Ainsi, en ces belles journées d’été, Pieter Timmermans, l’administrateur-délégué de la Fédération des entreprises de Belgique (FEB) nous gratifie de ses analyses sur la situation post-électorale de notre pays et de ses prévisions socio-économiques. Sous l’air patelin et courtois d’un entretien avec un journaliste du Soir (3 août), bavardage entre gens de bonne compagnie, le patron des patrons nous assène quelques constatations alarmantes sur la dégringolade de la compétitivité de l’économie belge, le nombre impressionnants des faillites depuis le début de l’année et son corollaire, les pertes d’emploi (5.000).
Bien sûr, le constat est implacable. Chacun de nous peut le remarquer autour de soi. Nous assistons même à une accélération du processus, commencé pour certains déjà depuis fort longtemps. Tous les secteurs sont touchés et Timmermans a raison de pointer du doigt l’industrie exportatrice, le commerce, sans oublier les activités de services qui vont vivre un sale moment qu’il programme au début de 2025.
Cependant, ce grand patron proche du monde politique, comme il l’affirme lui-même — ex-collaborateur du Ministre CD&V du Budget, Herman Van Rompuy en 1993 —, reste particulièrement silencieux sur les causes de ces maux divers dont souffre notre pays. Il nous parle d’inflation, mais se garde bien de dire qu’elle est directement liée aux décisions aberrantes de la Banque centrale européenne (BCE), principalement sa gestion du taux d’intérêts et ses plans de quantitative easing (QE). Il met en évidence la trop grande dépendance de l’industrie belge à l’économie allemande, puisque nos entreprises fabriquent des produits semi-finis qu’elles exportent outre-Rhin. Certes. Mais qui a détruit la locomotive européenne pour le bon vouloir des États-Unis, si ce n’est son élite politicienne berlinoise ? Il admet que pendant cinq ans on n’a parlé que de Green Deal, matin, midi et soir. Mais qui a péroré sur le sujet, sinon la Commission européenne et en particulier Frau von der Leyen, entre deux sms avec Albert Bourla, le patron de Pfizer ? Qui a mis en place les normes ESG (Environnement, Social et Gouvernance), si ce n’est le pacte vert de la Commission, adopté par tous les gouvernements de l’Union ? Depuis, comme le déplore Timmermans, les entreprises croulent sous la paperasserie administrative, au lieu de s’occuper de leurs priorités : produire et vendre. Contraintes absurdes qui plombent davantage les PME que les grands groupes, ces derniers pouvant se permettre d’occuper des équipes entières de gratte-papiers. Cela dit au passage, même si cette bureaucratie imposée constitue la plainte numéro un des investisseurs, il est fort de café de sous-entendre que ce serait une des raisons principales des difficultés d’Audi Forest. Ne serait-ce pas plutôt la mévente de la Q8 e‑tron (quel drôle de nom!) dont les automobilistes ne veulent pas ?
Il est assez cocasse de constater que le n° 1 des patrons belges oublie de mentionner que Business Europe (ex-UNICE), la fédération qui regroupe la plupart des organisations nationales d’entreprises, dont notre FEB, n’a eu de cesse de défendre la politique climatique de l’UE, ainsi que la transition énergétique. Soutiendrait-il un rétropédalage dans ce domaine ? Il ose même affirmer que von der Leyen aurait compris la leçon. Rien, en tout cas, ne l’indique dans ses dernières prises de position à l’issue de sa réélection à la présidence de la Commission.
Ne soyons pas dupes. Le soutien des grandes entreprises à la doxa climatique résulte de l’espoir de prolonger les transferts financiers par le biais de subsides des États-membres, une privatisation en bonne et due forme de l’argent public. La légère inflexion des mentalités patronales pour un ralentissement des politiques vertes tient principalement à l’augmentation des coûts énergétiques, qui frappe autant les entreprises que les particuliers. Le fonctionnement des marchés de l’électricité en Europe est devenu totalement absurde. Du fait du déséquilibre créé par le caractère intermittent et aléatoire des productions éoliennes et solaires, les prix s’effondrent quand l’électricité est surabondante et s’envolent quand, faute de soleil et de vent, il faut faire appel aux productions de substitution, les centrales thermiques, la plupart du temps. Mais ce ralentissement peut aussi s’expliquer par la fin d’un cycle et l’aboutissement d’une stratégie industrielle et financière entamée au milieu des années 1960 et concrètement mise en place au début des années 1970. À cette époque, le taux de profit en Occident commençait à décroître. Il était devenu impératif de trouver des solutions pour réduire les coûts de production. La meilleure solution a été de délocaliser la production vers les pays à bas salaires. Pour faire passer la pilule, particulièrement auprès de la classe ouvrière, il a fallu « emballer » cela par le prétexte de la pollution et de la sauvegarde de la planète. C’est toute la propagande dévolue au Club de Rome et à une série de jeunes ONG comme Greenpeace, le WWF, etc. L’écologisme politique a suivi à grands coups de sponsoring privé. Nos jeunes chauds marcheurs pour le climat ont toujours ignoré qui les applaudissaient au balcon. La désindustrialisation de l’Europe a suivi et aujourd’hui les régions où mines, laminoirs, chaînes de construction, conglomérats chimiques, etc. étaient installés, sont devenus des déserts économiques et des zones dévastées. L’enfumage vert a parfaitement fonctionné et a fait son œuvre. Cependant, entretemps, les politiques ont découvert d’autres avantages à l’écologisme qui a déteint sur pratiquement tous les partis, toutes tendances confondues. Les lois climatiques sont d’excellents outils de coercition, de contrôle et d’extorsion fiscale ou parafiscale. L’écologie punitive a encore de beaux jours devant elle, avec le prétexte de la protection de la nature — en soi légitime — pour rouler les populations dans la farine. Tout cela, bien entendu, n’apparaîtra jamais dans le discours très policé de ce bon monsieur Timmermans.
Il reste les réformes que le boss des boss appelle de tous ses vœux. Il souhaite du costaud, des réformes structurelles des pensions, du marché du travail et de la sécurité sociale. Rien de nouveau en particulier. C’est la ligne patronale habituelle. Cependant, si l’État fédéral et les entités fédérées disposent d’une très relative marge de manœuvre, celle-ci est conditionnée au carcan européen dans lequel est circonscrite la Belgique, particulièrement depuis les traités de Maastricht et de Lisbonne. Autrefois, par exemple, notre pays pouvait relancer ses exportations par une politique de dévaluation monétaire. Ce n’est évidemment plus le cas aujourd’hui. L’éclatement du pays dû aux diverses régionalisations n’a pas arrangé les choses. La lasagne institutionnelle a alourdi le poids des instances politiques, des administrations publiques et une kyrielle d’organismes aux statuts divers est venue se greffer comme autant de boursouflures.
Les coalitions miroir au fédéral, en Flandre et en Wallonie vont-elles changer la donne ? J’en doute. Bien sûr, les électeurs veulent du changement. Le parti de la redistribution électoraliste (le PS) et celui de la punition des conducteurs de véhicules à énergies fossiles (Ecolo) ont été sanctionnés. Certes, mais la surveillance de Bruxelles (je parle du quartier Schuman) reste de mise. On aimerait que l’avis des citoyens soit mieux entendu. Qu’ils puissent d’ailleurs intervenir en dehors des périodes électorales, grâce au Référendum d’initiative citoyenne (RIC). Mais je pense qu’il faudra encore attendre bien longtemps.
Dans un pays qui détient hélas ! la médaille d’or de l’imposition des revenus et des taxations multiples, il serait enfin temps de réduire les dépenses publiques, d’imposer au mammouth étatique une cure d’amaigrissement. D’autant plus que, là où on pourrait s’attendre à des services publics efficaces, modernes et compétents, eu égard aux moyens déployés, malheureusement c’est le contraire qui apparaît. Les trains sont de moins en moins à l’heure, les trous dans les voiries se multiplient, il faut de plus en plus de temps pour obtenir un rendez-vous hospitalier, etc. Vous me direz que je rejoins le discours de Timmermans à ce propos. Tout ce qu’il dit n’est pas nécessairement à jeter. Les entreprises belges méritent un ballon d’oxygène, assurément. Mais il faut rester prudent, car ce monsieur qui circule avec aisance dans les corridors du pouvoir, qui passe du ministère du budget à la FEB, est aussi l’archétype d’un monde économique qui vit dans un écosystème en relation étroite avec la bulle politicienne, et qui en retire avantages et prébendes. Ce théâtre d’ombres est appelé capitalisme de connivence. Un monde où l’ascension sociale dépend moins du talent que des relations bien placées. Ici, les PDG ne sont pas recrutés pour leur vision ou leur compétence, mais pour leur capacité à fréquenter les bons « clubs ». Le capitalisme de connivence, c’est aussi cette danse nuptiale entre l’État et les grandes entreprises, un bal masqué où les subventions et les avantages fiscaux sont distribués comme des récompenses. Les contrats publics deviennent des chasses gardées. La compétition, autrefois reine du bal, est jetée dans les oubliettes. Les monopoles prospèrent, chouchoutés par des lois qui les protègent. Les petites entreprises, quant à elles, sont condamnées à survivre dans les marges, priant pour ne pas être avalées par les géants avides.
Dès lors, il est indispensable qu’une presse alternative puisse mettre la lumière en direction de ce clair-obscur qui nuit gravement à l’authentique économie de marché libre et non entravée. Dévoiler ces collusions, cette complicité incestueuse entre le politique et l’économique, est plus que salutaire. Sinon, la liberté de commercer sera remise en question. Ne règneront plus que les monopoles qui imposent aux clients leurs prix prohibitifs, les jeunes désirant se lancer dans une carrière entrepreneuriale seront dégoutés et l’innovation, rendue au musée des illusions. Quand tous les cafés seront fermés, il restera les Starbucks®. Quand tous les restaurants auront mis la clé sur la porte, il restera les Mac Donald’s®. Quand tous les épiciers du coin auront descendu leur volet, il restera les Carrefours®. Quand tous les petits magasins de mode auront posé une affiche « à vendre » sur leur devanture, il restera Zalando®. Quand tous les libraires auront remisé leurs piles de livres dans les cartons, il restera Amazon®.
Bernard Van Damme
Le 5 août 2024.