Kairos 64

Avril-Mai 2024

Censurer en coulisse pendant qu’on fait le spectacle de la liberté d’expression

Le 21 mars, j’étais invité au centre culturel de Perwez pour un apéro-débat qui devait avoir lieu suite à la projection d’un documentaire sur Julian Assange, « Hacking justice ». Quelques jours avant celui-ci, et alors que le responsable de projet du centre avait publié l’affiche de l’événement, ce dernier m’appelle : « Les membres du Conseil d’administration ont découvert que vous étiez invité et ont refusé votre présence ». Raison invoquée : je serais « transphobe » et « extrémiste ». C’est en particulier un des partenaires, la Ligue des droits humains, via son représentant Olivier Boutry, qui a fait pression pour empêcher ma présence. 

Croyez-vous toutefois que ces courageux humanistes aient donné officiellement une quelconque raison à ce refus ? Bien évidemment que non. L’annulation s’est faite en bonne et due forme, dans le secret des conseils d’administration, empruntant les habituelles et viles pratiques des partis politiques. Qu’ont-ils pourtant à cacher ? Ne font-ils pas que le bien en interdisant à ce dangereux militant d’extrême droite qu’est le rédacteur en chef de Kairos, bientôt prêt à rejoindre les rangs des skinheads en combat shoes, de venir parler ? Pourquoi ne supportent-ils pas publiquement leur décision ? La réponse est assez simple : ils n’ont aucunement les moyens d’étayer leur refus et les qualificatifs qu’ils m’accolent. Ceux-ci ne sont que le reflet d’un mimétisme niais et d’un conformisme inclusif qui leur assurent qu’ils ne seront pas exclus des instances officielles dont ils dépendent pour leur survie économique et mentale. 

Dans ce combat pour un confort personnel bien relatif, ils ne réalisent pas qu’ils sacrifient les valeurs qu’ils disent pourtant défendre : ils ostracisent le sujet et bafouent la liberté d’expression(1). Aucune perception du flagrant délit de contradiction quand ils indiquent sur l’affiche de la soirée une citation d’Assange : « Qui suis-je ? Je me suis battu pour la liberté et j’ai été privé de toute liberté. Je me suis battu pour la liberté d’expression et on m’a refusé toute expression. Je me suis battu pour la vérité et je suis devenu l’objet de mille mensonges ». Un comble dès lors, quand on lit l’intitulé de la soirée : « Le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté ». La Ligue des droits humains s’est donc dotée de représentants qui exécutent pendant qu’ils disent défendre ? 

J’ai donc écrit à Olivier Boutry, de la LDH (voir ci-dessous). Pensez-vous qu’il ait eu la décence de me répondre ? On ostracise, vilipende, assassine… mais silencieusement. 

Tout cela est-il si étonnant, au fond ? À une époque où : 

L’on commémore la Shoah, veille de huit décennies, alors qu’on massacre sous nos yeux les Palestiniens, qu’on affame et torture, et que dénoncer cela nous range comme « antisémites » – au point qu’on sait que la focalisation excessive sur le passé ne sert au fond qu’à effacer le présent. 

Évoquer l’usine à enfants qu’était par exemple l’Ukraine peu avant le début de la guerre, fournissant en enfants les couples occidentaux stériles ou homosexuels, dénoncer la marchandisation des femmes et de leur corps utilisés à seule fin de fournir une progéniture qu’elles ont bien voulu voir grandir en leur sein pour une contrepartie financière, et que ces propos nous réduisent à n’être que des « homophobes ». 

Dénoncer le business du changement de sexe comme n’étant pas la réponse à une demande soudainement en expansion, mais plus souvent la création d’un problème chez des enfants en mal d’identification, perdus dans un monde sans repère, où on les illusionne d’une solution toute faite, leur faisant croire qu’il est possible de changer de sexe, alors qu’une prise en charge thérapeutique apporte le plus souvent la solution(2), et que cela nous voue aux gémonies, frappés du stigmate de « transphobes ». 

Le sens commun disparaît, alors que l’intérêt privé est appelé bien commun et le vol « confusion administrative(3) ». Dès lors que tout est mensonge, il est inévitable que les politiques s’affairent à l’organisation médiatique d’une vérité fictive. Ils déguisent leurs mensonges, leurs perpétuelles corruptions qui en font un mode opératoire politique plus qu’un accident de parcours, confirmant qu’ils ne travaillent que pour leurs biens, qui n’ont de communs que le partage du butin entre eux, devant donc inévitablement parer leurs forfaitures des habits de la bienveillance. 

Mais il y a pire que tout cela, c’est que nous sommes entrés dans une sorte de réalité virtuelle où même la vérité révélée n’a plus aucune incidence sur le récit collectif, ce dernier étant phagocyté par des groupes médiatiques qui ont le monopole de parler pour tous les autres.. Le roi est nu, nombreux le savent, mais les gramophones médiatiques, la RTBF, RTL-TVi, La Libre Belgique… répètent qu’il est superbement habillé. Parfois, s’ils ne peuvent faire autrement, ils disent qu’il a un petit accroc dans son costume, mais rien de grave… On se sent donc parfois comme lesté par une force dont la puissance est tel l’écho d’une voix résonnant dans le désert. Une sorte de vide. 

Il faut alors du courage à notre époque pour oser la parrhêsia ou ce fait de «Tout dire», ce qui peut signifier sans doute dire n’importe quoi, sans faire de tri, sans retenue ni entraves, mais aussi, et peut-être surtout, oser dire ce que notre lâcheté ou notre honte nous retiennent immédiatement de délivrer – ou encore plus simplement : s’exprimer avec sincérité et franchise. Parler sans pudeur et sans peur. On peut donc traduire par : “franc-parler”, “dire vrai”, “courage de la vérité”, “liberté de parole” »(4). Ceci peut donner l’impression « d’une notion recouvrant avant tout une caractérisation psychologique », alors qu’il revêt au fond « une valeur politique centrale permettant de réévaluer le rapport entre démocratie et vérité, une valeur éthique décisive pour problématiser la relation entre le sujet et la vérité, une valeur philosophique pour dessiner une généalogie de l’attitude critique ». 

C’est une condition indispensable pour sortir de notre condition d’esclave, contrastant avec cette obéissance conformiste majoritairement répandue : « Le franc-parler démocratique se distingue donc du parler craintif et soumis de l’esclave, il ose introduire le risque de l’inégalité et de la rupture des unanimités passive. Il se distingue encore de deux autres régimes de parole. Il s’oppose d’abord au discours des flatteurs. Le parrèsiaste (…) est celui qui, à l’inverse des démagogues ne cherchant à faire entendre au peuple que les opinions que ce dernier prend plaisir à écouter, prend sur lui de proclamer des vérités désagréables à entendre, faisant dissensus et entraînant le risque d’une réaction populaire hostile ». On retrouve ici le principe premier de George Orwell, qui écrivait « La véritable liberté d’expression, c’est de dire aux autres ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre ». Non pas pour un plaisir vicieux de déplaire, mais parce que la vérité, la plupart du temps, ça déplaît ! « La parrêsia dit vrai, elle est donc le droit de dire vrai, en face de celui qui est fou, de celui qui ne détient pas la vérité. Et [quelle] plus grande douleur que se trouver dans une situation d’esclave, soumis à la folie des autres, alors que l’on pourrait dire la vérité et que l’on ne peut pas »(5)

Le sujet qui a le courage de dire vrai devant les autres doit s’attendre à être exposé publiquement et lynché médiatiquement, d’autant plus s’il avait déjà une certaine notoriété publique. Comme l’écrivait Guy Debord : « Là où personne n’a plus que la renommée qui lui a été attribuée comme une faveur par la bienveillance d’une Cour spectaculaire, la disgrâce peut suivre instantanément. Une notoriété anti-spectaculaire est devenue quelque chose d’extrêmement rare […] Être connu en dehors des relations spectaculaires, cela équivaut déjà à être connu comme ennemi de la société(6) ». Sans cette anticipation, il risque de vivre très difficilement la destruction subjective dont il sera l’objet, un peu comme un boxeur qui enfilerait ses gants mais oublierait le casque, ingénieusement confiant que la vérité sera acceptée par des sujets qui « tout de même, ne peuvent l’ignorer ». 

La parrhêsia authentique doit toutefois se distinguer d’un mode de « tout dire déréglé, altéré, dénoncé par Platon dans le livre VIII de sa République, et qui serait finalement le droit reconnu à tous de dire tout et n’importe quoi, qu’on fait valoir comme preuve du bon fonctionnement démocratique »(7). Cela nous rappelle Nuit debout, ou les sempiternels commentaires sur les réseaux sociaux

On retrouve dans le concept de parrhêsia, aussi l’idée de changement social : « La parrhêsia est une parole de vérité certes, mais sa fonction principale est de faire bouger les lignes de force des existences plutôt que de nourrir l’écriture de traités »(8). Nous touchons ici à la question de la pensée libre, de penser par soi-même, en se nourrissant de l’apport des autres, évidemment, car le langage et la pensée nous viennent toujours des autres. La parole parrhèsiastique est définie par « le tissage de nœud serré entre vérité, liberté, courage et subjectivité(9) ». 

FAIRE SEMBLANT DE FAIRE UN DÉBAT… DÉJÀ ANNULÉ 

Des représentants du comité Free Assange Belgique devaient, sur ma proposition, m’accompagner pour le débat. Leurs réactions à l’interdiction que je sois présent, fut digne : 

« Je suis choquée de cette exclusion qui n’a aucun sens, encore moins dans un débat sur la liberté d’expression ! Si Alexandre ne peut pas y aller, je ne comprends pas comment nous pourrions tenir un débat serein ?
Je ne comprends pas non plus comment la Ligue des droits humains peut cautionner cette exclusion. Ces personnes ont-elles lu ce qui a été écrit dans Kairos à propos d’Assange ? Ont-elles écouté les émissions sur Assange ? C’est bien de cela que l’on aurait dû parler, d’Assange, de WikiLeaks, de la nécessité de pouvoir continuer à dénoncer les crimes de guerre.
C’est bien de cela que l’on aurait dû parler, de la façon dont les États-Unis veulent détourner le projecteur braqué sur eux par Assange vers Assange lui-même pour qu’on oublie leurs crimes. Le débat ne peut pas avoir lieu. C’est désolant ». 

Un autre orateur attendu pour le débat réagira : 

« Bonjour, est-ce que ces braves gens te donnent une raison pour ce Berufsverbot ? Comme ça au moins on pourrait réagir. Personnellement je trouve qu’on ne peut pas participer à un débat sur le journaliste Assange en excluant un autre journaliste du débat ». 

Après leur excommunication silencieuse, les libres esprits du centre culturel de Perwez auraient voulu que des représentants du comité Free Assange Belgique soient tout de même présents et participent au débat, ce que ces derniers ont refusé(10)

« Bonjour,Je prévoyais un peu cette «solution». Une solution sans doute de compromis pour que le ciné-club de Perwez puisse continuer. Elle n’est cependant pas bonne ! D’abord l’interdiction de la venue d’Alexandre Penasse pour le débat reste inadmissible.Interdire la venue d’un journaliste pour un débat sur la liberté de la presse et les enjeux qu’elle représente en démocratie, c’est la réponse par la censure à cette question importante de la liberté d’informer et d’être informé. Elle en dit long sur ce que pensent les partenaires de l’organisateur. Deuxièmement c’est priver le public du débat annoncé et qui j’en suis certaine aurait été nécessaire.Le film est très bon mais pour des personnes non informées, il est nécessaire de le remettre dans le contexte et surtout une mise au point sur la situation actuelle aurait été importante. Le film s’arrête en 2021. (…) Troisièmement, le Comité ne sera pas présent. Il est cependant dommage que si des personnes sont intéressées, elles ne puissent pas entrer en contact avec nous. Je proposerais donc une table près de l’entrée avec des tracts qui donnent les contacts, des autocollants, une liste de livres pour approfondir le sujet et… pourquoi pas quelques journaux Kairos contenant des articles sur Assange. Il n’y a pas tant de journaux qui traitent de l’affaire Assange et de ses enjeux.Tout cela est regrettable. Je continue de penser que les foyers culturels sont importants et que le public reste le plus important. Éducation populaire ? Oui éducation populaire, nous continuerons à essayer d’y apporter notre part. 
Merci à ceux qui essayent aussi ». 

N’est-ce pas ce qu’ils font en permanence : créer de faux débat ; censurer ; ne pas évoquer les opinions qui n’entrent pas dans leur case ; minimiser l’ampleur de l’opposition ; ostraciser celui qui pense autrement ? Les médias aux ordres adorent les scoops, les « investigations exclusives » : Pandora Papers, Panama Papers, Cambridge Analytica… les révélations explosives, faisant penser que ce sont des accidents, refusant donc d’en voir l’origine dans l’indécence structurelle de nos sociétés. Ce n’est donc pas un paradoxe si la caste médiatico-politique laisse crever dans une prison le journaliste qui a contribué à lever le secret sur les pratiques nauséabondes des gouvernements alors qu’il a permis que s’écrivent leurs articles édulcorés. Julian Assange. Leur silence est ignoble et, parfois, même s’ils en parlent, c’est pour mieux faire de l’homme une icône leur permettant d’occulter cette omniprésence idéologique où leur censure réflexe se vit comme liberté. Julian comme nouveau symbole de l’omerta. C’est un comble. 

Pour conclure, je soulèverais quelques points qui me semblent aujourd’hui fondamentaux : 

- Les gouvernements veulent, via leur service de propagande, instaurer la terreur dans les esprits, terreur dont le premier objectif est d’empêcher que s’exprime publiquement un narratif s’opposant à celui qu’ils propagent. Si certains discours subversifs se propagent toutefois – comme celui de Kairos –, ils usent des armes traditionnelles : censure, ostracisme, mesures de rétorsion économique. 

- Les élus politiques craignent plus que tout la véritable démocratie. De ce fait découle qu’ils doivent continuellement et conjointement faire deux choses : feindre sans cesse que nous sommes dans une véritable démocratie et cacher tout ce qui prouve le contraire. 

- La situation nécessite de créer de fausses dissidences afin de générer l’illusion d’une possible et démocratique opposition. Dans cette configuration, de faux révoltés apparaissent, qui ne s’attaquent pas en profondeur au système, mais illusionnent le sujet d’un changement possible, sous l’angle réformiste, prenant forme dans une grande union des contraires. 

- Les gens n’ont que très peu d’incidence sur les choix importants de société. On peut penser que des individus informés qui devraient en toute connaissance de cause prendre une décision sur le génocide à Gaza, la guerre en Ukraine, les salaires du personnel politique, la généralisation de la voiture électrique, les paradis fiscaux, les grands projets immobiliers, le référendum… iraient dans un tout autre sens que celui des gouvernements. 

Soyez assurés que la caste médiatico-politique fera tout pour empêcher de sains débats et une participation démocratique dans la gestion de la cité. 

Tirons-en les conclusions nécessaires. 

Alexandre Penasse 

Notes et références
  1. Voir notre vidéo : https://www.kairospresse.be/reaction-assange-utilise-pour-feindre-la-liberte-dexpression
  2. Voir Le Phénomène Trans, Dany-Robert Dufour, Cherche Midi, 2023 et https://www.kairospresse.be/le-phenomene-trans-le-regard-dun-philosophe/
  3. Voir l’interview de Claude Archer dans ce numéro, pages 8–9, ainsi que les trois premières chroniques de «Belgique, terre mafieuse», sur www.kairospresse.be.
  4. Michel Foucault, Discours et vérité, précédé de La parrêsia, Editions Vrin, pp. 11–12. Les citations sont également extraites de la préface de Frédéric Gros.
  5. Ibid. p. 28. .
  6. Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, Gallimard, 1992, p. 33.
  7. Michel Foucault, Discours et vérité, p. 13.
  8. Ibid. p. 16.
  9. Ibid. p. 17.
  10. Je les en remercie vivement, car ils ont tout à fait saisi comme l’interdiction que je vienne constituait une aporie, contraire au thème de la soirée et plus généralement au combat de Julian Assange.

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