Un retour des valeurs collectives dans le Nouvel Âge viral ?

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« Maintenir l’ordre tout en répandant le chaos, instituer d’un même mouvement l’insécurité globale endémique et l’état d’urgence à perpétuité, produire l’exclusion et l’incarcération de l’exclusion, tel est ce à quoi se résume à présent l’alliance de l’or et du fer : une guerre contre-insurrectionnelle permanente, indifférente aux principes mêmes du libéralisme politique(1). »,

Jacques Luzi

« Peut-on vivre tous comme si la vie était un grand hôpital(2) ? »

Sylvie D., habitante de Lyon.

Le Nouvel Âge viral (des ténèbres) charrie son lot de représentations bizarres, ineptes ou naïves. Dès le confinement, on a beaucoup parlé de ce à quoi allait/devait ressembler le « monde d’après » (3), puisqu’il est admis que cet événement politico-sanitaire marque la fin d’une époque et en ouvre une autre. Un de ces clichés, optimiste pour le coup, est d’affirmer qu’il aura eu ceci de bien qu’il signifierait un « retour des valeurs collectives » après des décennies d’individualisme. Certes, en partant de si bas, il n’est pas difficile de dire que l’on a progressé ! Car jusqu’au printemps dernier, il était vrai que nos sociétés occidentales étaient devenues des dissociétés(4), soit un type de société donnant la priorité à l’individu sur le collectif, d’une manière idéologique et systématique. L’individuation prônée par la philosophie des Lumières avait muté en hyper-individualisme depuis la contre-révolution néolibérale des années 1980 et la déclaration provocante de Margaret Thatcher : « La société n’existe pas ». La liberté individuelle était présentée comme la valeur suprême que l’État se devait de préserver, et même de promouvoir(5). Certains dont je suis souhaitaient que « quelque chose » vienne y mettre un frein, tellement cette voie paraissait sans issue autre que la guerre de tous contre tous et de tous contre la nature. Ce quelque chose ne pouvant pas venir de mandataires politiques trop soucieux de leur réélection, restait alors la survenue d’un quelconque fléau, réel et plus ou moins téléguidé(6). Comme les réacteurs fissurés de Doel 3 et Tihange 2 avaient tenu le coup jusqu’à présent, ce fut une épidémie qui vint remettre les pendules à l’heure. À l’heure de la ploutocratie transnationale.

CONFINEMENT EN DOUBLE CONTRAINTE

Mars 2020. Dès que l’ordre de confinement fut donné en France et en Belgique, on observa dans les médias dominants le retour d’un discours de certitude(s), après des années d’insignifiance. Si les experts de plateau avouaient, ou feignaient d’avouer, leur ignorance de la nature profonde et des effets à long terme de ce nouveau coronavirus version 2019, ils présentèrent en revanche la mesure du confinement comme indispensable et indiscutable face à un agent pathogène hautement contaminant, meurtrier et imprévisible. Pour faire passer la pilule, l’intoxication politico-médiatique insista sur la dimension « solidaire » de la mesure, pariant qu’il devait en rester une once au fond des consciences. Vraiment ? « Il est pitoyable d’entendre les autorités politiques et éthiques en appeler à la responsabilité des citoyens après leur avoir inoculé depuis des années une culture individualiste(7)», soupire Roland Gori, oubliant provisoirement que l’incohérence et la volte-face sont coutumières des politiques. Emmanuel Macron n’a‑t-il pas odieusement déclaré fin octobre : « Nous sommes en train de réapprendre à être pleinement une Nation. C’est-à-dire qu’on s’était progressivement habitués à être une société d’individus libres. Nous sommes une Nation de citoyens solidaires ». Nous aurions envie de leur répondre, primo qu’il est bien tard pour s’attaquer à cette question, peut-être même trop tard ; secundo, que la compassion ne peut pas constituer à elle seule le ciment d’une société. Mais comment forcer les choses ? Par la collectivisation d’un nouveau sens. Rester chez soi équivalait à « sauver des vies » ailleurs, puisque tout un chacun était potentiellement porteur du virus. Étrange conception de la solidarité que de se couper (in)volontairement de tout contact physique avec ses congénères, de s’isoler, de s’atomiser. Jusque-là, j’aurais dit que l’altruisme — appelé par d’autres le care — passait par la rencontre des corps, rendue dorénavant improbable et compliquée par cette mesure et par cette injonction paradoxale : restez chez vous mais portez secours aux « personnes fragiles »(8). Comment pouvait-on être à la fois ici (confiné) et là (en mission de secours) ? Si elles sont fragiles, on ne devrait pas les approcher, afin de les protéger ; si on les approche pour leur apporter de l’aide, alors on menace leur santé, peut-être même leur vie. Bigre, comment faire ? Aider par écrans interposés ? L’injonction paradoxale rend fou. Perversité du biopouvoir de la modernité tardive.

INVITATION AUX BULLES, MASQUÉ

Après le confinement vint le port du masque(9), au départ seulement recommandé puis progressivement rendu obligatoire, d’abord dans les commerces et lieux clos, puis dans les rues et places fréquentées, enfin dans l’intégralité de l’espace public, de jour comme de nuit, par exemple à Bruxelles. En octobre, les autorités demandaient aussi de le porter chez soi quand on recevait des personnes étrangères à sa « bulle ». Avez-vous reconnu la traditionnelle stratégie de la grenouille dans la marmite ? Une contrainte ayant remplacé une autre, avons-nous gagné au change ? Le masque était-il une mesure encore plus solidaire [sic] que le confinement, en attendant le vaccin, mesure solidaire entre toutes ? Les experts médiatiques nous ont expliqué que cet accessoire ne nous protégeait pas nous-mêmes mais protégeait les autres de soi. Quelle que soit la véracité de cette affirmation, c’est aussi une rhétorique manipulatrice qui fut reprise en chœur par les politiques et les électeurs-consommateurs phobiques du coronavirus (une majorité, semble-t-il). En d‘autres mots : tout un chacun est maintenant personnellement responsable de la santé de toutes les personnes qu’il/elle rencontre ou simplement croise, et pas seulement les « fragiles ». Dit encore plus précisément : tout un chacun est responsable de l’état éventuellement défaillant du système immunitaire(10) des uns et des autres. Il n’y aura plus de hasard ni d’aléa, un·e responsable-coupable sera nécessairement trouvé·e pour chaque cas de contamination. Les « personnes fragiles » sont instrumentalisées pour discipliner l’ensemble de la société, elles seront invitées à fixer les règles collectives(11). Une telle extension du régime de la responsabilité — de surcroît sous surveillance numérique — est inédite et fait redouter un renforcement comme jamais de la soumission individualiste(12) : « J’obéis et m’attends à ce que les autres obéissent dans mon intérêt personnel ». Elle apportera son lot de délations, de conflits, de violence, de dépressions, de folie et de suicides. Au nom du droit à la santé et à la vie nous allons vers un monde invivable parce qu’agonistique, d’une part, et iatrogène, d’autre part : les prétendus remèdes (confinement, masque, vaccin) associés à la vague de numérisation génèreront quantité d’autres pathologies, physiologiques et mentales, que le pouvoir politique fera passer par pertes et profits, quand il ne les ignorera pas purement et simplement, comme il a ignoré jadis les dégâts du tabac et de l’amiante. Aucune réflexion sur notre rapport à la mort n’est bien sûr entamée(13). En Occident, depuis la modernité, la mort est refoulée, est devenue un motif d’indignation, voire de révolte métaphysique. Plus question de mourir, même âgé, ni du covid ni de quoi que ce soit ! Que la science fasse son boulot, et merci aux politiques d’en prendre bonne note ! C’est donc cela qu’est devenu l’humanisme au XXIe siècle ?

UNE CERTAINE ÉTHIQUE IMPOSÉE

Face à cette « crise sanitaire », l’éthique est divisée en deux camps : la déontologie et l’utilitarisme. Issue de Kant, la première postule que la dignité humaine ne souffre aucune exception, que toute vie particulière est sacrée, et à ce titre l’impossible doit être fait pour la préserver, quitte à mettre au pas la collectivité, voire la menacer, telle cette déraisonnable idée de rapatrier d’Afrique en Europe, il y a quelques années, deux malades du virus Ebola pour qu’ils puissent profiter de soins performants, mais au risque de provoquer une épidémie sur le continent (heureusement, ce ne fut pas le cas). Issu de Jeremy Bentham et John Stuart Mill, le second postule que doit prévaloir le plus grand bien pour le plus grand nombre possible, ce qui implique d’éventuellement devoir sacrifier quelques individus. Pour reprendre le cas ci-dessus, il aurait fallu laisser ces malades là où ils étaient — et les soigner, bien sûr — pour éviter des milliers de victimes potentielles en Europe(14). Avec le covid, nos gouvernements ont opté — du moins en façade — pour la déontologie, qui est ainsi devenue un arrière-fond non questionné, comme l’eau du bocal pour un poisson. L’humaniste idéaliste Francis Wolff salue ce choix alors que l’utilitariste pragmatique André Comte-Sponville le critique. Mais était-ce le choix absolument évident ? Ça se discute ! À y regarder de près, la déontologie est empreinte d’égoïsme : « Je défends le droit absolu pour toute personne malade d’être dûment soignée… car cette personne pourrait être moi » ; ou encore : « Toute vie est sacrée… y compris la mienne ! ». Inversement, l’utilitarisme est altruiste : « Je prends le risque de contracter le covid, et même d’en mourir car je vise d’abord le plus grand bien pour le plus grand nombre (considérant aussi que j’espère en réchapper et faire partie de ce plus grand nombre) ». Mais qui est encore prêt à entendre le mot « sacrifice » en 2020 ? Personne, même si des millions de jeunes gens — élèves, étudiants, travailleurs ou chômeurs —, privés d’études et/ou de revenus, sont littéralement sacrifiés sur l’autel du panmédicalisme(15). Bien sûr, l’utilitarisme est associé au libéralisme, à la droite, à la réaction, voire au fascisme, souvent d’une manière rhétorique. En choisissant la déontologie, la gauche encourage l’égoïsme à son corps défendant et prend le risque d’attenter au bien pour le plus grand nombre. N’est-il pas temps de réfléchir à une refonte de cette vieille dualité gauche/droite ? Le covid nous y invite.

UNE SOLIDARITÉ FRELATÉE

Il faut comprendre que la solidarité proposée ici en est une version frelatée. Comparons-la avec celle qui prévalait pendant la Seconde Guerre mondiale, une épreuve n’équivalant pas à une autre. Une guerre contre un ennemi visible et clairement identifié — les nazis — n’avait rien à voir avec une « guerre » contre un ennemi invisible à l’œil nu — le sars-coronavirus —, omniprésent dans l’environnement et dans/sur les corps de nos semblables. On avait peur des nazis, nous sommes angoissés par le virus. Sur la ligne de front, les soldats alliés faisaient preuve d’une solidarité réelle et porteuse de sens, de même les résistants dans le maquis. En parlant d’une guerre, Macron a usé d’une analogie spécieuse qui a fait mouche chez la majeure partie de ses compatriotes, dont la propension à l’hygiénisme, déjà évidente depuis longtemps, s’est subitement renforcée. Cela fait quelques temps que le mot « écologie », ce beau mot que je défends depuis des lustres, commence à m’agacer en raison de sa récupération par la technocratie, qui annonce tous les dangers, toutes les barbaries. En sera-t-il de même avec le mot « santé » ? Craignons que oui. Comme condition de la santé publique, rentrons joyeusement dans le transhumanisme, n’est-ce pas ? Mais, juste pour voir, allons dans le sens de ces derniers hommes nietzschéens prêts à tout pour conserver leur vie « nue », c’est-à-dire strictement biologique, faisant fi de toutes les valeurs qui nourrissent une existence digne de ce nom : courage, générosité, bonté, force, tempérance, amitié, amour, liberté, etc. Alors moi j’exige de mes concitoyens qu’ils prennent immédiatement les mesures suivantes pour préserver ma santé et ma vie :

  • cesser de prendre l’avion ;
  • utiliser le moins possible leur automobile, idéalement plus du tout, et pour le moins renoncer à leurs comportements dangereux ou agressifs sur les routes ;
  • pour certains d’entre eux, cesser de circuler avec leur Harley-Davidson pour leur plaisir et la ruine de mes bronches et de mes oreilles ;
  • cesser de fumer près de moi ;
  • refuser tout emballage en plastique chez les commerçants ;
  • renoncer à leur bidoche quotidienne, à la malbouffe industrielle et à ses pesticides ;
  • cesser d’utiliser inconsidérément leurs tailles-haies, foreuses, scies et autres disqueuses, tout cela électrifié bien sûr, dans mon voisinage ;
  • et surtout éteindre leurs ordiphones, tablettes, PlayStation et réseaux sociaux.

Chiche ?

Bernard Legros

Notes et références
  1. Jacques Luzi, Au rendez-vous des mortels. Le déni de la mort dans la culture moderne, de Descartes au transhumanisme, La Lenteur, 2019, p. 82.
  2. Contact privé.
  3. Dans cet article, beaucoup de termes sont placés entre guillemets pour signifier leur appartenance à la logomachie du covidisme.
  4. Cf. Jacques Généreux, La dissociété, Seuil, 2006.
  5. Cf. mon article « Que faire de la liberté individuelle ? », in Kairos, n° 41, novembre/décembre 2019/janvier 2020.
  6. L’hypothèse d’un virus trafiqué en laboratoire est plausible. Le cas échéant, s’en serait-il échappé par accident ou par malveillance ? Il est quasi-impossible de le vérifier, en raison des enjeux géostratégiques. Cf. Pièce et Main d’œuvre & Jacques Luzi, Leurs virus, nos morts, n° 92, Service compris, mars/avril 2020.
  7. Roland Gori, Et si l’effondrement avait déjà eu lieu. L’étrange défaite de nos croyances, LLL, 2020, p. 288.
  8. Précisons : si le terme « personne fragile » fait bel et bien partie de la novlangue covidiste, cela n’implique pas que ce soit toujours un concept creux. Il y a effectivement des personnes à la santé plus fragile que d’autres.
  9. Plus exactement, au tout départ il fut décrété dispensable et inutile par l’OMS, puis indispensable et utile alors que l’épidémie entamait sa phase descendante (?). Le port du masque est un exemple de piège abscons : si les courbes de contamination montent, il faut de toute évidence le porter de plus belle ; si elles descendent, il faut aussi continuer à le porter pour conforter la tendance et vaincre [sic] définitivement le virus. Certains experts, comme Michel Goldman, ainsi que la Commission européenne nous préviennent déjà : même la vaccination ne dispensera pas du masque et de tous les gestes barrière pendant une longue période qui suivra. Cette « tyrannie du risque zéro » est dénoncée par François Gemenne et Olivier Servais : « Vivre en société implique l’acceptation tacite d’un certain nombre de risques […] La situation actuelle nous fait courir un autre risque : celui d’un effondrement sociétal à plus long terme, faute de fondement ou de sens […] Car à pousser à son paroxysme cette rhétorique du “risque zéro”, cette hypertrophie hygiéniste, on réduit certes le risque de mort biologique, virale, mais on court le risque mortel d’une inhumanité en devenir ». Etc. (in Le Soir, 17 août 2020).
  10. Sachant que ledit système immunitaire peut être défaillant pour des raisons héréditaires et génétiques (indépendantes de la volonté de l’agent) ou le plus souvent de modes de vie inappropriés (échéant à la responsabilité individuelle de l’agent, au moins en partie).
  11. Si elles sont si fragiles (ou pensent l’être), et s’angoissent excessivement à propos de la contagion, pourquoi ne décident-elles pas d’elles-mêmes de se confiner ?
  12. Cf. Kairos, n° 46, septembre/octobre 2020.
  13. Cf. Jacques Luzi, op. cit., et Olivier Rey, L’idolâtrie de la vie, Tract Gallimard, 2020.
  14. Précisons : ici le raisonnement n’a rien à voir avec l’attribution d’une valeur monétaire et économique à la vie, ce que l’on trouve par contre chez le père de l’utilitarisme Jeremy Bentham. Cela n’a pas non plus de rapport avec l’eugénisme, qui est une volonté politique d’agir en amont, par des moyens scientifiques, pour « améliorer la race ». Ainsi, comparer la recherche de l’immunité collective pour vaincre une épidémie avec de l’eugénisme, comme l’a fait Marius Gilbert (in La Libre Belgique en ligne, 18 octobre 2020), relève d’une rhétorique crapuleuse et mensongère. Contentons-nous d’appeler cela de l’utilitarisme.
  15. Contre Michael Sandel et avec Comte-Sponville, je ne pense pas qu’il y ait symétrie entre les intérêts et devoirs des jeunes et des aînés : « […] les parents font des sacrifices pour leurs enfants, avant que ceux-ci n’en fassent à leur tour pour leurs parents âgés », répond Sandel dans Philosophie Magazine (n° 143, octobre 2020, p. 66). Certes, il arrive que les enfants fassent des sacrifices pour leurs parents, mais jusqu’où ? Même donner leur vie ? Éventuellement, si nous sommes « en guerre », de concert avec Macron (et Sandel !). Mais devons-nous faire nôtre cette alogie guerrière ? (cf. supra, § 5).

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