arrivé·es au terme de cette analyse, plusieurs possibilités.

La première qui me semble légitime est une forme d’état de sidération : on croyait en ce projet avec tant de cœur qu’une telle avalanche laisse sans voix. C’est vrai et c’est la raison pour laquelle j’insiste tellement sur l’importance d’avoir une lecture théorique du monde. C’est la condition sine qua non pour avoir la capacité de faire sens et de prévoir ce que donneront les « solutions » qui nous sont proposées. Prévenir et non guérir.

Il est aussi possible que vous me reprochiez d’être exclusivement à charge, de voir le mal partout, d’interpréter chaque élément en défaveur du projet, voire de faire du cherry picking en taisant tout ce que le projet a de positif. Si vous pensez ça, je vous donne raison. Oui, cet article est à charge mais, oui, je pense légitime qu’il le soit. Comme j’ai eu l’occasion de le dire suffisamment il y a un an, les apologues de NewB sont bien plus nombreux·ses que ses détracteurices. Ma voix, dans ce contexte, n’est même pas minoritaire – elle est négligeable. Du reste, je m’attache moins à l’argumentaire ad numerum visant à lister tout ce qui ne va pas chez NewB qu’à la volonté de faire voir concrètement, par l’exemple, comment s’inscrit une impossibilité conceptuelle : l’entrisme.

À ce stade, NewB est au mieux un organisme de charité qui doit commencer par se sauver lui-même, comme je le mentionnais dans un débat organisé par Attac l’an passé. Alors, bien sûr, on peut continuer à se dire « jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien », et cheminer de recapitalisation en recapitalisation, jusqu’au jour où les coopérateurices n’en voudront plus. Mais comme on le sait, « l’important, ce n’est pas la chute, c’est l’atterrissage ». L’effet structurel des pertes constantes consenties depuis la création de NewB se fera un jour ressentir pour de bon et on risque d’assister à des velléités de démissions massives de coopérateurices…qui ne pourront pas partir puisque les statuts peuvent l’interdire si la viabilité de la banque est mise en difficulté. Autrement dit : les coopérateurices piégé·es seront propriétaires de parts qui ne vaudront plus rien. Iels auront tout perdu.

Et si, d’aventure, par je ne sais quel miracle, NewB parvenait malgré tout à dégager un jour des bénéfices, au prix de je ne sais quel « rognage sur ses valeurs », ces derniers seraient si minuscules, à la fois économiquement qu’en termes d’influence sur la société, qu’on n’en ressentirait absolument pas les supposés bienfaits. Une goutte dans une citerne, très précisément le propos que je défendais il y a un an. À très long terme, dans le cas où NewB trouverait les moyens de survivre, pas de porte de sortie non plus. Pourquoi ? Parce qu’il faudrait une clientèle immense capable à la fois d’investir tout en se satisfaisant de profits minuscules (voire de perdre de l’argent) pour que l’apport de NewB à la société soit tangible. Et la société belge actuelle n’est pas en mesure de produire cette clientèle. Il y a beaucoup plus de vrai·es pauvres que de hippies-bohème peu informé·es.

« Changer la banque pour de bon » ? C’est un slogan tout simplement mensonger. La banque se portera très bien, merci, et les banques traditionnelles encore mieux peut-être parce qu’elles pourront par exemple dire qu’elles proposent des produits financiers « éthiques » qui partagent le même label que NewB. 

Alors, pourquoi je m’acharne sur NewB ?

Avant tout parce que pour une banque qui prône l’éthique, il y a trop d’éléments proprement scandaleux. Les ASBL coopératrices, les mêmes qui n’ont pas les moyens d’engager les étudiant·es fraîchement diplômé·es, ont cru en ce projet et celleux qui l’ont mené. Combien, également, de coopérateurices sans le sou qui se sont mis·es en difficulté au nom de cet idéal ? Je m’acharne donc parce qu’il me semble que le temps investi par les bénévoles, l’argent investi par les coopérateurices, l’énergie investie, l’intelligence investie…tout ça représente un gaspillage tragique. Toutes ces ressources auraient pu être mises au service d’un vrai changement de paradigme, pas à une pseudo-tentative de réforme qui, ne tenant compte ni des travaux intellectuels et des expériences historiques passées, ni des éléments financiers concrets, continue de prétendre réinventer la roue alors qu’elle réinvente une énième version du bâton qu’on met dedans.

Je remercie Philou qui m’a aidé précieusement dans la constitution de ce dossier, spécifiquement dans la compréhension des éléments comptables et financiers, ainsi que dans la production des analyses liées. Grâce à toi, j’aurai beaucoup appris. Un immense merci aussi à Ba, l’amoureuse que j’suis avec, pour sa relecture experte et attentive et ses remarques toujours aussi pertinentes.

Je dois ce calcul à Philou qui précise ceci : « D’après les comptes audités au 31/12/2019, la valeur comptable des capitaux propres s’élevait à 1.736.625 EUR.  Il faut savoir qu’entre le 31/12/2018 (date à laquelle a été calculée la valeur de 5,95 EUR mentionnée dans le prospectus) et le 31/12/2019 (comptes à présent disponibles), une perte supplémentaire de 4.008.746 EUR a encore diminué les fonds propres de l’entreprise.  Si l’on ramène la valeur des derniers fonds propres audités (1.736.625 EUR) à celle de la valeur nominale (15.279.480 EUR), une part B vendue à 20 EUR de valeur nominale valait en réalité 2,27 EUR, soit encore moins de la moitié de la valeur de 5,95 EUR publiée dans le prospectus d’émission. »

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MUSELÉS PAR LE DISCOURS OFFICIEL DU COVID-19

Kairos était hier en direct devant le Grand Hôpital De Charleroi (GHDC) pour recueillir le témoignage de proches et collègues de Pascal Sacré, venus s’indigner de son renvoi de l’institution. Son péché? Avoir osé écrire sur la destruction organisée des services publics de santé, destruction qui explique en grande partie la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui; avoir expliqué le mensonge derrière les tests PCR; avoir dénoncé la propagande mensongère et la peur instillée par les médias de masse; avoir critiqué les mesures du gouvernement. Une vidéo inédite que vous ne verrez pas ailleurs.RTL(M) — Radio Télévision Libre des Mille Collines du Covid-19 — , RTBF, La Première, Le Soir, La Libre, La DH… devront un jour rendre des comptes, pour avoir angoissé une population pendant des mois, fouettée quotidiennement avec les « fils info-Covid », et sélectionné sciemment des informations tout en rejetant celles qui ne collaient pas avec la ligne d’action gouvernementale.Soutenez la presse libre, nous faisons partie de la solution.

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Le baromètre Covid-19 : vers un basculement de nos valeurs ?

Le masque est enfin tombé : la phase 1, la seule qui, selon le nouveau baromètre Covid belge, puisse nous rendre notre liberté de respirer sans filtre, de revoir les visages des gens, de côtoyer à nouveau nos proches s’ils le souhaitent, de sortir librement la nuit tombée pour faire des rencontres amicales ou pour quelque raison que ce soit, cette phase 1 correspond au niveau 1 défini comme « aucune circulation du virus. Ce niveau ne peut être atteint que lorsqu’il existe une immunité de groupe grâce à un vaccin efficace et accessible au public[note]. » Mission impossible donc. 

Une circulation inexistante du virus, personne ne peut et ne pourra jamais la garantir : en dépit de la vaccination, la grippe ne court-elle pas toujours ? Ce niveau est donc potentiellement inatteignable, ce qui impliquerait dans ce cas que la phase 1 pourrait aussi ne plus jamais être atteinte, ou pas avant des années. Quant au vaccin, ou plutôt aux multiples vaccins, ils sont fabriqués à la hâte dans un contexte de concurrence sauvage qui laisse au minimum planer le doute sur le fait que leur efficacité réelle et leur innocuité (leur caractère non nuisible à long terme) soient les premiers objectifs poursuivis, mais qui ne laisse en tout cas aucun doute sur le fait que leur innocuité à long terme ne pourra pas être étudiée en si peu de temps. Conclusion : si l’on accepte la logique de ce baromètre Covid, nous ne serons autorisés à retrouver une vie sociale normale au « mieux » pas avant d’avoir subi une vaccination pour le moins hasardeuse, au pire pas avant des années si ce virus continue malgré tout à circuler. Et après tout, pourquoi s’en tiendrait-on à ce virus ? Pourquoi n’élargirait-on pas ces précautions sanitaires à la grippe, par exemple ? Une fois le principe du baromètre Covid socialement accepté, il faut avoir conscience qu’il n’y n’aurait alors aucune difficulté à faire admettre un tel élargissement.

Nous taire. Jusqu’à quand?

Allons-nous demeurer sans réagir face à un tel ultimatum, face à une telle dérive du bon sens ? Allons-nous demeurer sans réagir quand la solidarité, voire la moralité tout entière ne semblent paradoxalement plus devoir s’exprimer que par la rupture du lien social ? Allons-nous demeurer sans réagir quand la liberté d’expression, les avis scientifiques, politiques et moraux divergents sont censurés ? Allons-nous demeurer sans réagir quand les seuls scientifiques qui semblent avoir le droit de s’exprimer, les médias mainstream, les politiciens, presque en chœur, font de nos jeunes, c’est-à-dire de l’aspiration à la vie, l’ennemi n°1 ?

Quand des milliards s’envolent pour financer la recherche des entreprises pharmaceutiques et l’achat de vaccins hypothétiquement efficaces, alors que ces milliards n’étaient auparavant, et ne sont toujours pas disponibles pour le financement des hôpitaux, des personnels des soins de santé, pour l’éducation et la recherche fondamentale, pour le secteur social et la lutte contre les inégalités, pour le secteur culturel ou pour la transition écologique ? Quand les mesures sanitaires adoptées sont explicitement prises pour ne pas saturer les services de santé, et donc que la logique la plus élémentaire voudrait, si on voulait réellement éviter une saturation des services de santé, qu’on investisse dans ces services, les places, les lits, le matériel, le personnel ? Quand la mention du gaspillage et de la pollution environnementale causés par des milliards de tests très moyennement fiables[note] et des milliards de masques jetables en plastique très moyennement utiles pour prévenir les infections en dehors de leur usage médical classique et qui mettront 450 ans à se dégrader, non sans impact écologique sur les sols et dans les eaux, est considérée comme un commentaire « inaudible » ?

Allons-nous demeurer sans réagir, alors que nos vies et nos valeurs morales sont en train d’être modifiées sans notre accord ? Ou faut-il considérer que c’est avec notre accord tacite que sont sacrifiées nos libertés pour une illusion de sécurité que nous finirons par perdre elle aussi ? Car c’est aux valeurs universelles, aux droits, devoirs et libertés chèrement conquis (bien que jamais totalement acquis) par les générations qui nous ont précédés que s’attaquent ces mesures spéciales. Ce qui est mis en question, c’est la possibilité d’exercer notre devoir de solidarité envers autrui autrement que par la destruction complète de la société. Ce qui est affirmé à tort, c’est l’impossibilité de mettre en œuvre les droits à la vie (article 3 de la Déclaration universelle des droits de l’homme[note]) et à la santé autrement qu’en détruisant le lien social et tous les autres droits individuels. Ce qui est mis en péril, c’est la possibilité de continuer à opposer le droit à la liberté d’expression (article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme) aux pratiques d’intimidation et de censure en cours[note] ; c’est aussi la possibilité d’opposer le droit à la protection de la vie privée (article 12 de la Déclaration universelle des droits de l’homme) à l’interdiction de voir plus d’une personne par mois (ou 3 ou 5 en fonction de la phase imposée par l’autorité sanitaire), à l’interdiction du droit de réunion (article 20 de la Déclaration universelle des droits de l’homme) et du droit de participation à la vie sociale et à la vie politique. Ce qui est étrangement affirmé, c’est que le droit au bien-être physique et psychologique (article 12 du Pacte international relatif aux droits économiques et sociaux[note]) est aboli, sacrifié au nom d’un droit à la santé qui ne semble plus avoir pour contenu que la prévention du Covid-19. Enfin, ce qui est menacé, c’est la possibilité de résister à d’inquiétantes dérives totalitaires et à une dictature sanitaire parfaitement aberrante.

Respirer l’air libre, enterrer et célébrer dignement ses morts, visiter et soigner les personnes âgées, se réunir librement en famille ou entre amis pour ceux qui le souhaitent, circuler impunément sont indissociables d’une vie pleinement humaine. Cela nous a été refusé durant des mois et l’est désormais pour une durée impossible à prédire. Éviter le contact physique avec la plupart des êtres humains, se méfier de chacun, rendre impossibles les nouvelles rencontres, se terrer dans sa bulle durant des mois comme des rats, contenir ses émotions derrière des masques à chaque interaction humaine, supprimer la joie, la fête, les rires, la danse, les sorties : ces nouvelles normes appelées à être appliquées pour une durée indéterminée et qui n’ont jamais été appliquées toutes en même temps dans l’histoire humaine à des êtres libres sont la négation même d’une vie humaine qui vaille la peine d’être vécue. Et pourtant, un certain nombre d’entre nous ne conteste pas ces nouvelles normes. Qu’avons-nous fait de notre sens critique ? Qu’est-ce qui nous pousse à accepter et à nous conformer à des règles contraires aux besoins humains ?

« La liberté, c’est l’esclavage »

C’est essentiellement par des effets de langage que les foules sont manipulées. Aujourd’hui, de façon extrêmement pernicieuse, c’est en mettant en avant la « moralité », la « citoyenneté responsable », la « protection des plus faibles », leurs « droits à la vie et à la santé », la « rupture avec l’égoïsme et l’individualisme » et même « la rupture avec nos libertés individuelles qui mettraient la collectivité en danger » que certains tentent de manipuler l’opinion. Que nous dit E. Macron ? « Nous sommes en train de réapprendre à être pleinement une Nation. C’est-à-dire qu’on s’était progressivement habitués [remarquons l’usage du passé : il semblerait que ce soit terminé] à être une société d’individus libres[note] ». Notre société d’individus libres, faut-il le rappeler, promue par la Déclaration universelle des droits de l’homme au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, est garantie par la Convention européenne des Droits de l’homme depuis 1950 et par notre Constitution. Est-ce sérieusement ces fondements du droit et expressions de nos valeurs morales que les politiques sont en train de remettre en question avec notre accord silencieux ?

Nos droits et libertés nous donnent évidemment des devoirs : ceux de respecter les droits et libertés des autres individus. Nos libertés s’arrêtent lorsqu’elles portent atteinte aux droits d’autrui. Les conflits entre droits des uns et libertés des autres, ou entre les droits eux-mêmes sont des conflits éthiques. Les plus simples sont réglés par notre conscience. Les plus complexes font l’objet de délibérations démocratiques et sont réglés par le droit : j’ai la liberté de fumer là où je ne porte pas atteinte au droit à la santé d’autrui. Face à l’épidémie actuelle, aucune délibération démocratique n’a eu lieu pour fixer un point de compromis entre nos libertés et nos devoirs. La solution éthique est décrétée sur base de l’avis d’experts en épidémiologie : agit pour le bien collectif, celui qui respecte les mesures sanitaires à la lettre ! Et pourtant, une fois nos écrans éteints, seuls avec notre conscience et nos conflits éthiques, qui parvient réellement à se persuader qu’il fait le bien par exemple en abandonnant durant des mois les personnes âgées « pour les protéger du Covid » ? L’enfer est pavé de bonnes intentions. Une solution éthique « prête-à-penser » sans nuances, sans exceptions, sans cas de conscience est confortable, car elle n’exige plus que nous cherchions par nous-mêmes à résoudre les conflits éthiques auxquels nous sommes confrontés, mais est-elle une solution acceptable ? Oui, les personnes à risque ont le droit d’être protégées : comment concrètement pouvons-nous mettre en place des aménagements raisonnables et démocratiquement consentis pour les protéger sans passer par une solution éthique totalitaire ?

La manipulation de l’opinion se pratique aussi aujourd’hui en discréditant publiquement sur le plan professionnel et souvent personnel tous les porte-paroles d’opinions alternatives que l’on fait passer pour des extrémistes irrationnels porteurs d’opinions politiques antidémocratiques, alors que la démocratie est bien la dernière chose qui ait été mobilisée ces derniers mois. La manipulation passe encore par l’utilisation à mauvais escient de concepts soit que l’on ne maîtrise pas, soit que l’on utilise à dessein pour tromper le public, comme le fait de qualifier d’« eugénisme » (défini par l’Encyclopaedia Universalis comme « théorie qui prône l’application de méthodes consistant à améliorer le patrimoine génétique de groupes humains ») le fait de contester certaines mesures sanitaires[note]. Il y a, en plus d’un usage inapproprié de ce terme, une faute de logique dans cet argument, car il y a d’autres façons de protéger les plus faibles que de nier le fait que l’humain est un animal social et que de supprimer les libertés les plus fondamentales des citoyens.

Aujourd’hui, sur base d’avis d’« experts » dont la position n’est pourtant pas unanime parmi les spécialistes de leur domaine d’expertise, des politiciens décrètent, sans consensus social, de nouvelles normes de comportement, de nouvelles normes morales : réduire les contacts privés, réduire la convivialité (définie comme « rapports positifs entre personnes, dans la société »). Ce qui se joue ici, sous couvert d’« intérêt collectif » et de « protection des plus faibles », c’est la suppression des libertés individuelles avec l’accord de tous ceux qui pensent en toute bonne foi faire preuve de solidarité, de responsabilité, avec tous ceux qui pensent sincèrement qu’il ne s’agit « pas de restrictions à notre liberté mais plutôt de l’expression de celle-ci »[note]. Alors que le problème collectif dont il est question ici et maintenant (l’épidémie de Covid-19) peut parfaitement être pris en charge autrement que par la fin des libertés. Parmi ces moyens, citons par exemple le refinancement du secteur de la santé, l’écartement des personnes à risque des activités à risque, l’éloignement des personnes âgées de certaines activités si elles le souhaitent et y consentent, le renforcement du système immunitaire…

Liberté contre illusoire sécurité

Des chercheurs se sont intéressés depuis longtemps aux mécanismes qui poussent les individus au conformisme et à l’obéissance. Ils ont mis en évidence le fait que certaines personnes préfèrent éviter le conflit et les conséquences négatives que pourrait entraîner un désaccord avec la majorité et le fait que certaines intériorisent rapidement de nouvelles idées et de nouvelles valeurs lorsque la source d’influence est perçue comme savante dans son domaine. De nombreuses expériences de psychologie fondamentale ont révélé à quel point l’individu est déresponsabilisé et influençable dans ses comportements, ses pensées et ses décisions lorsqu’une autorité entre en jeu ou face à la pression du groupe et la peur de l’exclusion ou de la sanction sociales. Asch a ainsi montré l’incapacité, pour un certain nombre d’individus, d’affirmer leur propre opinion face à la pression d’un groupe exprimant la sienne, a fortiori lorsque celle-ci fait l’unanimité. D’autres expériences ont montré le poids et l’influence de l’autorité sur nos opinions, nos choix et nos actes. C’est le cas de la fameuse expérience de Milgram où, sous prétexte de participer à une expérience scientifique, 62% des participants ont obéi aux ordres d’un scientifique qui représentait une autorité à leurs yeux et sont allés jusqu’à infliger des décharges qu’ils pensaient mortelles à une victime (en réalité un acteur), malgré les cris et les plaintes (feints) de celui-ci. 

Milgram, via cette expérience, a mis en évidence la position de soumission aveugle dans laquelle s’installent de nombreux individus lorsqu’ils sont confrontés à ce qu’ils considèrent comme une autorité. Cette soumission engendre chez eux un comportement qui fait abstraction de toutes leurs valeurs préexistantes. Sous les ordres de cette autorité, aucune responsabilité ne semble plus peser sur leurs propres épaules. Cette expérience a été répliquée dans de nombreux pays, avec des taux d’obéissance importants à chaque fois (entre 50% et 87,5%). Cette facette conformiste et obéissante de l’homme pourrait expliquer un grand nombre de dérapages collectifs et d’abominations humaines. Rappeler ces expériences est important : non pas pour nous culpabiliser, mais pour que nous redoublions d’attention : ces expériences nous montrent que la propagande et la manipulation peuvent nous faire perdre nos repères et nos valeurs individuelles. Et d’autant plus, sans doute, lorsque la propagande et la manipulation sont recouvertes, comme c’est le cas aujourd’hui, d’un vernis de « moralité » en faisant appel à notre « sens de la solidarité ».

Certaines expériences montrent également l’influence de la peur de la mort et du stress sur nos attitudes et sur nos décisions. Dans notre système de valeurs, des principes entrent parfois en conflit. Or le stress nous empêche de réfléchir et de hiérarchiser correctement ces principes, et nous acceptons alors plus facilement de suivre la solution « éthique » tracée par une autorité. Avec moins de pression médiatique, moins stressés, nous serions sans doute plus enclins à prendre des décisions davantage en accord avec nos valeurs profondes.

Dans les recherches sur l’obéissance et le conformisme, plusieurs arguments qui poussent les individus à obéir à un ordre injuste reviennent souvent : ne pas risquer d’ennuis, faire comme ses semblables pour ne pas être déconsidéré, ou la prise de conscience que s’opposer seul à une règle n’a pas suffisamment de poids pour la faire changer. C’est ainsi qu’à toute époque, des dérapages collectifs, des atteintes aux droits fondamentaux, à la vie et à la liberté de groupes humains ont eu lieu, exécutés par des « hommes ordinaires », des hommes qui, pour la plupart, individuellement, ne le souhaitaient pas. Comme l’explique Christopher R. Browning : « Outre l’endoctrinement idéologique, le facteur capital est celui du conformisme du groupe[note]. » Il ajoute : « Partout la société conditionne ses membres à respecter l’autorité et à lui obéir. Dans toute société moderne, la complexité de la vie, la bureaucratisation et la spécialisation qui en résultent atténuent le sens de la responsabilité personnelle de ceux qui sont chargés de mettre en œuvre la politique des gouvernements. Au sein de tout collectif, le groupe de pairs exerce de formidables pressions sur le comportement de l’individu, et lui impose des normes éthiques[note]. »

La mort du lien social

Cette comparaison est-elle excessive et déplacée ? Est-il question de dérives aussi graves dans l’obéissance aux règles actuelles ? Oui. Il est question de la mort du lien social puisqu’il est question de se protéger des autres et pas seulement de protéger les autres. Il est question de la mort de certaines libertés, à commencer par l’impossibilité hautement symbolique d’afficher son visage à la lumière du jour. Et de tous les dégâts collatéraux sur la vie et la santé des gens de certaines mesures adoptées dont les coûts sociaux, économiques, psychologiques et politiques dépassent de loin les bénéfices. Il est question des pertes d’emploi, des tragédies familiales et personnelles qui s’ensuivent, de l’isolement de certaines personnes, des troubles mentaux en hausse, des soins reportés et des décès prématurés occasionnés, etc. Ces tragédies ne sont pas les conséquences du Covid, elles sont les conséquences de la gestion de l’épidémie, du confinement, de la restriction des contacts, du couvre-feu, mais avant tout elles sont la conséquence du manque de moyens hospitaliers, car un financement à la hauteur des exigences de la situation aurait permis et permettrait de se passer de ces mesures surréalistes.

Certains ne se sentent pas concernés par ce débat. Soit parce que pour eux les mesures sanitaires changent peu leur quotidien, soit parce qu’ils ne les respectent qu’en apparence et ne restreignent en réalité pas tellement leurs contacts. Les premiers ont du mal à imaginer que leur mode de vie n’est pas généralisable à tous : pourtant, les jeunes, les personnes extraverties, les personnes seules, les personnes âgées, les personnes mal dans leur peau, les personnes malheureuses dans leurs foyers ont besoin de stimulations sociales pour conserver leur équilibre psychologique. Les seconds, qui acceptent les mesures actuelles parce qu’ils continuent à socialiser dans la clandestinité, ne se disent pas que si les moyens de répression se développent, ils ne pourront plus trouver d’échappatoire. Or la technologie actuelle offre la possibilité de développer les moyens de surveillance et de répression (drones, applications de traçage…) et le droit pourrait par exemple, comme au Québec, donner la possibilité à la police de pénétrer dans nos domiciles pour vérifier l’application des mesures[note].

Allons-nous obéir, laisser faire et accepter l’ultimatum imposé (le chantage) dans l’espoir que les promesses de retour à la vie normale soient tenues ? Ou allons-nous comprendre que l’espoir de retourner à une vie normale ne pourra se concrétiser que si nous prenons la décision de retourner à cette vie normale et si nous nous autorisons à contester le basculement éthique totalitaire en cours et à revendiquer un équilibre de valeurs qui, toutes sans exception, promeuvent une vie digne et pleinement humaine ?

Valérie Tilman, philosophe et enseignante

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La course aux milliards du Covid-19

Alors que l’on tente de nous faire croire qu’un futur vaccin serait le Graal, la panacée qui sauvera l’humanité d’une extinction par le Covid-19, les médias qualifient de complotistes ceux qui dévoilent les conflits d’intérêts qui font douter des beaux discours sur la priorité donnée à notre santé. S’interroger sur la décence de profits énormes attendus suite au malheur collectif semble insupportable pour les sphères proches du pouvoir. Pourtant, ces liens qui unissent les gouvernements avec les multinationales pharmaceutiques sont au cœur du problème. Il demeure donc plus que jamais essentiel de savoir qui parle et qui décide de notre avenir. Car nous ne pouvons raisonnablement écouter et croire ceux qui œuvrent pour un intérêt privé maquillé en bien commun.

C’est en 2017, lors du Forum économique mondial, dit Forum de Davos, que l’organisation de la gestion à venir de futures pandémies prit naissance sous le nom de « Coalition pour les innovations en matière de préparation aux épidémies ». Derrière l’acronyme CEPI, on trouve des États comme la Norvège ou le Japon, la Fondation Bill & Melinda Gates ou encore le Wellcome Trust, fondation caritative médicale la plus riche après celle de Gates. Du PPP (partenariat public-privé) classique, fortement soutenu par l’OMS pour accélérer le développement d’un vaccin. Bill Gates, principal mécène de l’OMS, dira à propos des vaccins qu’ils sont « le meilleur investissement qu’il n’avait jamais fait[note] ». Il ne pouvait dès lors pas mieux faire que de s’allier à l’organisation onusienne.

Les Belges Peter Piot, directeur de l’École d’hygiène et de médecine tropicale de Londres, et Paul Stoffels, directeur scientifique de Johnson & Johnson, sont deux des instigateurs de la CEPI. Le premier, grand bienfaiteur de l’humanité, est un développeur zélé du vaccin : « Aujourd’hui, on s’active dans le monde entier pour développer au plus vite un vaccin sûr et efficace contre le Covid-19. À ce moment seulement, nous pourrons dire que nous avons vraiment vaincu le virus. La CEPI joue à cet égard un rôle central en tant que coalition internationale de partenaires publics et privés. La contribution de la Belgique va accélérer la recherche d’un vaccin ». Nommé conseiller spécial de la Commission européenne sur le nouveau Coronavirus par Ursula Von Der Leyen[note], le microbiologiste belge a également les faveurs de Bill Gates : « Il y a peu de gens dont j’ai plus appris au cours des années – spécialement sur les virus – que Peter Piot. »[note]

La CEPI, c’est quoi ?

Quand on s’arrête un instant sur le profil de la CEPI, on découvre qu’elle est étroitement liée à des organismes comme Gavi, Inovio, la Fondation Bill & Melinda Gates ou encore Moderna.

Inovio, entreprise spécialisée dans les biotechnologies, qui travaile sur l’ADN, et a notamment comme partenaires : AstraZeneca, Beijing Advaccine Biotechnology, International Vaccine Institute, Regeneron, Genentech, le Département de la Défense américain, ou encore la CEPI et la Fondation Gates. Selon Inovio, en décembre 2019, ses experts du Coronavirus apprennent l’existence d’un nouveau Coronavirus à Wuhan. Inovio reçoit :

- le 23 janvier 2020, 9 millions $ de la CEPI : cet argent permet de lancer la première phase d’expérimentation d’INO-4800, le nouveau vaccin d’Inovio, lequel injecte un code génétique ADN dans l’organisme de la personne dans le but de déclencher une réponse immunitaire spécifique contre le coronavirus SARS-CoV‑2 ;

- le 12 mars, 5 millions $ de la Fondation Gates ;

- le 26 mars et en juin/juillet 2020, respectivement 11.9 millions $ et 71 millions $ de la Défense américaine[note] ;

- la phase 2 du Vaccin d’Inovio INO-4800 se fera en collaboration avec Advaccine en Chine ainsi qu’avec IVI en Corée; pour cette phase lancée en juin 2020, la CEPI fera un don de 7,3 millions $ à Inovio.

Gavi, The Vaccine Alliance, dont les membres fondateurs sont l’OMS, l’Unicef, la Banque mondiale et… la Fondation Bill & Melinda Gates. Pour lancer Gavi, la Fondation lui a donné 750 millions $. Depuis cette date, ce sont plus de 4 milliards $ au total qu’elle recevra[note]. Le 4 juin 2020, la fondation annonçait faire un don de 1,6 milliard $ à Gavi, The Vaccine Alliance, « pour protéger les générations futures avec des vaccins vitaux »[note]. Gavi vise « le façonnage du marché des vaccins » et la Fondation Gates y contribue par un rôle « à la fois technique et financier. Elle contribue à recueillir des données servant à guider nos prises de décision et apporte des fonds. La Fondation investit dans des activités allant de la découverte à la fourniture de vaccins en passant par leur mise au point, tout en encourageant l’innovation de produits et de nouveaux entrants à se lancer sur le marché »[note]. On leur dirait merci si ce n’était que leur fortune provenait d’un premier pillage : « l’accumulation de richesse nourrit le « philanthrocapitalisme » ».[note]

Moderna, entreprise cotée en bourse qui, en mars 2019, a perçu 1,05 milliard $ de la fondation Bill & Melinda Gates. Le directeur de Moderna, Stéphane Bancel, est un homme d’affaires et milliardaire français, PDG et propriétaire de 9% de Moderna, une société américaine de biotechnologie, comme l’indique sa page Wikipedia. Le Covid-19 l’a amplement aidé à accroître sa fortune : « En 2020, alors que le cours de l’action Moderna augmentait à la nouvelle de l’imminence d’essais humains de phase 2 pour son potentiel vaccin Covid-19, ses parts dans Moderna en ont fait un milliardaire en dollars. Le 18 mai 2020, lorsque le cours de l’action plafonnait à 80 $, sa part de Moderna valait 2,5 milliards $ »[note]. Ça a du bon, les épidémies… pour certains. Stéphane Bancel fait également partie du fonds de capital Flagship Ventureset[note] et a été, notamment, président de BG Medicine[note]. Il a également occupé le poste de Managing director de Eli Lilly Belgium[note], connue pour le célèbre et décrié antidépresseur Prozac, firme dont une succursale belge était située, avant qu’elle ne ferme, dans le zoning industriel de l’UCL.

Ce 21 octobre, on apprend sur le site de Boursorama, que « le directeur général de Moderna, a indiqué que le gouvernement américain pourrait autoriser l’autorisation d’urgence de son vaccin expérimental contre le Covid-19 en décembre si la biotech obtenait des résultats intermédiaires positifs en novembre d’un vaste essai clinique »[note]. Dans la « course au vaccin », où celui qui arrivera premier s’assurera une manne inédite, Pfizer concourt aussi. Les deux sont pressés et solliciteront une autorisation d’urgence pour une commercialisation tout aussi urgente. L’argent n’attend pas. Face à cela, les autorités publiques prendront-elles en compte que « la technologie de Moderna, fondée sur l’ARN messager, n’a jamais prouvé son efficacité contre d’autres virus », et que « de précédents travaux utilisant cette technologie ont eu un effet contraire à celui désiré, en rendant les receveurs davantage susceptibles d’être infectés[note] » ? Pas grave, Bigpharma a déjà oeuvré en coulisse pour éviter toutes poursuites dans le cas où le vaccin contre le Covid-19 devait avoir des effets secondaires nocifs[note].

« En 2020, alors que le cours de l’action Moderna augmentait à la nouvelle de l’imminence d’essais humains de phase 2 pour son potentiel vaccin Covid-19, ses parts dans Moderna en ont fait un milliardaire en dollars. Le 18 mai 2020, lorsque le cours de l’action plafonnait à 80 $, sa part de Moderna valait 2,5 milliards $ »

CEPI(re) que vous pensez

Revenons à la CEPI. On y trouve également Luc Debruyne, où il est strategic advisor. Sur sa page Linkedin, on le présente comme un « business leader » avec plus de 30 ans d’expérience dans l’industrie des sciences de la vie, il a « ces 5 dernières années dirigé l’activité mondiale des vaccins pour GSK et a été membre de l’équipe GSK Corporate Exec, augmentant les revenus de plus de 7 milliards $ en 2018 et faisant de GSK le numéro un mondial des vaccins ». Il a développé des liens étroits avec les gouvernements, les ONG et les institutions académiques.

Luc Debruyne est, comme Peter Piot, membre du conseil consultatif institutionnel de l’Institut flamand pour les biotechnologies (VIB), une société qui considère « la science comme un moteur pour la croissance économique » dont 51% des revenus proviennent du gouvernement flamand et 49% d’autres sources, notamment privées. En lien avec plusieurs universités (Gent, Hasselt, KU Leuven, Université Libre de Bruxelles, Anvers), elle est à l’origine de plusieurs spin-off, c’est-à-dire des structures qui établissent des ponts entre la recherche publique universitaire et l’innovation privée, pour en faire des business model selon la logique bien connue de la socialisation des coûts et la privatisation des bénéfices. Comme Le VIB l’exprime sur son site internet, « le transfert de technologie est fermement ancré dans la mission du VIB. La recherche du VIB permet d’acquérir des connaissances nouvelles et innovantes sur les processus de la vie, ce qui profite à la société dans son ensemble [sic]. Notre équipe Innovation & Business se concentre sur la traduction des résultats de la recherche en divers nouveaux produits, innovations agricoles, médicaments et thérapies qui améliorent la vie ». La vie de qui ? Il faudra préciser. C’est le même organisme qui recevra l’autorisation d’expérimenter la culture d’un maïs OGM et qui en mars 2020 annoncera avoir développé un anticorps capable de neutraliser le virus Covid-19.

« Pas de temps à perdre »

Si Moderna et Stéphane Bancel sont pressés, Alexander De Croo aussi, tous ceux-là courant sans doute après la même chose. Ce dernier exprimera : « Ce coronavirus mortel se propage à toute vitesse. Si nous voulons sauver des vies humaines, nous devons aussi accélérer le développement de vaccins. La CEPI voudrait procéder à des essais cliniques dans un délai de 4 mois. C’est nettement moins que le délai habituel. Nous n’avons pas de temps à perdre »[note]. La diplomatie belge ne pouvant être plus claire : « La Belgique a adhéré à la CEPI sous l’impulsion du ministre De Croo en 2017. Cette coalition mondiale se fixe pour objectif de faciliter la mise à disposition de nouveaux vaccins contre des maladies infectieuses émergentes et d’ainsi réduire le risque de pandémies à l’avenir ». Quelle clairvoyance, n’est-ce pas ? Bill Gates doit être fier de son poulain[note].

Photo Belga

Pour certains, faire de l’argent dispense de tout principe moral, développer son entreprise et rétribuer ses actionnaires avec l’argent public ne constitue donc pas une limite. La coalition lancée à Davos qui finance la recherche pour le vaccin Covid-19, Bill Gates en maître de cérémonie, compte donc parmi ses membres Luc Debruyne, strategic advisor, mais aussi ancien président de Global Vaccines chez GSK. Il y en a des choses qui se passent au Forum économique mondial, n’est-ce pas ? Alexander De Croo en sait quelque chose, lui qui en 2013 fut nommé Vice-président du Conseil de l’agenda mondial du Forum économique mondial sur le vieillissement, et fera partie de la promotion 2015 des jeunes leaders mondiaux du même Forum[note]. Dans un article sur le site de ce dernier, « Ce que vous devez savoir à propos de la pandémie de Coronavirus le 20 octobre », le mensonge du Premier ministre lors de la conférence de presse du 15 octobre est pris comme preuve du réel[note] : « La situation est sérieuse. Elle est pire que le 18 mars lorsque le confinement a été décidé ». À quoi nous prépare-t-il ?

La Belgique donne 5 millions € à un organisme, le CEPI, composé d’entreprises côtées en bourse qui font des millions sur le Covid

Revenons à la CEPI, car cela ne s’arrête pas là. Outre qu’elle est largement subsidiée par la Fondation Bill & Melinda Gates, elle a également perçu 5 millions € du gouvernement belge[note]. L’argent public se retrouve finalement, par l’intermédiaire du financement de la CEPI, transféré à la plateforme GSK/Cover, et en vient donc à subsidier le privé[note]. Cela nous rappelle le cas de Pascal Lizin, « à la fois Président de la Société fédérale de participations et d’investissement (SFPI), organisme belge, et directeur chez GSK comme principal responsable du lobbying (…) SFPI [qui] élargit ses « priorités stratégiques », en 2012. Parmi les « opportunités d’investissement que recherche la SFPI », Vesalius Biocapital I (fonds d’investissement – innovations médicales) où a travaillé Philippe de Backer »[note]. Tout est à l’avenant… Sophie Wilmès parlera à ce sujet de privacy, les médias à la solde du pouvoir politique et financier, de « théories complotistes »[note]. Nous nommons ces mélanges incestueux et indécents « conflits d’intérêts », à la lumière desquels aucune des mesures prises par le gouvernement belge contre le Covid-19 ne peut avoir de crédibilité, qu’elle soit bonne ou mauvaise.

GSK, la Chine et la CEPI

En juin 2020, GSK et Clover Biopharmaceuticals, cette dernière basée en Chine, annoncent que la phase 1 des essais cliniques humains pour un vaccin contre le Covid-19 débute, alors que la collaboration entre les deux avait été annoncée dès février 2020[note]. Thomas Breuer, Vice-président principal et médecin-chef de GSK Vaccines, compte sur la production d’un vaccin à grande échelle. Qui finance ce programme ? La CEPI.

À la lumière des multiples conflits d’intérêts des politiciens, aucune des mesures prises par le gouvernement belge contre le Covid-19 ne peut avoir de crédibilité, qu’elle soit bonne ou mauvaise

Autre membre de la CEPI, auprès du comité scientifique : Michel De Wilde[note]. Membre également du comité scientifique de Curevag, de VBI Vaccines, ancien vice-président de Smithkline Bilogicales (maintenant GSK Vaccines), passé par Sanofi, il est le propriétaire de MDWConsultant, LLC. Curevag « aligné sur les intérêts de nos actionnaires », financé largement par la Fondation Bill & Melinda Gates[note], a dans son conseil de surveillance deux Belges dont les noms reviennent souvent. Son président n’est autre que Jean Stéphenne, anobli par l’État belge et désormais baron, ancien président de GSK Biologicals, mais aussi président de l’Union wallonne des entreprises. Lequel il y a quelques mois « avait l’indécence de demander aux citoyens de soutenir financièrement l’UCL »[note]. Il a également été président de Besix, Bone Therapeutics, Vaxxilon, Bepharbel, Nanocyl. Y aurait-il un excès langagier à parler de parasites ?[note]

Les médias n’en diront rien, ou très peu, tant les groupes auxquels ils appartiennent sont liés à des investissements dans le secteur médical. Le Soir par exemple, est entré dans le capital de la société belge Redpharma qui conseille notamment GSK, Sanofi, Roche, Nestlé, Johnson & Johnson, Merck, etc.

Vous avez la nausée ? Ce n’est pas le Covid, rassurez-vous.

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