INTERVIEW DE DANY-ROBERT DUFOUR* AUTOUR DE SON OUVRAGE
Du « je parle donc je suis » au « je dis donc je suis »
Nicolas Drochmans
Dans votre ouvrage, vous évoquez votre expérience de découverte de la différence des sexes lors de votre petite enfance, et montrez comment elle fut structurante. Peut-on dire que cette division demeure fondamentale ? Il est incroyable qu’il faille le rappeler. Cela en dit long sur une époque ?
Oui, il est incroyable qu’il faille rappeler que l’être humain est, dans son être même, marqué par la différence des sexes. Il naît en effet sexué, c’est-à-dire d’un sexe ou de l’autre, avant même qu’il ne se pose la question. Il a donc fallu attendre le XXIe siècle, que l’on dit caractérisé par un accès immédiat à l’information, pour remettre en cause ce fait majeur, inaugural de toute vie. C’est pourquoi je mets les activistes trans dans le même sac que les terraplanistes et autres créationnistes. Ces activistes s’activent donc à nier la réalité. Ils disent que le sexe des bébés est assigné à la naissance… par le médecin. Alors que, depuis la nuit des temps, dans toutes les cultures, la première nouvelle qui se répand à la suite d’une naissance procède d’un constat partagé par tous les protagonistes (parents, famille, amis…) : « C’est un garçon ! » ou « C’est une fille ! ». Certes, il existe des accidents génétiques, mais ils sont très rares, ne concernant qu’une naissance sur environ trente mille. Bref, il ne faut pas confondre la règle et l’exception. Pour ma part, le déni de la différence des sexes s’est effondré quand j’avais 5 ans lorsque j’ai voulu montrer aux petites filles de ma rue qu’elles avaient elles aussi un zizi et qu’elles pouvaient faire pipi debout. Sauf que, parti avec les meilleures intentions du monde à la recherche de leur zizi, c’est… le mien qui s’est manifesté. J’ai donc découvert cette loi, gaillardement consignée par Brassens, dès 5 ans : la bandaison, papa, ça ne se commande pas. Il en résultait que j’étais un garçon et qu’elles étaient des filles. Pas pareil. Or, force est de constater que l’expérience fondatrice que j’ai faite à 5 ans, comme pratiquement tous ceux de ma génération, tend aujourd’hui à se faire plus rare. Par exemple, les activistes trans l’ignorent car, chez eux, ce déni de la réalité de la différence sexuelle perdure. Quelle force s’oppose donc à cette évidence ? Je compte, cher Alexandre, sur votre opiniâtreté pour que vous me rameniez bientôt à cette question. Mais je voudrais auparavant souligner que nous voici avec un déni qui en dit long sur notre époque. Je formulerais ainsi ce tournant : on se retrouve avec un « parti trans » qui veut prendre le pouvoir. Ce n’est pas la première fois que de tels dénis arrivent dans l’Histoire. Il suffit en effet de remonter d’une centaine d’années en arrière pour s’apercevoir que les nazis ont cherché à prendre le pouvoir en imposant des vues défiant le sens commun : il existe, disaient-ils, une race supérieure et il faut tout lui sacrifier. Pour accréditer cette thèse délirante, ils ont entrepris de changer la perception de la réalité en changeant la langue allemande. Le philologue Victor Klemperer, juif de son état, s’est fait le scribe douloureux de cette transformation de la langue allemande. C’est ainsi que, dans son journal personnel, il a noté jour après jour toutes les manipulations que les nazis ont fait subir à la langue allemande. Cette langue du Troisième Reich, Klemperer l’appelle la Lingua Tertii Imperii[note]. La LTI, écrivait Klemperer, est une langue dont la « pauvreté » était la « qualité foncière ». Les mots y étaient martelés. Tout en elle « devait être harangue, sommation, galvanisation ». Klemperer relève dans la LTI les mots dont la fréquence augmente : « spontané », « instinct », « fanatique », « aveuglément », « éternel », « étranger à l’espèce » et, par-dessus tout, le mot « total », désigné par Klemperer comme le « mot clé du nazisme »[note]. Je rappelle ceci parce que c’est aussi une novlangue que le parti trans est en train d’essayer d’inventer. Voyez par exemple le nouveau « lexique trans » que le Planning Familial diffuse désormais auprès des familles. On y lit que certains termes ou expressions doivent désormais être proscrits ― comme « mâle/ femelle » ― et que d’autres doivent être promus ― comme « Les hommes peuvent avoir un vagin ». Vous m’objecterez peut-être que le parti trans est infiniment moins dangereux que le parti nazi. Pour l’instant, oui. Mais, sur le fond, je dirais que le projet est le même car les transactivistes constituent les troupes de choc d’un mouvement bien plus large, le transhumanisme, qui lui aussi, comme le nazisme, cherche à introduire une scission dans la commune humanité : lorsque certains deviendront augmentés, les autres deviendront ipso facto diminués.
Est-il encore possible de discuter du phénomène trans ? Les médias pratiquent la technique de la Fenêtre d’Overton, rendant progressivement acceptables des idées qui, il y a encore quelques années, auraient été inaudibles, estampillées du sceau du progrès, marquant tous ceux qui oseraient la critique du stigmate de la transphobie.
En effet, c’est la technique de la fenêtre d’Overton qui a été employée, de façon à rendre progressivement acceptables les idées et projets trans encore très marginaux quelques années auparavant. Cela a si bien marché qu’aujourd’hui, si vous discutez la moindre proposition du transactivisme, vous passez pour un vilain transphobe. Surtout dans les groupes dits de gauche. Du coup, c’est moi qui suis désormais obligé d’« Overtonner » (c’est le cas de le dire) en exprimant ce qui est désormais inaudible. Comme je ne peux pas le dire à gauche (puisque là, justement, c’est inaudible), je suis obligé, moi homme de gauche (mon passé et mes travaux contre le néolibéralisme en témoignent), d’aller dans les médias de droite pour me faire entendre. C’est ce qui m’est arrivé avec ce livre. La presse de droite a vu dans mon essai un bon moyen de titiller la gauche. J’ai accepté d’y répondre, mais je me suis fait un devoir de ne pas dissimuler mes positions, notamment en mettant en avant la responsabilité du Marché dans les dérives trans actuelles. Le Figaro ne s’y est pas trompé puisqu’il a publié, le samedi 8 avril, le long entretien qu’il m’a accordé sous le titre « La gauche contre le mouvement trans ». D’ailleurs, si cela peut vous rassurer, j’ai eu ainsi une bonne recension dans L’Humanité… À vrai dire, on se retrouve dans une confusion telle que la presse de gauche défend, sauf rares exceptions, un néolibéralisme culturel, ce à quoi la presse de droite s’oppose, mais en défendant un néolibéralisme économique. Jean-Claude Michéa a bien rendu compte de ce partage du travail. Bref, tout est confus aujourd’hui : les hommes sont des femmes, la gauche est à droite et la droite donne la parole à une gauche que la gauche proscrit… Bien sûr, si la presse véritablement critique (comme la vôtre) était plus développée, je n’irais pas voir ailleurs. Mais comme cette presse n’a pas, par définition, les moyens de la presse « officielle », il m’apparaît de bonne guerre d’en passer par la presse de droite pour dénoncer le néolibéralisme culturel de la gauche. On n’en serait pas là si la gauche avait fait son travail. Or, elle est loin du compte. Elle n’a pas compris qu’avec le néolibéralisme et le règne du Marché total (qui atteint jusqu’à l’intime), nous étions passés, il y a plus de trente ans déjà, du vieux capitalisme patriarcal à un nouveau capitalisme libidinal. Pire même : cette gauche s’est fait refiler son actuel logiciel woke par le néolibéralisme culturel américain (les GAFAM, Hollywood, Disney, Netflix…) et elle n’y a vu que du feu ! Du coup, cette gauche prend les vessies pour des lanternes et les trans pour des prolos. Lesquels, abandonnés par la gauche, partent de plus en plus du côté de chez Trump aux USA et du côté de chez Marine Le Pen en France…
Ils parviennent même à insulter des trans qui les contredisent : dans le documentaire Enfants trans, parlons-en, Miranda Yardley, trans-femme, jugé/jugée pour ses propos « transphobiques », dit : « L’auto-déclaration réduit le fait d’être une femme à un sentiment dans la tête d’un homme. Quelle connerie ! ». En outre, ceux qui reviennent de leurs expériences sont vilipendés par les militants. Un homme qui a subi des opérations pour paraître femme, explique dans le documentaire What is a woman : « Je ne me suis jamais adapté (…) Quand des psychologues ou quelqu’un que j’aimais m’ont dit que je n’étais pas dans le bon corps, j’ai commencé à penser que c’était peut-être le cas. Je suis une femme biologique qui a subi une transition médicale pour ressembler à un homme grâce à des hormones synthétiques et à la chirurgie. Je ne serai jamais un homme. Est-ce que c’est transphobe de ma part de dire la vérité ? Pourquoi alors, dans quelques centaines d’années, si vous déterrez mon corps, ils diront : oui, c’était une femme, elle a eu des enfants ».
Beaucoup de trans qui ont cru au voyage vers l’autre sexe déchantent et parfois « détransent » au sens où ils cherchent à détransitionner lorsqu’ils se retrouvent lost in transition pour s’être laissés embarquer un peu trop vite dans ce mirage. Ils sont alors la cible des transactivistes qui les prennent pour des renégats de la cause. Et, bien sûr, comme dans tous les groupes totalitaires, les « renégats » (c’est-à-dire ceux qui se sont aperçus du délire dans lequel ils étaient embarqués) subissent plus encore les foudres des activistes que ceux qui sont simplement des opposants à la cause. Normal : ils savent dans quoi ils ont été embarqués. En l’occurrence, par rapport à ce que dit Miranda Yardley, le fait d’avoir cru qu’ils allaient devenir femme, voir plus femme qu’une femme. Cette usurpation de l’identité de femme rend évidemment furieuses les vraies femmes (celles qui sont nées femme). Elles se trouvent en quelque sorte expulsées de leur identité féminine en devant accepter des hommes qui se prétendent femmes dans des compétitions sportives, en devant partager avec eux leurs lieux (vestiaires, toilettes, voire prisons). Même chose de l’autre côté, ces femmes qui ont cru qu’elles allaient devenir hommes…
La tragique beauté de l’être humain est qu’il parle, mais le paradoxe est qu’il a basculé désormais, soutenu par la technoscience, dans le « je dis, donc je suis », inversion prométhéenne. C’est d’ailleurs ce que dit Judith Butler : « Le discours produit les effets qu’il nomme ». Vous dites : « Ses ouailles prononcent des abracadabras, shazam, hocus pocus, biscara-biscara bam-souya et autres bibbity bobbity hou en se regardant dans le miroir et hop, une bite (ou un vagin) apparaît ou disparaît ». Nous en sommes arrivés au stade de la pensée magique ?
Oui, c’est la conséquence du déni de réalité dont je parlais plus haut. Pour eux, il n’y a pas de réel, il n’y a que du discours. Cela a été « théorisé » par Judith Butler qui a revu et (mal) corrigé la notion de performatif créée dans les années 1960 par le philosophe du langage John Austin qui avait découvert que certains dires sont aussi des faires. Par exemple, si je dis és qualités « je te baptise Untel », ce dire devient un fait puisque vous allez effectivement vous appeler Untel. Butler pousse à bout cette théorie en soutenant que les normes discursives font advenir, dans le réel, ce qu’elles norment, c’est-à-dire les corps sexués. Il suffirait donc, si vous naissez homme, que vous objectiez à cette « construction historique » et que vous vous disiez, à vous-même et aux autres, « je suis une femme » pour que vous deveniez femme ― en butlérien, on appelle cela « resignifier ». C’est aussi simple que cela : avec ce coming out performatif, vous homme, vous deviendrez born again en femme. Dans mon essai, je donne la recette de cette transformation. Il suffit de prendre un tiers de néo-évangélisme (celui qui affirme la possibilité d’une nouvelle naissance permettant une régénération), d’ajouter un tiers de vocabulaire managérial (celui des business schools où l’on clame qu’il faut « Empower your life and your career now ») pour devenir sans délai le manager efficace de sa vie et de sa carrière. Puis on fait revenir le mélange dans un tiers de foucaldisme (avec le concept grec de parrhesia, le dire vrai revu et corrigé par le philosophe puisqu’il ne s’agit plus de dire la vérité, mais sa vérité). On chauffe le tout et, au moment de la fusion, au terme de cette opération alchimique, tout comme le plomb se transforme en or, l’homme se sera performativement changé en femme ou la femme en homme. Ainsi, « iel » aura fait preuve d’une encapacitation (d’une « capacité auto-conférée »), d’un empowerment (d’un « pouvoir auto-octroyé »), d’une agency (d’une « capacité d’agir ») pour devenir femme ou homme. On se croirait chez Harry Potter qui a le pouvoir, en disant « Aguamenti », de faire sortir un jet d’eau de la baguette (quelle baguette?) ou, en disant « Amplificatum », d’augmenter la taille d’un objet (devinez lequel?).
Nicolas Drochmans
Dans le documentaire What is a woman[note], une femme trans explique : « Pour la première fois dans l’histoire, un groupe marginalisé a un énorme signe de dollar sur le dessus de la tête (…) Nous massacrons une génération d’enfants parce que personne n’est prêt à parler de quoi que ce soit ». La censure et l’omerta sont consubstantielles à l’avancée de la technoscience qui ne peut supporter des débats démocratiques ?
Oui. Pour les enfants diagnostiqués vers 6 ou 8 ans « dysphoriques de genre », les activistes trans et les médecins qui les soutiennent les engagent dans un cycle au long cours qui commence avec l’administration vers 10 ans d’inhibiteurs de puberté (accompagnés, pourquoi pas, d’un peu de ritaline [NDLR nommée rilatine en Belgique] pour les faire se tenir tranquilles), puis ensuite d’hormones inverses, puis enfin d’une transition qui peut être sociale (changement d’état civil), mais aussi chirurgicale, avec une dizaine d’opérations très lourdes dans l’un et l’autre cas. Ça commence, dans la chirurgie « male to female », avec une castration dite pénectomie (ablation des corps caverneux et d’une partie du corps spongieux du pénis), une préservation de l’autre partie du corps spongieux et d’une partie du gland pour effectuer une clitoridoplastie, la création d’une cavité vaginale (néovagin), des lèvres génitales et d’un néo-clitoris, urétroplastie avec création d’un néo-méat. La chirurgie mammaire est souvent indiquée. Enfin les modifications de la voix sont envisageables (outre les hormones masculines qui changent la voix, des techniques phoniatriques et chirurgicales peuvent être pratiquées). Les complications urinaires, digestives, génitales et hémorragiques ne sont pas rares. Du côté « female to male », on pratique une hystérectomie, une ovariectomie, une colpectomie (c’est-à-dire l’ablation de l’utérus, des annexes et du vagin), la construction d’organes génito-urinaires masculins (lambeaux de peau et de tissu prélevés sur le corps, vascularisés et innervés) et une métaidoioplastie (plastie d’agrandissement du clitoris) pour reconstituer un pénis. Il y a ensuite pose de prothèses cylindriques pour pallier l’absence de corps caverneux (pénis à rigidité constante) ou prothèses gonflables par pompe et réservoir.
L’uréthroplastie n’est pas systématique car sujette à un taux de complications supérieur à 50 %. Le coût des médicaments peut se monter à plusieurs milliers d’euros par mois et celui des opérations à plusieurs dizaines de milliers. En France, les « soins » liés à la demande de « réassignation sexuelle » peuvent être remboursés à vie par l’Assurance Maladie dans la cadre d’une ALD (affection de longue durée). Les transactivistes recommandent aux candidats de prévoir et de demander le maximum de soins et d’opérations. Ce qui pose une lourde question à quoi il faudra bien répondre un jour : pourquoi, si l’indication n’est plus médicale (comme l’ont demandé et obtenu les associations trans), devrait-elle encore être remboursée par la Sécurité Sociale ? Pourquoi la collectivité devraitelle prendre en charge ces « soins » alors que beaucoup de soins de base ne sont pas ou plus remboursés (le ticket modérateur, les dépassements d’honoraires, la plupart des moyens de contraception et des vaccins, les implants dentaires, la chirurgie réfractive, l’orthodontie adulte, la parodontologie, beaucoup de médicaments comme ceux contre la migraine…). C’est donc un double signe que portent ces personnes : celui du dollar et celui de la souffrance. Tout cela pour quoi ? Pour obtenir des néo-organes non fonctionnels du point de vue des deux grandes affaires humaines : la reproduction et la sexualité. On comprend que le taux de suicidalité (une ou plusieurs tentatives de suicides) des jeunes trans ainsi traités, ou plutôt maltraités, soit à peu près cinq fois supérieur à celui d’une population standard. Si ces jeunes sont victimes, ils le sont d’abord des activistes trans qui les conduisent dans des impasses. C’est pourquoi il faut mettre en place des consultations dédiées pour accueillir ces jeunes qui se sont laisser grisé par les promesses des activistes et des technosciences.
Je pense, comme je le dis dans mon essai, qu’un jour prochain, on verra dans ces faits des crimes contre l’enfance et l’adolescence dont les responsables auront alors à rendre compte.
Dans le documentaire Enfants trans, parlons-en, un psychiatre spécialisé dans les dysphories de genre, explique comment il lui a été interdit d’évoquer dans son université le pourcentage important de sujets qui voulaient revenir vers leur sexe d’origine, faire ce qu’on appelle une ré-réassignation ou détransition. Il y a des automutilations, tentatives de suicides et suicides réussis. Ces enquêtes ne sont jamais citées par les militants. La détransition est un tabou. Pourquoi ? Ils ont mordu à l’hameçon, comme vous dites[note] ?
Ces enquêtes ne sont en effet jamais citées par les activistes, mais elles le sont par ceux qui se rendent compte des dégâts. À cet égard, ça progresse. Par exemple, le système de santé public anglais, le NHS, a décidé de fermer la clinique Tavistock qui s’était reconvertie au début des années 2000 dans la prise en charge des enfants supposément atteints de dysphorie de genre. De surcroît, la clinique se trouve sous le coup d’une action de groupe lancée par plus de 1000 familles s’estimant abusées d’avoir été indûment alertées que l’absence d’accès précoce à un traitement hormonal de leurs enfants pouvait conduire ceux-ci au suicide. En Suède, l’hôpital Karolinska, après quarante ans d’ouverture à ces pratiques, est en train de les réguler beaucoup plus fermement. En France, il y a le travail rigoureux mené par le groupe de La Petite Sirène, composé d’universitaires de toutes disciplines, de médecins, de pédopsychiatres, de psychanalystes.
La sociologue Heather Brunskell-Evans dit : « Il est désormais quasiment accepté qu’il existe bel et bien des « enfants trans », pourtant aucune preuve médicale ne permet d’affirmer qu’un enfant pourrait être « né dans le mauvais corps ». Les enfants ne devraient pas être contraints par le genre. Engager un enfant dans une voie qui le place en conflit avec son corps alors que la chose la plus émancipatrice, la plus libérale, la plus progressive que l’on devrait faire serait de l’encourager à se sentir bien dans son corps, de faire en sorte que le corps ne soit pas une contrainte pour un petit garçon qui voudrait s’intéresser à des choses considérées comme « féminines », cela ne devrait absolument pas poser problème. Nous menons une expérimentation sur les enfants et leur corps, qu’aucune preuve n’encourage. Nous ignorons les conséquences que cela aura, parce que l’expérience a lieu en ce moment même ». Le présupposé qu’on serait dans le « mauvais corps » n’est-il pas déjà faux ? Et la réponse apportée, propre à nos sociétés, qui réifie le corps pour en faire une matière qu’on modifie à sa guise et qu’on soigne à l’aide de médicaments ?
Vous savez, rien n’est plus normal que des adolescents soient troublés au moment de la puberté. Des organes sexuels, des poils, des changements physiques apparaissent, des émois nouveaux naissent et ils ne savent que faire de tout cela, jusqu’à sombrer pour certains dans une déréliction qui fait alors d’eux des proies faciles pour ces faiseurs de miracles qui leur font croire (par réseaux sociaux et influenceurs interposés) qu’ils sont tombés dans le mauvais corps et que la solution est dans le changement de sexe. Je cite dans mon livre les conclusions d’une étude récente (2021) faite au Canada qui a l’avantage de porter sur le plus grand échantillon de garçons référés en clinique pour dysphorie de genre. Il se trouve qu’à l’âge de 20 ans, près de 90% de ceux qui avaient été classés à l’âge de 8 ans comme dysphoriques ont naturellement renoncé à toute velléité de réassignation sexuelle. Il ne faut donc pas les aiguiller trop vite vers la transition comme cherchent à le faire les activistes.
QUI DÉCIDE ?
Les médias donnent donc l’illusion d’une minorité majoritaire, alors que les enfants et adolescents désirant changer de sexe sont rares. En même temps, en donnant l’illusion d’une possibilité de changer de sexe, le monde politique, médiatique, l’industrie de la chirurgie et de la chimie, font croître les candidats. C’est un jeu vicieux.
Oui. On présente la loi du marché comme étant celle de l’offre et de la demande. La demande suscitant une offre. Rien n’est plus faux. Car, le marketing le sait bien, c’est toujours l’offre qui suscite la demande. L’offre, elle est faite par les industries culturelles, médicales et chirurgicales. Et, plus l’offre de changement de sexe s’étale, plus la demande se fait pressante…
Certains psychanalystes sont ouverts au désir de leur patient de changer de sexe et donnent libre cours à ce délire. Dérive ou suite logique de la psychanalyse ?
Je pense tout d’abord qu’il ne faut pas confondre les lubies du patient avec ses désirs. Les lubies apparaissent tout à trac, au contraire des désirs qui ne s’expriment vraiment qu’après une longue élaboration. Le psychanalyste est celui qui, en principe, sait discerner ces deux plans de façon à ne pas tomber dans les panneaux du sujet. Si le psychanalyste ne sait pas faire cela, alors, ce n’est pas un psychanalyste, mais un coach qui va se mettre en peine d’être ouvert aux « désirs » du patient, jusqu’à l’accompagner pour les réaliser. Pauvre psy qui se place dans cette position. Il devrait alors, pourquoi pas, être ouvert au « désir » de certains de ses patients de tuer leurs père et mère ou qui vous voulez. Ou de devenir le nouvel Hitler souhaitant exterminer la moitié de l’humanité. Or, justement, le psy, à ma connaissance, n’est pas un coach. Si le psychanalyste a mauvaise presse en ce moment où le Marché incite l’individu à demander tout ce qu’il veut, c’est parce qu’il est celui qui rappelle à ceux qui voudraient l’oublier le principe de réalité, en l’occurrence l’existence de deux sexes et l’impossibilité de passer de l’un à l’autre. Principe avec lequel il vaut mieux que le patient se débrouille… sauf à tomber dans le délire. Lequel consisterait à croire qu’en paraissant l’autre sexe, il serait de l’autre sexe. Or, prendre l’apparaître pour l’être serait source de souffrances indicibles car cela repose sur une supercherie, un rapport mensonger à soi-même et aux autres, qui ne manquerait pas de resurgir en drame. En aidant le patient à faire la part des choses (entre celles qui sont possibles et celles qui sont impossibles), celui-ci pourra peut-être découvrir que, s’il ne peut changer de sexe, il lui reste néanmoins la possibilité de changer de genre. Ce qui n’est qu’une mince consolation, mais cela dépend bien sûr de la dynamique de la cure. Et chacune est singulière.
Ces psychanalystes évacuent totalement la question du Maître, primordiale. Dites-nous en plus…
Oui, ceux des psychanalystes qui veulent exaucer les lubies de leur patient font comme si la demande de changement de sexe venait de lui. Or, comme je l’ai déjà dit plus haut, cette demande est surdéterminée par l’offre du Marché, ce nouveau Maître qui, en plaçant le sujet en position d’être comblé par l’offre toujours plus large d’objets manufacturés, de services marchands et de fantasmes sur mesure produits par les industries culturelles, met ce dernier en position de tout vouloir, y compris l’impossible, dont changer de sexe. L’ancien Maître, Dieu par exemple, nous tenait par le haut, le nouveau, le Marché, nous tient par le bas. Il nous tient par ce que les Anciens Grecs appelaient « l’âme d’en-bas », l’épithumetikon, siège des passions, aujourd’hui directement exploitées par le Marché. Autrement dit, nous sommes passés de l’ancien Maître qui édictait ses Commandements et jouait franc jeu à un Maître pervers, passé sous la barre, qui fait semblant de nous laisser la bride sur le cou, mais qui nous tient en sous-main. Appelons cela la sous-main invisible du Marché. C’est une main de fer dans un gant de velours…
On présente au fond comme un choix ce qui est déterminé par la nature. La véritable liberté n’implique-t-elle pas notamment d’admettre une fois pour toutes que certaines choses ne nous appartiennent pas, comme la filiation, l’âge, le sexe, le nom… ?
Oui. En principe, c’est le droit qui nous renseigne sur ce qui se rapporte à notre état civil en nous rappelant les fondements dogmatiques de notre socialité (cf. Pierre Legendre) qui décrètent disponibles certaines données et indisponibles d’autres. Par exemple, dans nos pays démocratiques notre adresse est en principe disponible, on peut en changer. Mais d’autres, jusqu’à une date récente, étaient indisponibles, comme notre âge, notre filiation, notre sexe. Or, l’état de la personne est de plus en plus « contractualisé », c’est-à-dire remis à la disposition du sujet, pour qu’il en fasse ce que bon lui semble. Ainsi, depuis un arrêté de 2020, on peut en France changer de sexe à l’état civil (sans être opéré). Et peut-être pourra-t-on bientôt changer d’âge, c’est-à-dire de date de naissance, ou de parents, ou de langue maternelle… Ce serait un pas de plus vers l’extension du délire. Cette mutation est bien évidemment à mettre en relation avec le fait (évoqué plus haut) que le nouveau Maître, le Marché, se soit rendu invisible en plaçant le sujet en position de Maître apparent, devant être comblé dans toutes ses appétences.
Ces victimes du progrès technoscientifique ne sont-ils pas des ennemis, volontaires ou pas, de la nature ?
Oui. Ennemis de la nature. Et avant tout ennemis de leur propre nature.
Avec votre ouvrage, vous soulevez une question essentielle qui a trait au processus de construction de la pensée et à l’autonomie par rapport à celui-ci. Certains voient dans le sujet en proie aux idéologies modernes un effet de l’individualisme contemporain. Vous dites au contraire que cet individu « est aujourd’hui placé en position de marionnette d’un Maître qui ventriloque ses demandes. Cet individu est devenu la voix de son maître ». Vous remettez en question que le phénomène trans soit le résultat d’une individualisation forcenée, mais dites plutôt qu’il s’agit du résultat d’un processus de création de besoins, chez un sujet qui croit se penser lui-même mais qui est en fait pensé par un autre.
Je crains en effet que beaucoup de penseurs contemporains ne soient tombés dans le panneau. Ils disent que nous vivons dans des sociétés individualistes, sans Maître, alors que le Maître n’a fait que se dissimuler en incitant chacun à la satisfaction de toutes ses appétences ― ce dont ce nouveau Maître profite tant au plan économique qu’au plan de l’emprise exercée sur les individus. En fait, j’aspire à ce que nous entrions un jour dans une vraie société d’individus ― ce qui supposerait des êtres pensant et agissant par eux-mêmes, capables de s’auto-limiter. Or on est très loin du compte. On est dans une société marquée par, non pas l’individualisme, mais par l’égoïsme, avec des êtres à la recherche de la satisfaction pulsionnelle ― dussent-ils pour cela consumer (par la consommation effrénée) le monde, jusqu’à sa consomption finale.
C’est au fond un effet moderne : le sujet est pensé par un autre. Dans le café du coin, les médias imposent les sujets de conversation : on ne parle plus de politique, on parle de « l’affaire Palmade ». [sans évoquer surtout le plus important, les « dessous » de ces affaires]. L’ultime paradoxe est qu’on en arrive à ce que ce soit l’auto-castration qui amène le sujet à prendre conscience qu’il est pensé par un autre. C’est en expérimentant l’impossible que le sujet réalise qu’il est limité et déterminé, malgré lui, et que l’impossible n’est pas possible. Mais c’est souvent trop tard.
En effet. C’est pourquoi je reprends cette figure tragique de l’Héautontimorouménos, littéralement le « bourreau de soi-même », évoqué par Baudelaire dans un poème des Fleurs du mal. Tout se passe comme si l’absence de limites finissait par revenir sur le sujet en le constituant comme sa propre proie, le poussant vers une subjectivité autophage débouchant sur la transhumanité.
Nicolas Drochmans
LE DÉLIRE OCCIDENTAL
Nous sommes arrivés à une époque où la folie est mise en avant, valorisée sur les plateaux télé, norme sociale. La zooanthropie (Homme qui se prend pour un animal) devient presque à la mode, alors qu’il s’agit d’un délire psychotique. La dysphorie de genre elle-même était-elle, encore il y a peu, considérée comme une maladie mentale ?
J’ai écrit en 1996 un livre intitulé Folie et démocratie. J’y annonçais le déferlement de la folie dans l’histoire, dû à la désuétude de toutes les grandes dichotomies qui soutenaient, tel un fondement, la culture occidentale : logos/pathos, même/autre, bien/ mal, présence/absence, intelligible/sensible, masculin/féminin, nature/culture, sujet/objet, humanité/ animalité, etc. Annonçant cela, j’ai alors moi-même été pris pour un fou. Aujourd’hui, nous y sommes. Le déni de la différence masculin/féminin ― ce qu’on appelle la non-binarité ― fait particulièrement symptôme. Celui qui affirme ce déni aurait été classé comme psychotique il y a quelques années. Aujourd’hui, il est admis, voire encouragé, au point qu’on doit accueillir ce déni pour reconstruire toute la culture, de même que le droit et l’éducation. Bientôt, cet ancien psychotique devient la norme et se met à classer les « normaux » comme dingues. Nous sommes en bonne voie puisque les hétérosexuels sont de plus en plus soupçonnés d’être des psychopathes créés par le « vieux mâle blanc occidental ».
L’ordre du marché est en train de consumer le monde pour satisfaire le toujours plus, la pléonexie. Pour ce faire, il en passe par la destruction de l’être, son psychisme, sa culture (culture, rappelons-le, « non essentielle » lors de l’événement covid). Ce n’est que la suite du délire occidental ?
Oui. C’est clairement la suite du délire occidental. Ça atteste qu’on veut toujours plus, dans tous les domaines. Ce qui pose deux questions. Premièrement, à quel point les autres cultures accepteront ce délire, en Afrique, dans le monde arabe, dans le monde slave, en Inde, en Chine…? Deuxièmement, ne serait-ce pas à penser comme les prémices du suicide occidental ?
Le trans fait partie de la panoplie transhumaniste, avec comme point d’orgue la mort de la mort. Vous citez dans votre ouvrage (p. 106) le pape du transhumanisme, James Hughes, ancien directeur de la World Transhumanist Association, qui a dit des transsexuels qu’ils étaient « les troupes de choc du transhumanisme ». Les deux sont intrinsèquement liés ?
Oui, et ce n’est pas moi qui le dis. C’est le/la chantre de la transidentité, Paul B. Preciado. Après avoir invoqué, je cite « Internet, la physique quantique, la biotechnologie, la robotisation du travail, l’intelligence artificielle, l’ingénierie génétique, les nouvelles techniques de reproduction assistée, et le voyage extraterrestre [qui] précipitent également des changements sans précédent vers l’invention d’autres modalités d’existence entre l’organisme et la machine, le vivant et le non-vivant, l’humain et le non-humain », « iel » indique, au comble du bonheur, qu’« un bouleversement comparable à celui qu’a impliqué au début du siècle dernier la mécanique quantique et les théories de la relativité en physique se produit aujourd’hui dans le domaine des techniques de reproduction de la vie ainsi que de la production collective de la subjectivité sexuelle et du genre ».
Nous sommes tous des êtres à qui il manque quelque chose – la violence du transsexuel (quand on lui dit qu’il est impossible de changer de sexe) qu’on met en face de son délire, est peut-être liée à cela, il sait qu’il ne réparera rien ? Qu’il y a un manque fondamental irréparable, mais paradoxalement que ce manque est à l’origine également de la créativité humaine, de sa richesse.
Belle question. J’ai souvent fait état dans mes travaux de la néoténie de l’homme qui réfère à son état d’inachèvement à la naissance. Un manque originel qui demande à être comblé. Or, il y a deux façons de le faire : par la culture ― ce qui était la voie jusqu’alors choisie, ouvrant à l’infini de la créativité humaine — ou par la réparation de l’« erreur humaine », en intervenant directement sur sa nature moyennant les technosciences. Je constate avec effroi que celles-ci s’imposent de plus en plus au détriment de la créativité humaine, d’autant mieux que ce qui reste de celle-ci est de plus en plus soumis à l’« intelligence artificielle », ChatGPT, Midjourney et autres.
On punit un enfant de quatre ans parce qu’il regarde sous les jupes des filles, mais on distribue des guides d’éducation à la vie sexuelle et affective où on leur dit qu’à 4 ans ils pourront choisir leur sexe plus tard ; à 9 ans on leur parle de prise hormonale et de bloqueur de puberté. On marche sur la tête ?
Certes, on marche sur la tête. Mais surtout, on marche sur les têtes. On les écrabouille pour mieux les reconfigurer. Il s’agit en effet qu’elles n’entendent plus l’évidence : il y a des hommes et des femmes. Et qu’elles croient qu’elles peuvent décider de ce qui leur convient. J’y vois un clair encouragement à la psychose sociale ― au sens d’une psychose qui ne résulterait plus de causes internes (dues à l’histoire personnelle), mais externes (dues à l’environnement).
Le délire occidental, c’est aussi celui de sa supposée supériorité. Derrière la valorisation LGBTQIA+, on a aussi toute la supériorité occidentale, qui fait la leçon aux pays qui pratiquent l’excision, mais charcute ses jeunes pour l’illusoire changement de sexe…
C’est une des raisons pour laquelle je pense que ce mouvement ne peut pas tenir longtemps. Il est trop plein de contradictions. Pourquoi en effet condamnerait-on l’excision là si l’on admet ici la mutilation sexuelle ? C’est un petit carnaval, pour chauffer les esprits, avant que les choses vraiment sérieuses commencent bientôt : eugénisme, amélioration de l’espèce, hybridations homme/ machine, grand remplacement de l’intelligence naturelle par l’intelligence artificielle, etc.
À la fin de votre ouvrage, vous notez que le maître antique, celui des monothéismes, a promis aux sujets la vie éternelle. Celui du capitalisme, la richesse. Et le maître post-moderne, celui du néolibéralisme, leur promet maintenant de sortir de leur condition sexuée.
Oui. J’en ai tiré une loi : le Maître est le Maître parce qu’il propose l’impossible. Il est celui qui réussit à tenir les gens avec des fausses promesses dans lesquelles beaucoup tombent à pieds joints. C’est ainsi qu’il assure son emprise. Je parie que la prochaine fausse promesse ne consistera plus à promettre la vie après la mort, mais la mort de la mort.
LANGAGE ARTICULÉ
Revenons au refus de tout dialogue. Il faut déjà accepter le dialogue pour vous entendre. Mais toute cette mouvance ne signe-telle pas déjà la fin du discours articulé ? N’est-ce pas trop tard pour éveiller le sujet LGBTQIA+ ? Vous dites d’ailleurs que face à cela, la seule solution est de « laisser l’autre à son délire en évitant, par compassion pour le genre humain, de continuer à diffuser l’ineptie ».
Le délire se présente comme un sommeil plus ou moins profond de la raison. Ce qui signifie que, quand quelqu’un est parti dans un délire (de secte, de transidentité…) ― un délire entretenu par beaucoup d’autres, dont les réseaux sociaux ―, les appels à la raison sont vains. Il n’y a alors plus qu’à se mettre dans la peau de Winston, le héros de 1984 d’Orwell, qui répète contre le Parti certaines évidences niées par ce Parti. Il se forge ainsi ce mantra : « L’évidence, le sens commun, la vérité, doivent être défendus. Les truismes sont vrais. Il faut s’appuyer dessus. Le monde matériel existe, ses lois ne changent pas. Les pierres sont dures, l’eau humide, et les objets qu’on laisse tomber se dirigent vers le centre de la terre […]. La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Lorsque cela est accordé, le reste suit ». Aujourd’hui, c’est pareil avec le Parti trans, il faut répéter que non, les femmes ne possèdent pas de pénis, et que non, les hommes ne possèdent pas de vulve. Il arrive alors parfois que, chez un trans, une petite lueur de raison s’allume et qu’il se rende compte qu’une femme est une femme et qu’un homme est un homme. Alors peut s’engager le douloureux et salvateur processus de détransition que j’ai évoqué plus haut.
Dans ce processus, l’invective est utilisée, pour catégoriser l’autre et empêcher l’échange. Parmi les sophismes, il y a la confusion volontaire et entretenue entre la crainte de cette promotion du changement de sexe et l’homophobie.
On entend souvent dire en effet que la transphobie est aujourd’hui ce que l’homophobie était hier. On a fini, dit-on, par accepter la seconde, on finira bien par accepter la première. Eh bien, ce n’est pas comparable. Car l’homosexualité est une option parfaitement possible dans la structure subjective. Elle a d’ailleurs existé de tout temps, dans toutes les sociétés comme en témoignent, par exemple, les Hijra de l’Inde, les Fa’afafine de Polynésie, les Kathoeys de Thaïlande, les Sworn virgin des Balkans, les Akava’iné Maoris, les Burnesha d’Albanie, les Bakla des Philippines, les Winkte Sioux d’Amérique, les Muxe du Mexique et bien d’autres. L’homosexualité correspond à la possibilité effective de choisir son genre, par exemple en présentant 20, 50 ou 200% (par ex. les drag queens) de traits correspondant à l’autre sexe. Rien de tel dans la transidentité qui, elle, se fonde sur un leurre : choisir son sexe. Ce qui est impossible. La preuve : un transsexuel, male to female, après une opération dite de transition vers le sexe femelle, restera avec le gène SRY au fond de ses cellules, qui détermine une fois pour toutes son sexe mâle avec toutes ses implications, notamment qu’il n’aura pas de menstruations et qu’il ne pourra jamais porter un enfant comme une femme. Quant à la transsexuelle femelle réassignée en mâle, elle (ou il) ne disposera pas du gène SRY et ne connaîtra jamais l’érection spontanée qui caractérise la vie et la sexualité d’un homme et sera réduite à actionner une prothèse pénienne avec une pompe dissimulée dans l’un des testicules reconstruits.
À ce titre, l’insulte transphobe en dit long ?
Si vous objectez quoi que ce soit au discours trans, alors vous voilà stigmatisé comme transphobe. C’est ainsi que beaucoup, qui n’en pensent pas moins, choisissent de se taire de peur d’être estampillés de l’encombrant attribut et de passer pour des transphobes actifs, ceux qui cherchent à stigmatiser, à enfermer ou à maltraiter l’autre. Cependant, je rappelle que « phobique » a aussi et d’abord un sens passif où l’on se trouve effrayé, sujet à la crainte, comme l’agoraphobe se trouve effrayé devant la foule ou le claustrophobe face à l’enfermement. Bien sûr, les défenseurs de la transidentité jouent sur les deux sens : ils font passer le transphobe passif pour un transphobe actif. C’est totalement abusif. Ainsi, moi, je suis peut-être un transphobe passif au sens où le trans opéré me fait (philosophiquement) peur puisqu’il attente à la condition humaine marquée par la différence sexuelle, mais je ne suis nullement un transphobe actif. Je condamne en effet sans appel tout acte de maltraitance passé, actuel et à venir à l’encontre des trans que je considère comme des personnes en souffrance essentielle, qui se sont laissé berner par une fausse promesse et qui méritent compassion et secours s’ils le demandent.
La fin du discours et du débat signe le début de l’idéologie et du totalitarisme. L’idéologie LGBTQIA+ a ses représentants, avec des Butler ou des Preciado, ces « non op », dont vous dites qu’il ne serait pas abusif des les considérer comme responsables « de l’envoi sur le Marché boucher du changement de sexe de centaines, voire de milliers de candides candidat.e.s à la réassignation sexuelle ».
Oui, Butler et Preciado sont dans la position confortable d’intellectuels qui théorisent la transidentité. Des sortes de super influenceurs opérant à partir de positions de pouvoir universitaire. Il leur aurait été possible de prévenir clairement les candides candidats à la réassignation sexuelle par des moyens chirurgicaux que ça ne marche pas très bien. Mais ces deux prestigieux non op n’en ont rien fait, alors qu’elles savaient. L’une et l’autre savent en effet ce qui est arrivé à David Reimer, premier garçon chirurgicalement réassigné en fille sur les conseils du pédopsychiatre John Money, fondateur des Gender Studies, ce mouvement où le sexe a cessé d’être une « réalité anatomique » pour devenir un « construit social ». Le résultat de ces belles théories est que David Reimer s’est suicidé en 2004, date après laquelle Butler est, comme par hasard, subitement sortie de la problématique du genre sans prendre la peine d’expliquer à ces lecteurs pourquoi cet évènement remettait quelque peu en question ses assertions passées.
LE DROIT ET L’ILLUSION DE RENDRE JUSTICE
Quid du droit des femmes ? Certains disent que c’est encore, paradoxalement, une victoire d’une forme de patriarcat, de domination masculine ?
Oui, je comprends parfaitement que les femmes nées biologiquement femmes soient choquées et révulsées quand elles entendent les femmes trans (MtoF) leur dire qu’elles sont les vraies femmes au motif que, « elles », elles ont choisi ce « devenir femme », alors que les femmes biologiques n’ont fait que profiter de la loterie génétique…
N’en est-il pas de même avec l’écriture inclusive, novlangue qui se donne les atours de l’égalité, alors qu’elle se fonde sur des faux présupposés (notamment que la langue française comporte un genre masculin et féminin), qui en fin de compte, citant le linguiste Jean Szlamowicz, construit « une misogynie imaginaire qui laisse prospérer la misogynie ordinaire ». On feint d’établir justice et égalité pour mieux pérenniser la domination ?
Oui, l’écriture inclusive se fonde sur de faux présupposés en faisant se recouvrir le genre grammatical dans la langue et le sexe des individus. Or les deux ne se recoupent que très peu. Ou alors il faudrait qu’on m’explique en quoi une chaise est plus féminine qu’un tabouret. Ou pourquoi un escabeau est plus masculin qu’une échelle…
L’époque a évidemment des effets sur le droit, droit qui lui-même avalise les dires du sujet, réduit à une instance « qui ne se contente plus que d’enregistrer les dires du moment des justiciables ».
Lorsque le droit admet que les hommes puissent être des femmes et les pères, des mères, ou vice-versa, c’est que nous sommes entrés dans ce que j’appellerais un droit néolibéral sadien, que l’on peut dire incestuel au sens où plus rien n’est à sa place du point de vue des relations d’alliance et de filiation[note]. Cette fin du droit romano-germanique, où chacun était nommé à sa place, avec ses droits et devoirs, est une porte ouverte au surgissement de la perversion, sous toutes ses formes.
Ces expériences sur les jeunes semblent aller contre le code de Nuremberg, qui interdit les expériences médicales illicites. C’est d’autant plus révoltant quand on sait que « la grande majorité des jeunes adolescents mal à l’aise avec leur identité sexuée ne persistent pas dans leur demande de transformation après la puberté (87,8%) ».
Oui, je rappelle que le code de Nuremberg a été établi à la suite du procès (1946–47) des médecins nazis qui avaient pratiqué des expériences médicales illicites sur les prisonniers des camps de concentration dans des conditions atroces. Ce code éthique de référence établit comme critère d’acceptabilité la « capacité légale de consentir » du patient. Or, sachant que le traitement par inhibiteurs de puberté peut commencer avant 10 ans, on se retrouve loin de l’âge requis pour consentir stipulé par ce code en vue d’établir des repères solides après l’effondrement moral et civilisationnel du XXe siècle provoqué par le nazisme.
LE PHÉNOMÈNE TRANS CONTRE L’UNIVERSALISME
Les hérauts (ce mot pose en lui-même « problème » car il n’a pas de féminin…) du bannissement de la formulation dite genrée (« Bonjour à vous chers lecteurs») ou de l’inclusif avec point médian, se targuent de sortir d’un sexisme primaire en s’exprimant ainsi, mais ils ne font que promouvoir des catégorisations biologiques qui nous empêchent de gagner en universalisme, détruisant le neutre qui garantit la dimension universelle du langage.
Le grand perdant, c’est l’universalisme (républicain) qui posait des valeurs communes pour lesquelles il valait la peine de se battre comme, par exemple « Liberté, Égalité, Fraternité ». Et le grand gagnant, c’est la ghettoïsation démocratiste, avec l’apparition de groupes identitaires. Chaque ghetto fonctionne au mimétisme avec des identiques qui exhibent le même critère biologique ou intime (homme/femme, noir/blanc, type de sexualité…). Chaque groupe identitaire exige que ses droits particuliers soient inscrits dans le droit, la langue, la culture et l’éducation. Et chacun brandit sa soi-disant morale supérieure, en guerre permanente contre les autres.
En opposant de plus les femmes aux hommes, on occulte la diversité au sein de chaque groupe. Cette destruction est d’ailleurs visible dans certains supposés combats pour l’égalité des sexes, qui rappellent une réflexion de l’auteur de La Diversité contre l’égalité, évoquant des femmes issues de Wall Street et de Wall Mart marchant ensemble pour le droit des femmes : « Le salaire horaire moyen d’un employé à temps plein de Wal-Mart s’élève à environ 10 dollars. En travaillant quarante heures par semaine, un employé de Wal-Mart gagne donc 400 dollars par semaine, soit presque 21.600 dollars par an. Les femmes, victimes de discrimination, gagnent un peu moins, les hommes un peu plus. La différence, selon Richard Drogin, le statisticien qui a analysé les chiffres lors du procès pour discrimination, est (pour les salariés à l’heure) de 1.100 dollars par an. Disons donc que les femmes salariés de WalMart gagnent environ 20.500 dollars par an. Il leur faudrait par conséquent 60 ans pour amasser ce que les femmes salariées de Wall Street – également victimes de la discrimination – gagnent en un an. Bien entendu, les hommes salariés de Wall-Mart – qui sont les bénéficiaires de cette discrimination , puisqu’ils gagnent 21.600 dollars par an – s’en tirent mieux : il ne leur faudrait qu’environ cinquante-sept ans pour atteindre cette somme. Autrement dit, à Wal-Mart, on a des femmes qui se battent pour obtenir des parts légitimes d’un gâteau si ridiculement petit que, l’obtiendraient-elles, il ne parviendrait même pas à les nourrir. Se représenter les femmes de Wal-Mart comme marchant coude à coude avec leurs camarades de chez Morgan Stanley ou de Harvard pour défendre leurs droits est donc parfaitement grotesque, de même qu’il est parfaitement grotesque de considérer leur problème comme un problème de discrimination sexuelle[note] »
C’est dans des exemples comme ceux que vous exposez qu’on s’aperçoit qu’on ne peut pas substituer des critères identitaires aux critères de classe.
La lutte trans est par ailleurs présentée comme progressiste et égalitaire, alors qu’elle est profondément réactionnaire. Pier Paolo Pasolini, que vous citez, écrivait que le pire qui pourrait arriver aux homosexuels [par ailleurs lui-même homosexuel] serait d’être tolérés : « Il est intolérable […] d’être toléré ». Car être toléré, c’est être obligé de rentrer dans la norme et de participer à ce qu’il appelait « la grande bouffe névrotique », la consommation, seul horizon offert par le divin marché. Dans Salo ou les 120 journées de Sodome, il montre que « la soi-disant libération sexuelle réalisée sous l’égide de la société de consommation et du capitalisme est une tromperie obscène où tout s’expose ».
Oui, aujourd’hui, comme Pasolini l’avait génialement anticipé, au contraire de Foucault, le Marché est devenu total, aux deux sens du terme : il a pénétré dans toutes les activités humaines et il atteint jusqu’à l’intime. Beaucoup de ces groupes qui se croient progressistes ont plusieurs trains de retard, ils combattent encore le vieux capitalisme patriarcal qui n’existe plus guère que comme réminiscence, alors qu’ils ne savent pas qu’ils sont les meilleurs représentants du nouveau capitalisme libidinal qui s’est mis en place.
Et les politiques, de l’extrême gauche à la droite, tombent à plat ventre dans l’idéologie Trans[note] …alimentant l’extrême droite. Je vous cite : « Plus le gauchisme wokiste butlérien s’imposera en affirmant que toutes nos certitudes élémentaires sont des illusions ne résultant que de la violence du système colonial, patriarcal ou hétéro-binaire, plus il suscitera des retours de bâton venus d’une ultra-droite (para-trumpienne) lasse de cette magie à deux sous et prête à encenser un grand chef autoproclamé distribuant des armes au troupeau[note] ». (p. 133).
Oui. Il faudrait quand même se rendre compte qu’il n’y a pas besoin d’être d’extrême droite pour combattre ces groupes identitaires. C’est justement un tel espace que j’essaie, avec ce livre et avec d’autres, d’ouvrir à gauche.
Propos recueillis à distance par Alexandre Penasse, mai 2023.
* Le philosophe Dany-Robert Dufour (né en 1947) est précédemment l’auteur de plusieurs essais critiques de l’idéologie libérale, entre autres : Le divin marché. La révolution culturelle libérale (Denoël, 2007), La cité perverse. Libéralisme et pornographie (Denoël, 2009), L’individu qui vient… après le libéralisme (Denoël, 2011), Baise ton prochain. Une histoire souterraine du capitalisme, Actes sud, 2019).