La « Zad » de Notre-Dame-des-Landes

UN RÉCIT EN ACTION

Illustré par :

Voici la description provisoire d’un lieu social qui tente de sortir des impasses du capitalisme industriel et d’échapper à ses effondrements. Ce lieu est la « zad » située dans le bocage de Notre-Dame-des-Landes, à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de Nantes. C’est dans ce bocage que, depuis une quarantaine d’années, les divers gouvernements français ont tenté d’imposer un aéroport plus grand que le premier (« Nantes-Atlantique »). Mais « échapper à l’effondrement » est un peu abstrait. C’est pourquoi un habitant du bocage précise qu’au-delà de cet aspect, il y a des désirs concrets et sensibles : « C’est aussi, dit-il, l’envie de sortir d’une vie trop étriquée pour être exaltante, de rompre avec un chemin de vie trop individuel et solitaire pour n’être pas pathologique, d’échapper au travail en entreprise dans les valeurs duquel et de laquelle on ne se reconnaît pas. C’est enfin l’envie que naisse quelque chose de nouveau, porté par une force populaire bien plus large et bien plus forte que nous ». Le bocage « nantais » ou « libertaire » (je le nommerai ainsi désormais) est-il une société autre ? Une société d’après ? Pour une caractérisation rapide, je dirai qu’on est dans un lieu en véritable transition : on vit autrement que dans nos villes et que dans nos campagnes. La différence y est très sensible, bien qu’on y observe d’inévitables « reliquats » de capitalisme industriel (le bocage libertaire n’est ni hors-sol ni hors-temps). Le présent récit est surtout une description ethnographique provisoire, à laquelle s’ajoutent ici et là des éléments minimaux d’analyse anthropologique.

QUELQUES PRÉCAUTIONS PRÉALABLES

  • À toutes fins utiles, je rappelle et j’insiste : il existe déjà un aéroport « historique » au sud de Nantes (« Nantes-Atlantique »), et pour les gouvernements successifs il s’agissait de construire, dans le bocage, un aéroport plus grand.
  • En général les mots qu’on utilise aujourd’hui sont importants parce qu’ils essaient soit d’exprimer une vérité-réalité (et alors ils composent une langue), soit de la masquer (et alors ils composent une novlangue). La question se pose d’emblée pour la « zad ». À partir de maintenant, je ne dirai plus « zad » (« Zone d’Aménagement Différé », sigle-novlangue de la technocratie étatique et entrepreneuriale, sigle que les résistants ont inversé en « Zone À Défendre » au cours du combat contre l’aéroport). Je ne dirai plus « zad » car une partie des bocagers, je crois, souhaite abandonner le mot. Il faut dire que désormais la zone est non plus à défendre, mais à habiter. (Tout cela ne veut pas dire que les résistants nantais n’aient pas aimé le mot de « Zone À Défendre » et la chose qu’il désignait). À la place de « zad », je dirai « bocage » ou j’userai de tout autre mot non technocratique. De même, je ne parlerai plus des « zadistes », mais des « résistants » ou des « habitants », des « libertaires », des « écolo-libertaires », ou j’utiliserai toute autre appellation adéquate. Il importe ici de ne pas présupposer que les résistants forment un groupe homogène, uniformément écologiste. Que d’aucuns aient cette sensibilité au départ est certain. Mais beaucoup d’autres viennent d’horizons différents : lutte prolétarienne, combat pour les libertés et les services publics, solidarité avec les  migrants,  anti-autoritarisme  et  autogestion, mouvement squat, etc. Puis, à la faveur du combat contre l’aéroport, combat aux résonances évidemment écologistes, des influences réciproques se sont exercées, et des convergences ont eu lieu qui ont incité à la prise en compte de ces enjeux.
  • Les gens du bocage sont souvent qualifiés d’anarchistes et parfois ils se disent tels (dans certaines de leurs toilettes sèches, on lit l’inscription humoristique : « l’anarchie dans la sciure »). Pour ma part, je ne reprendrai pas le mot d’anarchie car il a tant de significations et recouvre tant de tendances politiques différentes qu’il est difficile de s’y retrouver (quand le mot ne veut pas dire simplement : chaos, bazar, anomie…). Je dirai plutôt libertaire, car les gens du bocage pratiquent des valeurs de liberté commune, active et concrète : liberté d’agir en commun, solidarité, entraide et co-activité quotidiennes, non-centralité de la propriété et de l’argent, priorité de l’usage sur la propriété, autonomie active (indépendance à l’égard de l’État souverain et de l’Entreprise), activité autonome réelle (et non pas cette passivité déguisée en activité qui caractérise le salariat et dans laquelle le salarié, soumis à un manager-président, étatique ou privé, est plus passif qu’actif car une bonne partie de son « activité » obéit aux objectifs de la technostructure managériale de l’État absolu et de l’Entreprise). À tout cela on ajoutera : absence de hiérarchie personnelle, donc égalité pratique et concrète, refus d’une autorité verticale instituée en système, acceptation, semble-t-il, d’une verticalité de « la signification imaginaire sociale » (Castoriadis), ce qui veut dire : chacun obéit à la Loi symbolique (ou « signification imaginaire ») que les membres de la communauté politique ont placée au-dessus de leur tête, signification imaginaire qui tient en quelques mots : « liberté active, fraternité pratique, autonomie concrète de la communauté et des individus ».

Faute de place, je n’insisterai pas longuement sur un aspect anthropologique important : la sacralité politique. Mais l’importance de ce point exige que, même dans l’espace étroit de cette description, on en dise quelques mots – à commencer par ceci : le sacré n’est pas le religieux ou le divin. Le bocage nantais est une région de sacralité politique, au sens où le sacré qui caractérise la plupart des sociétés humaines avant la révolution capitaliste-industrielle du XVIIIe siècle est précisément détruit par ladite révolution industrielle. Raison pour laquelle Marx, dans Le Manifeste, parle justement de la bourgeoisie comme d’une force de désacralisation. Définition : le sacré (en grec : hieros = sacré et fort, robuste, vigoureux) c’est la puissance commune qui monte d’en bas, du peuple, et qui place au-dessus des individus des significations imaginaires sociales, en l’occurrence des valeurs d’autonomie commune qui viennent de leurs interrelations (selon un processus qui n’est donc ni une intériorité individuelle plate, ni une extériorité tombant du ciel, mais une intériorité relationnelle qui monte en supériorité). Le sacré va de pair avec ce que, dans son petit livre sur Le sacré et la personne, Simone Weil appelle le « commun » ou l’« impersonnel ». Les valeurs concrètes de la communauté impersonnelle (liberté commune de débattre et décider, égalité, autonomie, entraide) sont sacrées au sens anthropologique du mot, c’est-à-dire inconditionnelles, supérieures aux individus qu’elles constituent pourtant de l’intérieur. C’est parce qu’il y a dans le bocage une hiérarchie impersonnelle (la Valeur impersonnelle « Égalité-Liberté active » domine la communauté des personnes) qu’il n’y a pas de hiérarchie des personnes (inégalité) et qu’il n’y a pas de contradiction fondamentale entre les valeurs communes et les individus qui les pratiquent.

En cela, le sacré s’oppose au divin (ou au religieux) qui naît avec les trois monothéismes, et surtout avec le christianisme pontifical au XIe siècle : le divin, y compris sous sa forme sécularisée qu’est le capitalisme, est une puissance qui descend d’en haut sur le peuple (puissance multiple : Dieu, l’État, le Capital, la Technoscience). Le PDG de la banque Goldmann Sachs disait récemment à un journaliste : « Je suis un banquier qui fait le travail de Dieu » (« doing God’s work »). On comprend mieux ici en quoi c’est le Dieu capitaliste ou industriel qui désacralise les hommes et la société. À l’inverse, il semble que le mouvement initié par les bocagers tende à re-sacraliser la société et les hommes. Sacralité bien sûr non pas religieuse, mais politique, puisque les pratiques communes ne sont pas gravées dans le marbre une fois pour toutes, mais toujours offertes au débat et à la discussion. Durkheim écrit dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse : « Il y a, tout au moins, un principe que les peuples les plus épris de libre examen tendent à mettre au-dessus de la discussion et à regarder comme intangible, c’est-à-dire comme sacré : c’est le principe même du libre examen. ».

  • De façon générale, par la suite, j’utiliserai le mot État dans un sens apparenté au premier sens que lui donne le philosophe italien Gramsci. Ce premier sens (selon une vision gramscienne un peu réorientée ici) c’est l’État comme gouvernement, comme Souverain absolu, donc réellement ou potentiellement autoritaire ou totalitaire. (Il y a un second sens, c’est l’État comme instrument de coordination administrative et sociale, mais ce n’est pas de cet État-là dont il est question par la suite. Il sera seulement question du Souverain absolu, historiquement hérité de la réforme grégorienne de l’Église au XIe siècle, et de la monarchie absolue de l’âge classique. Quand l’État est souverain, c’est que le peuple ne l’est pas. C’est par exemple le Souverain absolu qui décrète l’état d’urgence, sanitaire, policier ou militaire.)
  • Je ne peux pas relater ici l’ensemble de ce que j’ai observé au cours de mon séjour, car j’ai vu parfois des choses (pas graves à vrai dire, mais) qui sont aux confins de la légalité injuste de la société industrielle ; les raconter serait donc exposer les libertaires du bocage au risque de rétorsions judiciaires et/ou policières. Or l’ethnographie, même en cette version minimale pratiquée ici, n’est pas une activité de mouchardage. N’oublions pas qu’en société industrielle, le Droit est d’abord le bras armé de l’Économie (de l’Industrie, du Capital ou de l’Entreprise) au service de laquelle travaille l’État souverain. En l’occurrence l’État souverain avait prévu de confier la construction, l’exploitation et les bénéfices du nouvel aéroport à l’entreprise de BTP Vinci.
  • Pour bien faire, et pour bien comprendre la période présente, il faudrait relater le passé récent du bocage, qui est une histoire de résistance à la volonté d’hégémonie de l’industrie bétonneuse sur les hommes et sur les terres paysannes. Il serait trop long de raconter ce passé. Mais il faut savoir que les occupants locaux ont vécu la guerre. Guerre menée par l’État souverain dans le but non pas certes de tuer, mais quand même d’évincer et de blesser les gens. Les photos de blindés lance-grenades dans le bocage sont impressionnantes. On se rappellera aussi que, pendant le combat contre l’aéroport, le collectif des résistants avait sa propre ambulance, car il n’était pas rare qu’en cas de blessure des manifestants, les « forces de l’ordre » retardent l’arrivée des secours afin de désespérer physiquement et moralement le mouvement de résistance.

PRÉSENTATION MINIMALE DU BOCAGE

Géographie physique : le bocage libertaire est une toute petite région située à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de Nantes. Cette région a la forme allongée d’une amande. L’amande bocagère fait environ 8 kilomètres de long (d’est en ouest) et environ 2 kilomètres dans sa plus grande largeur (du nord au sud). Au nord on trouve le bourg lui-même de Notre-Dame-desLandes (là-bas on ne dit pas « village », mais « bourg »). Au sud se trouvent trois autres bourgs : Temple-de-Bretagne, Vigneux-deBretagne et La Paquelais. Le bocage est un bel ensemble de prés, de bois, de chemins et sentiers, de mares, de haies, de champs où l’on aperçoit beaucoup d’oiseaux divers, des chevreuils, des grenouilles, etc. Mais attention aux illusions : cette nature est loin d’être sauvage, elle est fortement anthropisée : elle est une culture. Ce qui ne l’empêche pas d’être belle. Au demeurant, les libertaires ne se bercent pas de l’illusion sauvage qui voudrait que la nature doive être un sanctuaire auquel on ne touche pas. Et surtout : ils s’opposent aux fantasmes de « solutions » écologiques qui ne remettraient pas en cause le capitalisme, l’industrialisation et le « développement » — lesdites « solutions » nourrissant l’idée que la sanctuarisation des 1.600 hectares du bocage permettrait d’accepter qu’en dehors du bocage, les gens continuent à se rendre dépendants de la sphère marchande et industrielle. Les bocagers, eux, estiment se situer entre la sanctuarisation et l’industrialisation. Ils semblent par exemple se réclamer d’une sylviculture paysanne et non industrielle. L’avenir de la forêt locale dira peut-être si leur sentiment correspond à la réalité.

Géographie politique : Physiquement toute petite, cette région est symboliquement (politiquement) d’une importance immense. Sauf erreur de ma part, on peut estimer le nombre des habitants écolo-libertaires à 150–200 environ. Ce qui est peu. Mais rappelons qu’aux temps forts de la lutte contre l’aéroport de l’État-Vinci les manifestations nantaises et bretonnes ont pu regrouper 50.000 personnes ! Personnes venues parfois de toute la France et parfois de plusieurs pays étrangers. D’ailleurs, les libertaires bocagers sont en relation internationale suivie avec d’autres régions du monde : Italiens du Val de Susa, habitants du Chiapas mexicain, Rojava kurde… et aussi avec un collectif écologiste anglais qui combat la création d’une troisième piste d’aéroport à Londres, etc. Donc pas de repli localiste ou nationaliste chez les bocagers. D’une façon générale, on peut considérer que ces 150–200 écolo-libertaires sont les « enfants » des dizaines de milliers de personnes qui ont manifesté plus ou moins régulièrement pendant des années contre le projet d’aéroport. Autrement dit, les 150–200 condensent en eux-mêmes les forces sociales du peuple actif qui, en s’opposant au projet d’aéroport, a conduit en janvier 2018 à la défaite de l’État-Vinci et à la victoire des libertaires sur lui… Victoire qu’il faut ajouter à la celle du Larzac en 1981, à celle qui fut remportée, la même année, contre le projet de centrale nucléaire de Plogoff (Finistère), puis à celle qui signa, en 1997, l’abandon d’une autre usine nucléaire au Carnet (Loire-Atlantique). Dans le sillage de la victoire de Notre-Dame-des-Landes il y a aussi des victoires plus discrètes mais non moins significatives : celle des habitants de Roybon en Isère contre le projet de Center Parcs de l’Entreprise touristico-industrielle Pierre et Vacances, et encore la victoire du quartier maraîcher des Lentillères de Dijon, contre un projet immobilier d’éco-quartier élaboré par la mairie.

Marc Weinstein,
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