
Retour sur l’affaire Dutroux : maître Xavier Magnée témoigne
Kairos : Ce qu’on a appelé l’affaire Dutroux n’a pas seulement défrayé la chronique, elle a surtout littéralement bouleversé la Belgique des années 1990. Vingt ans après le procès d’Arlon, le couvercle qu’on avait essayé de refermer sur cette affaire est en train de sauter, avec notamment le livre d’Aimé Bille Dutroux, l’enquête assassinée. Maître Xavier Magnée, si l’affaire Dutroux est une défense qui vous reste en mémoire précisément, ce n’est pas pour rien. Le 13 octobre 2003, vous recevez un courrier très particulier. Vous ne vous y attendiez pas ?
Xavier Magnée : Non. C’était une lettre d’un certain Marc Dutroux, bien connu, qui cherchait un avocat. Il s’était adressé à un ami à moi, maître Jacques Vergès, qui était pris par une autre affaire et l’avait renvoyé vers moi. J’ai accepté de le défendre, considérant que tout le monde a le droit d’être représenté en justice pour la défense, qui n’est pas nécessairement la justification.
Oui, on confond souvent les deux choses. Est-ce que vous vous rendez compte, à l’époque en acceptant ce dossier, dans quoi vous mettez les pieds, ou découvrez-vous par après l’énormité de ce que ça représente ?
Peut-être pas l’énormité, mais j’avais le sentiment d’accepter la « défense » d’un homme quasi indéfendable sur le plan moral, car ce qui avait été commis était impardonnable.
Dans votre livre Marc Dutroux, un pervers isolé ?, écrit en 2004 pendant le procès, vous soulevez la question de la vérité judiciaire…
Je parle de cela en 2004, l’année même où le procès se termine d’une façon insuffisante et décevante. J’avais écrit qu’il y avait un réseau, et que la vérité avait été étouffée. C’est ce qui sort aujourd’hui.
Donc, pour vous, la vérité judiciaire qui résultera du procès d’Arlon n’était pas conforme à la vérité. En cherchant celle-ci, ne défendez-vous pas autant, d’une certaine manière, les familles des victimes, autant que votre client ?
J’étais bien considéré par les parents des victimes, qui comprenaient mon combat pour la vérité. Ce combat a été étouffé dans l’œuf malgré mes avertissements au jury, lui disant que s’il faisait confiance à la solution que la justice lui proposait, on n’arriverait plus jamais à rien. Et la solution, c’était de confier le restant de l’enquête à un dossier « bis ». Ce dossier bis, ai-je averti, serait classé sans suite très rapidement, ce qui fut le cas 4 mois plus tard, par la cour d’appel de Liège. Et l’affaire est classée pour toujours, sauf si maintenant, grâce à l’initiative de différents policiers brimés, une commission d’enquête parlementaire s’empare de ce silence inadmissible.
Le dossier comporte 450.000 pages. L’avez-vous parcouru entièrement ?
Oui, j’ai tout commandé et tout obtenu. J’ai aussi obtenu que le dossier se trouve sur ordinateur et que Dutroux puisse le consulter en prison.
Est-ce que vous vous souvenez de votre première rencontre avec Marc Dutroux ?
Oui, à la prison d’Arlon. Au moment où on m’annonce « Monsieur Dutroux », je vois arriver une pile de dossiers dans les bras d’un homme dont je ne vois pas le visage, seulement les jambes, et c’est la pile de dossiers qui se pose sur la table. Puis derrière apparaît Dutroux qui me demande « Avez-vous fait bon voyage ? », parce que je venais de Bruxelles en train pour le voir. C’est comme ça que tout a commencé. Dutroux lui-même gardait un certain silence. Il ne tenait qu’à lui de donner les noms de ses commanditaires, mais il ne s’est pas prononcé. C’est récemment qu’il a pris contact avec certains de vos confrères pour déclarer qu’il y avait effectivement un réseau et qu’il en était simplement « l’ouvrier ».
Votre livre, écrit en 2004, soulève plus de questions qu’il n’apporte des réponses. Page 154 : « Pourquoi n’a‑t-on réalité rien expliqué sur l’enlèvement de Julie et Mélissa ? Qui les a enlevées? Comment ? Pour qui ? Pourquoi ? Qui les a violées ? Qui les a assassinées ? Quand sont-elles décédées ? Selon beaucoup d’observateurs, on aurait clôturé l’instruction sans que la justice ait apporté une réponse sérieuse à ces questions. Une soudaine hâte, alors que l’analyse de cheveux prélevés cinq ans plus tôt commençait à donner des résultats. Pourquoi la reconstitution de l’enlèvement à Grâce-Hollogne n’a‑t-elle eu lieu qu’en juin 2000 ? 4 ans après l’arrestation de ceux qu’on a présentés à la cour d’assises d’Arlon comme les auteurs uniques isolés, pourquoi a‑t-il fallu 5 ans pour qu’on commence enfin l’analyse des micros-traces relevées dans la maison de Marc Dutroux, essentiellement dans la cave ? Pourquoi a‑t-on, en novembre 2004, annulé leur analyse ? Pourquoi les parties civiles ont-elles été tenues dans l’ignorance d’une liste de devoirs que le procureur Michel Bourlet réclamait à la Chambre des mises en accusation de Liège ? » Pourquoi, pourquoi, pourquoi ?
Ce sont des questions que j’avais posées lors de l’audience. J’avertis le jury qu’il sera pris dans ce drame mental s’il s’abstient de juger Dutroux et qu’on le renvoie ; alors les parents des victimes vont considérer cela comme un échec, car ils avaient besoin d’une condamnation. Je peux le comprendre, tout comme je peux comprendre que le jury ait craqué de ce côté-là, parce que dans le cas contraire, le grand public le lui aurait sans doute reproché. On cherchait plus à punir ce coupable évident qu’à chercher un réseau, ce qui aurait déclenché une grave crise politique.
On peut dire que Dutroux était un coupable idéal. On touche aussi à une réalité sociale, celle du milieu de Charleroi. Vous dites qu’il faut « situer ces faits incroyables dans leur cadre. L’enquête elle-même a ressemblé aux crimes dont elle se mêlait. Il est à Charleroi un milieu de gens bien, dignes, travailleurs, courageux, pauvres ou riches, mais dignes de respect. Ils ne sont pas en cause. Ici nous sommes en plein délire. Dans un monde de paumés, de combinards, de trafiquants, de malfaiteurs, milieux auxquels se mêlent les policiers, les enquêteurs de tout bord, police communale, police judiciaire, gendarmerie, même certains magistrats. Le tout dans une implication générale qu’excusent les principes policiers de l’infiltration, mais en définitive, du milieu et des forces de l’ordre, qui infiltre qui ? Et comment un enquêteur peut-il mériter les tuyaux qu’on lui passe autrement qu’en fermant les yeux de temps à autre ? Et comment le marlou se fait-il oublier sans peut-être accorder des conditions exceptionnelles à l’achat d’une voiture ou rendre des grands services en révélant quelques honteux secrets d’un puissant ». On est aussi dans un milieu pauvre et interlope, un milieu mafieux où la police et les voyous se confondent parfois. On ne cherche pas à excuser Dutroux, mais constatons qu’il est issu de ce milieu?
Il est issu d’un milieu qui fait que son activité, si horrible soit elle, rentre parfaitement dans le cadre des combines, choses que j’ai dénoncées dans mes plaidoiries. J’ai d’ailleurs eu le bonheur de lire les critiques des journalistes. Par exemple, Jean-Claude Matgen, votre confrère de La Libre Belgique : « Même si la gendarmerie méritait les boulets rouges que maître Magnée a tirés sur elle, même s’il était de bon droit d’évoquer les ombres qui traversent encore la salle d’audience, le baroud d’honneur du Cyrano de Bergerac bruxellois n’a pas convaincu tout le monde, et c’est un euphémisme ». Mais dans Le Soir, Jean-Pierre Borloo dit : « Soit l’instruction a simplement renoncé à certaines pistes, soit encore l’instruction a été victime de négligences, de manquements, de carences, de lourdeurs de l’appareil. Qui sait ? Quoi qu’il en soit, les jurés doivent être plus amplement informés sur ce sujet ».
C’est très important, parce qu’il dit que vous ne demandez pas de circonstances atténuantes pour Dutroux. Vous voulez juste qu’on creuse…
Tout savoir sur tout le monde !
Il faut parler du dispositif POSA — peloton d’observation, de surveillance et d’arrestation — qui est mis en place devant la maison de Dutroux, où sont supposément enfermées Julie et Mélissa. Pendant des mois, c’est le dispositif qu’on appellera l’opération Othello, à l’insu des juges d’instruction et du parquet. Ça consistait en quoi ?
Observer qui entrait et qui sortait, entre juillet 1995 et août 1996. Sachons aussi que quand on a perquisitionné, sans retrouver les filles, on a saisi sur place plus de 80 cassettes pornographiques, qui n’ont jamais été montrées au procès. Certaines ont été visionnées sur place, on voyait des scènes de viols. Elles n’ont pas été saisies, et certaines ont été rendues à Marc Dutroux quand il est sorti en 1996 de ses trois mois de détention. Sur ces cassettes, il y a les violés et bien sûr les violeurs. On ne saura jamais qui c’était. C’est ce que René Michaux, le gendarme, appelle une perquisition négative.
On se demande même parfois si tout n’a pas été fait pour que ça rate. Comme quand Michaux va dans la cave avec le serrurier…
Le serrurier va déclarer avoir entendu clairement des petites voix, des chuchotis. À ce moment-là, Michaux crie « Taisez vous ! », et les voix se taisent, évidemment. Il en conclura qu’il n’y a personne et que ce sont des enfants qui jouent dans la rue un matin en semaine. Alors qu’on n’est pas en vacances !
Qu’est-ce que vous en pensez ?
Que Michaux avait pour mission de ne pas trouver les filles, parce que certains savaient bien qu’elles s’y trouvaient. Ayant commencé le jour de l’enlèvement de Julie et Mélissa en juillet 1995 et achevée en août 1996, l’opération Othello sans doute pouvait démontrer que les petites s’y trouvaient, sans compter qu’elle pouvait aussi dire qui fréquentait la maison, qui violait les petites, qui étaient les clients de Dutroux… Certains témoins disent aussi avoir vu une petite fille devant une boîte à partouzes qui se trouvait à proximité et qu’elle y serait rentrée. Une autre dame avait vu une petite, les lèvres tremblantes, sur le pas de la porte, que Michèle Martin est venue rechercher pour lui dire assez fermement de rentrer dans la maison. Donc on se demande à quoi sert cette opération. Il y a des petites filles qui sortent, qui rentrent, mais on ne les délivre pas, au contraire on continue à filmer la maison pour savoir qui la fréquente. La gendarmerie détenait le dossier Othello, qui n’a jamais été produit. Existe-t-il toujours ? Il a sans doute été détruit.
Donc votre thèse est que tout a été fait pour qu’on voie Dutroux comme un pervers isolé, alors que même des experts américains des tueurs en série ont dit qu’il ne correspond pas du tout au profil du psychopathe isolé. Il était plutôt l’exécutant d’un réseau.
Étant un modeste travailleur, il était pourtant propriétaire de quatre maisons. Voulez-vous me dire comment il les a payées ?
On voit aussi qu’à chaque enlèvement, il y a des transferts d’argent sur le compte de Dutroux. Aimé Bille s’en rend compte avec une note de l’inspecteur des impôts où il est dit que justement toutes les possessions relèvent de l’achat de bâtiments. Et de nouveau, quand Bille prévient, on le bloque.
Je n’ai pas été très informé du blocage dont Bille a été victime. À l’époque, je savais qu’il était très déçu, mais pas beaucoup plus. Pour ma thèse du pervers non isolé, je me suis senti très seul à cette audience. On disait qu’il y avait les croyants et les incroyants, les croyants étant ceux qui inventaient toutes sortes de circonstances pour compliquer l’affaire. Or, je ne voulais pas la compliquer, je voulais au contraire l’éclaircir. Mais je n’ai pas été suivi, puisque Dutroux a été condamné au maximum de la peine. Peut-être va-t-il faire des révélations, je n’en sais rien, je n’ai aucune opinion à propos de sa stratégie actuelle.
En 2004, dans un état des lieux, vous écrivez : « On trouve clairement dans le dossier la preuve matérielle péremptoire que d’autres personnes que les accusés ici présents ont fréquenté la cache de la rue de Philippeville en même temps que la victime. On y a découvert en faisant soigneusement des prélèvements, les 15 et 16 août 1996, des taches biologiques humaines en mélange ou superposition avec les traces biologiques des petites victimes. Il s’agit bien de deux ou trois inconnus au moins. Sachant à l’ouverture du procès que Marc Dutroux est en toute hypothèse maintenu en détention préventive et qu’il peut s’attendre aux travaux forcés à perpétuité, voulez-vous nous dire quelle était brusquement l’urgence, au bout de 7 ans, de le juger seul ou quasi seul, de se contenter d’évidences ? »
Le procès d’assises à Arlon, c’était les évidences, et rien d’autre. Et laisser planer un doute sur mon attitude, parce que moi, l’avocat d’un monstre, comment pouvais-je encore donner des leçons à la police ?
… Alors que la recherche de la vérité est dans le principe du droit, comme le droit de tout justiciable à la défense.
Dans La dernière heure, Christian Hubert, après ma plaidoirie, a écrit : « En démontrant la médiocrité de l’instruction, en mettant le doigt sur ses immenses lacunes, il a porté l’estocade finale. Peut-on, dans ces conditions déplorables, juger Dutroux ? Il ne demande pas de circonstances atténuantes pour son client, il suggère simplement qu’il ne puisse pas être jugé sans un supplément d’enquête. Cela, il fallait oser y penser. Et par là, par contre, il ne risque pas de rencontrer l’assentiment du procureur ».
Aux Assises d’Arlon, en juin 2004, les avocats de Dutroux ont plaidé qu’il était difficile, sinon impossible, de le juger dans des conditions pareilles, en ignorant les complices, les protections, les filières. Pourrait-on dire en fin de compte que ce procès était une manière d’enterrer l’affaire ?
Non, ce n’était pas une manière d’en finir, c’était une manière de commencer la vérité ! D’en finir avec ce procédé d’occultation. Le jury a eu un courage extraordinaire, alors que le magistrat de presse l’a publiquement menacé de poursuites pénales au cas où il suivrait mon avis, car il commettrait une infraction, ce qui est faux ! J’ai dit que ce fait était sans précédent et constituait une atteinte à la liberté du jury et une violation du procès équitable. J’ai ajouté que la régularité du procès était menacée dans ces conditions. Un magistrat ne peut pas délibérément poursuivre dans cette voie sans se rendre coupable de forfaiture.
Incroyable ! L’avocat général qui menace le jury de poursuites pénales s’il ne juge pas l’inculpé !
C’est une menace mal fondée, car le jury est parfaitement apte à déclarer que l’affaire n’est pas en état et demander par conséquent que l’instruction se poursuive. D’ailleurs en plaidoirie, j’ai réclamé plus de 80 devoirs complémentaires, cités à l’audience et refusés par le juge.
Pourrait-on penser qu’un juge soit corrompu, ou est-ce de la bêtise ?
On peut penser qu’un juge obéit au désir de sauvegarder la sécurité et la paix du pays.
Et le juge Jean-Marc Connerotte ?
Il était libre et courageux. Il a été viré au prétexte d’avoir participé à un dîner spaghetti organisé par les parents des victimes, alors qu’il avait l’accord du procureur du roi Michel Bourlet. Par contre, Hubert Massa, qui était l’avocat général de Liège qui a mené cette instruction incomplète, s’est suicidé, et personne ne sait pourquoi.
Énormément de gens ont souffert dans cette affaire, évidemment. On pense d’abord aux petites filles dont le calvaire fut innommable, mais aussi à ceux qui ont dû se taire. Venons-en à la juge d’instruction Martine Doutrèwe, qui est tenue totalement dans l’ignorance de ce que fait la gendarmerie de Charleroi dans l’opération Othello, ainsi que le parquet ! Bourlet se demandait si les graves lacunes de l’enquête ne s’expliquaient pas par une protection policière et judiciaire dont bénéficiait Dutroux…
Bourlet disait qu’il chercherait la vérité, « pour peu qu’on le laisse faire ». Il a été en quelque sorte pris en otage au procès d’assises et il était chargé de faire croire aux jurés que le dossier bis apporterait des réponses.
Donc il y a plein d’incohérences, c’est un euphémisme ! Rappelons-nous de Pirot, patron d’une boîte échangiste, qui est assassiné alors qu’il allait faire des révélations. Son club était probablement fréquenté par Nihoul, Dutroux, Martin et Lelièvre. Parlons de Michel Nihoul…
Il a été acquitté d’être la cheville ouvrière entre le commerce des petites filles et le milieu. Il n’était considéré ni auteur, ni complice.
Le jury a‑t-il été mis sous pression et influence ?
Je ne crois pas, car il s’agissait d’être prudent. Dans un tel cas, il aurait suffi qu’un seul d’entre eux parle pour que ça explose. On l’a laissé Dutroux être puni.
Quelle est votre intime conviction à propos des réseaux ?
C’est qu’il y en a ! Dutroux n’a pas gagné l’argent pour s’acheter quatre maisons sans avoir des clients pour les petites.
Y aurait-il aussi des orgies et des rituels sataniques avec des enfants ?
Les témoins X ont parlé d’un réseau sataniste, mais ces informations ont été rangées dans le dossier bis. À mon avis, on n’en entend plus parler.
Une de ces témoins, Regina Louf, n’a pas été interviewée au procès d’Arlon, on a refusé de la recevoir en la qualifiant de demeurée, contrairement aux dires d’un psychiatre réputé indiquant qu’elle disposait de toutes ses facultés mentales. Encore des lacunes. Les Belges croyaient à la thèse des réseaux. À l’époque, la marmite risquait d’exploser, avec la conjonction d’une solidarité nationale, qui atteint son acmé avec le dessaisissement du juge Connerotte. Avec plus de 300.000 personnes à la marche blanche, ça aurait pu basculer. Pensez-vous qu’on a raté quelque chose ?
Je crois que les vérités qu’on soupçonne sont à ce point terribles que des responsables politiques ont pu avoir peur pour la survie de l’État belge. La personnalité de gens soupçonnés était à ce point impressionnante qu’il y avait un grand danger d’explosion populaire. Cette raison d’État aura sans doute inspiré les responsables de la cour d’appel de Liège de classer sans suite ce dossier bis.
J’ai demandé à me constituer partie civile dans le dossier bis et ça m’a été refusé, tout comme l’accès au dossier. Ce que j’expliquais et dénonçais en 2004 vaut toujours en 2024.
Votre livre a fait l’objet d’une omerta ?
Je le crois. Le titre, Marc Dutroux, un pervers isolé ?, est parlant.
Qu’est-ce que Dutroux vous a dit à propos des réseaux ? Et est-ce qu’il vous a donné des noms ?
Rien n’est jamais sorti, en une centaine d’heures d’entretien. Il était muet comme une carpe, à ce sujet en tout cas.
Pourquoi ?
Pour être conforme à lui-même. Sa logique, c’est qu’il était un prédateur isolé et un déficient mental, un déséquilibré. Il ne le disait pas franchement, mais le laissait entendre.
Aviez-vous l’impression d’être en face d’un déséquilibré ?
Moi, je le trouvais très rationnel, comme il le fut à l’audience, sauf qu’il était particulièrement désinvolte et apparemment désintéressé par ce qui se passait. Il ne m’a jamais soutenu qu’il fut condamné injustement. Aujourd’hui, il joue à « libérez-moi ou je dis tout ! ».
Pourrait-il être libéré un jour ?
Je n’ai pas à faire ce genre de pari.
Pour évoquer à nouveau les perquisitions qui ont eu lieu, « cette information de Michaux par rapport aux voix était-elle sincère ? Les voix n’ont-elles pas été inventées ? L’incompétence de René Michaux est une hypothèse trop courte, bien qu’elle soit de nature à sauver l’honneur, parce qu’on a toujours dit que c’était un incompétent ». Il était facile de faire sauter un lampiste…
Voilà ! Je maintiens cette appréciation. L’échec de Michaux à ces deux perquisitions est injustifiable et inexplicable, sauf si on découvre qu’il était stratégique de ne pas trouver les filles.
La Belgique est en ébullition, on met en place une commission parlementaire. Était-ce pour calmer la population, ou est-ce que véritablement on lui donne des pouvoirs pour aller plus loin ?
La commission a dénoncé des incompétences, des irrégularités, des imprudences, des manques, mais pas de mauvaise foi ou de complot coupable. Elle a été très sévère à l’égard d’une gendarmerie décrite comme de bonne volonté, mais maladroite. Elle a simplement fait part de sa perplexité. J’ai demandé à la cour d’assises de faire témoigner Marc Verwilghen, le président de la commission, mais cela m’a été refusé. Le procureur général s’y est opposé et la cour a suivi.
La commission a quand même dit que trop de dysfonctionnements, d’occasions manquées et d’erreurs avaient été constatés pour qu’il puisse s’agir d’un malheureux concours de circonstances. Donc, à demi-mot…
… la voie était ouverte pour l’explication d’une fraude, quelque part. Ou d’un complot stratégique, mais pas en termes formels. Mais rendez-vous compte que la cour d’assises a refusé au président de la commission parlementaire de témoigner !?
Des témoignages arrivés plus tard confortent la thèse d’un prédateur isolé…
Oui. A‑t-on voulu sauver l’État ? Je ne sais pas. Je m’empresse de dire que je ne sais pas qui sont les sommités qui auraient été mises à l’abri.
Il manque quatre cheveux d’inconnues et deux copies de cassettes vidéo, saisies au moment des perquisitions…
Sur ces cassettes porno, on aurait certainement vu les pauvres victimes, mais aussi les auteurs.
Et pendant ce temps-là, on enquête sur les enquêteurs, comme avec Aimé Bille, des policiers enquêtent sur des policiers qui font bien leur travail.
Oui, sous prétexte que ce seraient des meneurs de désordre, ce qui ne serait pas souhaitable.
Pensez-vous que si l’affaire Dutroux avait lieu aujourd’hui, cela se passerait de la même façon ? Ou bien qu’est-ce qui a changé ?
On en connaît peu de ce style. Ça dépend de ce qu’on cache. Parce que l’ampleur des manœuvres pour cacher le fond est telle qu’on peut se dire que ce qu’on cache est important. Et ce qui est extraordinaire aujourd’hui, c’est que Dutroux lui-même dit « encore un mot et je dis tout ! ».
Le père d’An a dit qu’il y a des personnes haut placées qu’on cherche à protéger…
Peut-être. J’ajoute que Dutroux ne m’a jamais encouragé à, ni empêché de plaider ce que je plaidais, comme si mes menaces d’un côté et son silence de l’autre constituaient une balance utilisable.
Comme si vous disiez ce que lui ne pouvait pas dire. À côté de ça, tous les autres vous discréditaient, uniquement parce que vous étiez l’avocat d’un monstre. Vos paroles n’avaient pas vraiment d’importance…
J’ai été très mal vu par la bonne société parce que je défendais un individu méprisable dont la cause ne méritait pas d’être défendue.
Encore une piste qui n’a pas été creusée, c’est celle de la secte Abrasax, puisqu’en allant perquisitionner chez Bernard Weinstein, un complice de Dutroux, on découvre une note assez curieuse où on parle de « cadeaux pour Anubis » ; on ne sait pas si c’est une fausse piste, ou pas.
C’est une question de tempérament personnel, mais moi les sectes sataniques ne m’intéressent pas beaucoup. Je ne vois pas de grands personnages tremper dans des diableries de ce style, avec la protection de la gendarmerie.
C’est pourtant défendu par certains. Ce qui s’est passé à la Champignonnière à Bruxelles avec cette jeune fille sacrifiée fait quand même penser à des rituels sataniques…
C’est la piste des témoins X, qui ouvre un horizon immense auquel je ne connais rien. J’ai lu comme vous tout ce qui a été publié sur cette affaire Dutroux et sur des pistes parallèles. Moi, je me suis attaché au contenu de mon dossier et du procès. Je ne pars pas sur des pistes que je ne connais pas.
Il y a pas mal d’ironie dans votre livre, d’insinuations, de nondits. Qu’est-ce que vous ressentez aujourd’hui et quelle a été l’importance de ce dossier dans votre vie privée et professionnelle ?
Je crois que l’ironie est un trait de caractère qui ressort. Mais il faut d’abord penser juste. Je ne suis pas d’humeur à plaisanter et je veux bien qu’on y trouve de l’ironie, si c’est de l’ironie dans le jugement, et que ce jugement témoigne de l’objectivité et du réalisme.
Avez-vous souffert pendant ce procès ? Et après ?
Oui, ma vie familiale a explosé. Toute ma vie a été changée aussi. Je n’ai pas conservé beaucoup d’amis. Et je n’ai sans doute pas amélioré ma position en laissant entendre que Dutroux n’était pas tout seul. Tant pis, car ce qui compte, c’est la vérité. Je suis assez heureux que, 20 ans plus tard, plusieurs auteurs me rejoignent sans me citer.
Comme disait Gino Russo, « j’en veux moins à Marc Dutroux qu’à ceux qui n’ont pas cherché ».
Pour un père qui a perdu sa fille dans ces circonstances, c’est un jugement d’une rare objectivité, parce qu’il ne s’attarde pas au réel et au visible immédiat, il va chercher plus loin. Il est objectif.
Après 20 ans, plein de questions restent en suspens…
Oui, et je les avais annoncées.
On peut dire que ceux qui maintenant se réveillent peuvent vous rendre hommage. Votre livre est horrible, mais passionnant. On préférerait que ce soit un roman policier, mais la vérité dépasse la fiction. Avez-vous subi des menaces ?
Non, aucune, autrement je l’aurais dit, moins pour être protégé que par souci de la vérité. Le métier d’avocat est fondamental, il faut le vivre au service de la vérité, quoi que l’on risque personnellement. Mais comme je n’étais qu’un rouage dans un système, que la plupart de ce que j’ai demandé n’a pas été obtenu, j’ai le sentiment de n’avoir servi à rien. Pourtant, à refaire, je me comporterais de la même manière.
Propos recueillis par Alexandre Penasse en juin 2024, retranscrits par Bernard Legros.
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