Confinements de la liberté d’expression

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Nous y voici donc… au deuxième confinement, annoncé depuis des mois. Certains esprits chagrins prédisaient : « On n’y coupera pas, on n’est pas assez disciplinés, on n’est pas comme les Allemands… » Mais voici que toutes les nations européennes reconfinent, y compris l’Allemagne, avec peut-être un sentiment de s’être à nouveau fait dépasser par le virus. Certes, ce deuxième confinement est un peu plus souple que le premier, qui fut brutal, inédit et arbitraire, mais il fait toujours apparaître de cruelles inégalités de traitement, selon nos situations professionnelles et sociales. Je vous propose d’explorer différents points de vue.

Celui du virus, tout d’abord. Celui-ci devait rentrer chez lui bien sagement, comme le font tous les virus habituels. Après une première tournée mondiale retentissante au printemps, son producteur nous offre un come-back automnal triomphal. Le froid lui est favorable, comme la grippe hivernale. La question qui se pose maintenant n’est plus « Quand pourrons-nous reprendre une vie normale ? » mais « Quand serons-nous enfin débarrassés de ce virus ? ». Ce qui devait durer quelques semaines ou quelques mois risque bien de prendre plusieurs années. Le provisoire prend des allures de définitif, comme nous savons si bien le faire en France. Alors dans ces conditions, nous pouvons nous questionner sur l’avenir. Par exemple, assisterons-nous à la disparition de deux rituels sociaux très fortement ancrés : la poignée de main et la bise ? Que deviendra la place du corps, dans nos sociétés marquées par cette distance entre les corps ? Le virus s’attaque aux vieux, aux pauvres, aux handicapés… mais pas aux enfants (je reprends ici mes 4 catégories d’exclus du Progrès(1)). Il fait son travail de sélection naturelle, et fait apparaître les différences de traitement national : il fait moins bon être pauvre dans l’Amérique de Trump qu’en Europe.

Du point de vue de la décroissance et de l’écologie, on pourrait dire que « le virus fait du bon boulot » : une réduction significative des voyages en avion et du tourisme de masse, moins de déplacements en automobile, et sans doute un anéantissement prévisible du point d’orgue consumériste annuel : Noël. « Moins de biens » certes, mais moins de liens également.

Du point de vue de l’économie, l’inégalité de traitement apparaît à nouveau, en faveur des GAFA (Amazon est resté longtemps ouvert en France, tandis que les librairies de quartier étaient fermées), et au détriment des commerces indépendants. Que Dieu me préserve de toute pensée complotiste… y aurait-il un plan mondial, le Great Reset du WEF (World Economic Forum) par exemple, qui serait là pour nettoyer l’économie mondiale de tous ses acteurs archaïques – tels que les libraires de quartier, les drogueries, les cordonniers – comme on le fait avec le contrôle technique visant à éliminer les automobiles douteuses, les bagnoles des pauvres ? Ou au contraire, comme le fondateur du WEF, Klaus Schwab, le prétend : réduire les inégalités sociales et entre pays, pour réduire les tensions sociales et les risques de violences et de guerres ?

L’AFFAIRE SAMUEL PATY

Et voici que la violence est à nouveau médiatisée par le Spectacle. Samedi 17 octobre, en prenant de l’essence sur une aire d’autoroute, j’apprends par la radio qu’un professeur a été « décapité par ses élèves » pour avoir illustré la question de la liberté d’expression avec les caricatures de Mahomet.

Une semaine plus tard, le hasard veut que je me sois retrouvé malgré moi parmi la foule rassemblée sur la place centrale de Moulins, ville dont était originaire le professeur, Samuel Paty. L’émotion était bien sûr au rendez-vous. Mais qu’en est-il de la pensée ? Dans cette période de repli individualiste et consumériste, cette période de confinement, quel lieu peut permettre aujourd’hui de parler et de penser à propos d’un tel sujet ? En fouillant un peu(2), on apprend que le professeur a eu des différends avec une élève, régulièrement absente, exclue du collège, absente le jour de la présentation des caricatures en classe, qui s’est ensuite vengée en se plaignant auprès de son père, qui à son tour a propagé des informations fausses sur les réseaux asociaux. Au lieu d’être respectée, l’intimité des classes à l’école est manipulée et diffusée sur le net, chambre d’amplification de la violence. À partir de là, comment s’étonner d’une telle confusion et de tels débordements ? On apprend que ces informations diffusées sur internet ont motivé le tueur, un islamiste radicalisé, à choisir sa cible. Il ne s’agissait donc pas des élèves, contrairement à ce qui a été relayé précocement par Autoroute Info. La principale du collège a reçu le père de l’élève, accompagné d’un prédicateur douteux. Quelle confusion ! Et au lieu de soutenir Samuel Paty, de provoquer une confrontation avec les parents d’élèves, ou d’envisager une protection policière, a proviseur et le rectorat ont utilisé la politique habituelle du « Surtout pas de vague », la politique de la lâcheté administrative, diffusant des mails rédigés en novlangue, qui n’ont trouvé aucune application dans les faits. Un peu partout en France, la tension augmente entre les élèves indisciplinés, les parents victimes d’un sentiment d’exclusion sociale ou ethnique, et les profs, figures d’autorité, désavoués et exposés à la vindicte populaire sur les réseaux asociaux. Malheureusement, cette affaire nationale intervient peu de temps avant la célébration de la naissance du prophète Mahomet, ce 29 octobre, fête populaire pour le monde musulman. Résultat, l’affaire Paty prend des proportions de polémique internationale, provoquant de nombreuses déclarations anti-françaises à l’étranger, au point de mettre en danger nos ambassades et nos ressortissants, au point que notre Président monte au créneau et aille s’expliquer (habilement ou maladroitement ?) sur la chaîne Al Jazeera et se retrouve personnellement menacé par Al-Qaïda. Droit à la caricature, face au droit de tuer quiconque insulte le Prophète(3).

Malheureusement dans cette affaire, nous n’assisterons ni au procès de l’école publique – incapable de garantir l’intimité des salles de classe, de protéger les professeurs, et de gérer la relation avec les parents d’élèves – ni au procès des réseaux asociaux, Instagram, Snapchat, etc. La modération est bien faible sur ces plateformes d’hébergement, laissant libre cours aux pulsions mortifères, et servant de formation par correspondance aux futurs djihadistes, depuis la province d’Idleb, en Syrie. Les commentaires laissés sur internet montrent que de nombreux élèves et leurs parents ne comprennent pas la différence entre un site internet qui divulgue publiquement des informations privées et la réalité, où les informations privées restent privées. Les réseaux asociaux leur semblent être un prolongement naturel de la réalité. Pourquoi s’en étonner lorsque le langage se réduit aujourd’hui à un babil infantile fait de « C’est cool », « Trop bien » ou « Même pas peur » ? Nous récoltons ce que nous avons semé : la généralisation d’outils de communication favorisant l’image et le texte court, support de l’émotion et de l’impulsivité, au détriment des lieux de parole et de confrontation modérée, donnant leur place à la pensée et au discernement. Comme l’écrivait Jean Dutourd, « L’humanité infantile du IIIe millénaire a les insuffisances et les vices des enfants : crédulité, amoralité, lâcheté, ignorance, goût de la violence, esprit grégaire, etc.(4) »

LA LIBERTÉ D’EXPRESSION À L’ÉCOLE

Le sujet qui m’intéresse, c’est la liberté d’expression. S’il y a bien un lieu où l’on s’en préoccupe, c’est ici, dans les lignes de Kairos. Alors, est-il question de liberté d’expression ? De liberté de la presse ? Ou plutôt de liberté de la presse dominante, cette presse qui a fait enfler la polémique des caricatures pour vendre ? Peut-on imposer de force une liberté d’expression à des gens qui n’en veulent pas, et ne veulent pas en entendre parler ? Le programme ministériel a pour ambition d’apporter une éducation morale et civique aux élèves de 4e (environ 13 ans), en abordant les « libertés fondamentales » : liberté de conscience, d’association, d’expression et de presse. Mais cette morale, ce civisme, ces libertés sont-elles toujours partagées avec les familles ? Elaboré dans des conditions peu démocratiques, sous l’influence des lobbyes, ce programme n’est pas non plus adapté à la réalité. La gym, la musique, le dessin, l’histoire… deviennent des matières dangereuses. Pour illustrer la liberté d’expression auprès des préadolescents, pourquoi avoir choisi ce sujet, les caricatures, qui remet en cause les croyances religieuses et intervient plus sur le plan du pouvoir politico-médiatique que dans le champ de la liberté d’expression individuelle ?

En 2005, lors de la révolte des banlieues, suite aux provocations policières et à la politique du ministère de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy (qui préparait déjà sa candidature à la présidence), un petit recueil avait été publié, Une révolte en toute logique(5), dans lequel des élèves de collège prenaient la parole et tentaient de mettre en commun ce qu’ils comprenaient des événements. C’était intelligent, avec un travail en petit groupe et restitution. C’était selon moi un bon exemple de pédagogie et de liberté d’expression. Samuel Paty a choisi d’illustrer la liberté d’expression en projetant en classe des caricatures de Mahomet, issues d’une polémique médiatique ancienne, quitte à proposer aux élèves incommodés de détourner les yeux ou de sortir le temps de la projection. Il n’avait sans doute pas mesuré l’impact sur les parents d’élèves, apparemment plus choqués que leurs enfants, interprétant la sortie de classe comme une exclusion discriminatoire, ou la représentation de la nudité comme un exhibitionnisme pédophile. Qui pouvait imaginer que cette pédagogie allait s’avérer mortelle ? C’est l’ensemble du corps enseignant qui peut trembler aujourd’hui. Le moindre faux pas et vous voici la cible d’une Fatwa ? Pourtant, nous le savons, lorsque la parole ne circule plus, c’est la violence qui prend le relais, et fait « parler les armes ». Le père de l’élève, incapable, semble-t-il, d’éduquer sa fille, refusait de rencontrer le prof, qu’il qualifiait de « voyou » et de « malade ». Le père et la fille, convoqués pour une audition au commissariat, ont également refusé de se présenter. Refus de la parole, refus de l’Autre, refus de la Loi. Brahim C. est aujourd’hui incarcéré. Le prédicateur et plusieurs autres personnes sont mises en examen pour « complicité d’assassinat terroriste ».

Comme Patric Jean l’a déjà montré en 2003 dans son film La raison du plus fort, l’école républicaine fonctionne à deux vitesses, selon qu’on se trouve en banlieue pauvre ou dans les quartiers aisés qui ont accès à la culture. L’école obligatoire en France vient du projet colonialiste de Jules Ferry : il fallait à l’époque instruire les petits blancs pour encadrer les peuples dominés dans les colonies ; il fallait anticiper l’exode rural et former des fonctionnaires. Qu’en est-il aujourd’hui de l’Enseignement, dans une France où les postes d’encadrement disparaissent ou ne restent que des bullshit jobs, proches des tâches automatisables ? Après tout, pourquoi offrir la liberté de pensée à des enfants oméga(6) qui seront destinés à accompagner les robots des GAFA et devraient apprendre à détester l’odeur des roses plutôt que de lire Ronsart ? « C’est donner des perles aux pourceaux », aurait dit ma grand-mère. Mais non, la France s’obstine. Elle regarde son passé et souhaite toujours offrir une égalité de traitement, un idéal de citoyen qui décide ou non de s’emparer de ce que la république lui offre. La France est généreuse, idéaliste, et en même temps méprisante, empêtrée dans ses contradictions, et son incompétence d’État, son incompétence administrative.

CHARLIE ET LES CARICATURES

Fidèle à sa ligne éditoriale, Charlie Hebdo republie les caricatures du prophète (septembre 2020). Pourquoi réchauffer cette affreuse polémique, qui réanime un réseau sémantique très lourd : « Danemark, caricatures de Mahomet, Charlie Hebdo, attentat islamiste » ? En détaillant un peu plus : le racisme notoire des Danois (et des Suédois) ; la polémique médiatisée des caricatures de Mahomet, publiées en France par Charlie Hebdo, largement reprise par la presse dominante ; et la rédaction de Charlie Hebdo, victime d’un effroyable attentat (2015), parce que lâchée depuis longtemps par le système politico-médiatique… de l’aveu d’un survivant, Philippe Lançon, dans son roman Le lambeau(7).

On peut situer ce lâchage progressif depuis la nomination de Philippe Val le tyran à la direction du journal (2004), l’affaire des caricatures (2006), et le licenciement abusif de Siné(8) (2008). On notera au passage l’empressement de Philippe Val(9) à flatter le Prince, et en récompense obtenir sa nomination à la direction de France Inter (2009). Mais si on s’intéresse un peu plus aux détails, pourquoi Siné s’est-il fait virer par son rédacteur en chef qui avait pourtant approuvé son papier ? Parce que Siné a eu l’impudence de critiquer le Prince et d’ironiser sur son fils, Jean Sarkozy. « Il vient de déclarer vouloir se convertir au judaïsme avant d’épouser sa fiancée, juive et héritière des fondateurs de Darty. Il fera du chemin dans la vie, ce petit(10) ! » Est-ce un hasard si le président Sarkozy a ouvert, aux marques de la grande distribution, la possibilité de faire de la pub à la télé, ce qui leur était interdit depuis les années 1970 (et ce qui nous vaut depuis des pubs merdiques rivalisant de vulgarité) ? Juste renvoi d’ascenseur ? On peut se moquer des musulmans et les chatouiller sur un sujet sensible, leur iconoclasme, l’interdiction de représenter le prophète sous forme graphique (c’est pour cette raison qu’il n’y a aucune peinture ou sculpture religieuse dans les mosquées, contrairement à nos églises), encore moins sous forme de caricature…, mais on ne peut pas toucher à certains sujets. Dieudonné l’a fait avec les colons israéliens, Siné l’a fait avec la famille Darty et avec le fils Sarkozy. Nous avons vu ce qu’il en coûte.

Alors, si on veut aborder la question de la liberté d’expression à l’école, pourquoi ne pas travailler sur des sujets qui remettent en question le discours hégémonique ? Et utiliser le sentiment de honte comme moteur philosophique : le traitement médiatique d’affaires honteuses (la révolte des banlieues en 2005, les Gilets jaunes), ou des périodes honteuses de l’Histoire de France : l’affaire Dreyfus et la Commune de Paris (1871) ?

Mais est-ce possible en classe de 4e ?

Olivier Rouzet
Essayiste et psychothérapeute

Notes et références
  1. Olivier Rouzet, Panne d’ascenseur dans le social, Libre & solidaire, Paris, 2019.
  2. Ilyes Ramdani et Matthieu Suc, « Conflans : le récit des 15 jours qui ont conduit à la tragédie », Mediapart, 27 octobre 2020.
  3. « Al-Qaida menace Macron et appelle à tuer quiconque insulte le prophète », L’Obs, 2 novembre 2020.
  4. Jean Dutourd, Le Siècle des Lumières éteintes, Plon, Paris, 2001.
  5. Collectif États d’urgence, Une révolte en toute logique. Des banlieues en colère. Novembre 2005, Association L’Archipel des Pirates, 2005.
  6. Aldous Huxley, Brave New World, Chatto and Windus, Londres, 1932. Traduction Le meilleur des mondes, Pocket, Paris, 2013.
  7. Philippe Lançon, Le lambeau, Gallimard, Paris, 2018.
  8. https://wwacrimed.org/+-Philippe-Val-+
  9. On lira avec plaisir le recueil de Sébastien Fontenelle (PDF gratuit), Même pas drôle, de Charlie Hebdo à Sarkozy, Ed. Libertalia, Paris. <https://www.editionslibertalia.com/catalogue/a‑boulets-rouges/Meme-pas-drole>
  10. « Charlie Hebdo condamné pour le licenciement abusif du dessinateur Siné », Monde, 10 décembre 2010.

 

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