Kairos 60

Juin / Juillet / Août 2023

Formés à dire oui

S’il fallait tirer un unique enseignement des trois années qui viennent de passer, ce serait celui de la spectaculaire soumission des masses. Cette période nous donne l’état des lieux de la pensée et de la façon dont les esprits furent manipulés pendant des décennies et donc prêts à obéir. Car il est évident qu’on n’ avale pas le discours médiatique et les solutions des multinationales sans avoir subi des attaques récurrentes qui ont altéré notre esprit critique et notre faculté à discerner le vrai du faux. 

Ce qu’on appelle communément la culture, dans le sens de l’état des connaissances d’un individu, ne fut nullement corrélé positivement avec le degré de désobéissance. Universitaires bac + 6, écrivains, philosophes, sociologues… récitèrent la grand messe, réduits à l’état de gramophone, comme aurait dit George Orwell. Les esprits qui semblaient les plus éclairés auparavant éructèrent en choeur, tenant des propos qui auraient parfaitement pu accompagner les pires régimes : « Je pense que la réponse à apporter aux personnes qui refusent les vaccins n’est pas de les y contraindre, mais plutôt d’insister pour qu’elles soient isolées. Si les gens décident qu’ils sont prêts à représenter un danger pour la communauté en refusant de se faire vacciner, ils devraient alors dire qu’ils ont aussi la décence de s’isoler. Je ne veux pas de vaccin, mais je n’ ai pas le droit de faire du mal aux autres. Cela devrait être une convention(1) », dixit Noam Chomsky, linguiste et critique célèbre de la société américaine, notamment des médias mainstream. Certains psychanalystes, brillants dans l’analyse des délires identitaires modernes, comme Charles Melman, ne firent pas mieux : « « Vous avez été frappé comme moi par le fait que, durant cette pandémie, il y en a qui manifestement, et comme si c’était un geste bravache, un geste de bravoure, de défi, témoignaient qu’ils n’entendaient pas choisir le parti de la vie, c’est-à-dire ce qui se résume banalement dans les gestes de protection et dans la vaccination, mais qu’ils choisissaient délibérément l’aspiration vers la mort. C’est quand même un phénomène surprenant de voir qu’aient pu se tenir, grâce aux réseaux sociaux, des réunions de milliers de personnes… pour venir provoquer des contaminations massives, venues ensuite encombrer les hôpitaux »(2)

Même les psychologues, nourris au biberon de théories psychosociales qui ouvrent la conscience sur les processus de manipulation de masse (comme Stanley Milgram, Solomon Ash), qu’on aurait pu penser les plus habiles à s’en protéger, se sont couchés face à ceux mis en place par les gouvernements. Ils ont même fait plus que de se soumettre, en participant activement et conseillant les gouvernements pour mieux manipuler les foules: « Le suivi des mesures nécessite un effort particulier de la population. Les mesures constituent une rupture dans notre mode de vie actuel et nous devons les observer pendant longtemps. Bien que le suivi des mesures ait d’ abord semblé être un problème temporaire, il devient maintenant clair que nous entrons dans une phase de changement de comportement permanent. Le nouveau comportement va devenir un comportement habituel. Le changement de comportement doit donc conduire à un comportement habituel. Le comportement d’habituation découle principalement de la planification et des répétitions fréquentes, il est donc envoyé dans le cerveau différemment du comportement dirigé consciemment : il n’ est plus rendu conscient pour atteindre un objectif et il est en grande partie automatique ou sans réflexion. Différents piliers sont importants pour faciliter cette formation d’habitudes »(3)

Peut-on penser qu’ il s’agit là seulement d’une erreur ? Que la peur de la mort, car c’est toujours de celle-là qu’il s’agit en dernière instance a inhibé toute rationalité ? Ce serait réducteur de se limiter à cette explication. Déjà dans les années 1960, Stanley Milgram se demandait, suite à ses expérimentations sur la soumission à l’autorité(4) : « Quels mécanismes de la personnalité permettent à quelqu’un de transférer la responsabilité sur l’autorité ? Quels motifs trouve-t-on derrière les comportements d’obéissance et de désobéissance ? La tendance à pencher du côté de l’autorité provoque-t-elle un court-circuit du système honte-culpabilité ? Quelles défenses cognitives et émotionnelles entrent en jeu chez les sujets obéissants et rebelles ? »(5). Même si le contexte empirique de Milgram fut différent de l’expérimentation Covid-19 à grande échelle, les questions que se posait le psychologue au terme de ses recherches sont tout à fait pertinentes pour interroger la situation actuelle. 

Qu’est-ce qui fait qu’on obéit, ou pas ? Une première variable qui semble essentielle se situe dans le niveau de crédibilité que le sujet accorde aux institutions et aux gouvernements. Certains avalent littéralement et régurgitent en actes ce que leur crachent les officines officielles via leurs porte-parole, j’ai nommé les médias de masse : « Une part importante de la population fait ce qu’on lui dit de faire, quelle que soit la nature de l’action et sans que sa conscience y oppose des limites, tant qu’elle a le sentiment que l’ordre émane d’une autorité légitime. Si, dans cette étude, un expérimentateur anonyme a pu avec succès ordonner à des adultes de soumettre par la contrainte un homme d’une cinquantaine d’années et de l’électrocuter de force malgré ses protestations… on ne peut qu’imaginer ce qu’un gouvernement, avec une autorité et un prestige bien supérieurs, pourrait obtenir de ses sujets(6) ». En 2023, on fait plus qu’imaginer… 

Ainsi, ce sont les sujets qui acceptent de se confiner, de se masquer, de présenter ou contrôler le « Covid Safe Ticket », de se faire piquer, créant par la mise en commun de leurs actes individuels l’effet collectif. Et c’est en usant nos culottes sur les bancs d’école que nous avons été formés à dire oui. Les institutions officielles sont programmées à refuser leur remise en question par les individus qu’elles instruisent, alors qu’elles devraient l’être pour – ce qui dans un premier temps peut sembler paradoxal – exercer les gens à la critique de ceux qui les ont formés, donc de ces institutions mêmes. Mais « quelle institution réclamerait de ses employés qu’ils érigent leur conscience en une instance critique, à tout instant susceptible de discuter, de contester, voire de refuser ce qu’elle exige d’eux ? Un tel droit de critique, de contrôle, voire de désobéissance est au cœur de l’idée démocratique d’une société juste et décente(7) ». La figure de « l’ adulte » (enseignant, policier, patron…) qu’on n’interrompt pas, qu’on ne contredit pas, qui a toujours raison, qui brime et humilie, fige le rapport dans un déséquilibre, une disharmonie constante qui marquera l’ensemble des rapports ultérieurs du sujet à l’ Autre. Le système autoritaire, au fil des années et depuis la naissance, aura été introjecté dans la conscience, devenant un élément intangible, « naturel », comme s’il avait toujours été là, déterminant tous les actes : « La décision d’administrer les chocs à l’élève ne dépend ni des volontés exprimées par celui-ci ni des impulsions bienveillantes ou hostiles du sujet, mais du degré d’engagement que ce dernier estime avoir contracté en s’insérant dans le système d’autorité(8) ». 

Illustration : Philippe Debongnie

Le système est inscrit en eux, le refuser, dire non, c’est mettre à plat toute cette introjection d’une vie ; c’est reconnaître toutes ces occasions où ils ont dit oui alors qu’ils auraient dû/ pu désobéir. Le faire maintenant alors qu’ils ne l’ont jamais fait, c’est donc aussi mettre en lumière leur servitude pérenne, cette obéissance qui les a toujours guidés et permis d’être là où ils en sont(9)

On est donc, avec ces obéissants, en présence d’une armée de serviteurs dont La Boétie nous avait déjà prévenus qu’il aurait suffi qu’ils arrêtent de servir pour que les maîtres soient détrônés : « Pour ce coup, je ne voudrais sinon entendre comme il se peut faire que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelquefois un tyran seul, qui n’ a puissance que celle qu’ils lui donnent ; qui n’ a pouvoir de leur nuire, sinon qu’ils ont pouvoir de l’endurer ; qui ne saurait leur faire mal aucun, sinon lorsqu’ils aiment mieux le souffrir que lui contredire »(10) (…) « Ce sont donc les peuples mêmes qui se laissent ou plutôt se font gourmander, puisqu’en cessant de servir ils en seraient quittes ; c’est le peuple qui s’asservit, qui se coupe la gorge, qui, ayant le choix ou d’être serf ou d’être libre, quitte la franchise et prend le joug, qui consent à son mal, ou plutôt le pourchasse »(11)

Mais pourquoi faire « compliqué » quand on peut faire « simple » : « Obéir est le choix le plus simple, le moins « coûteux », celui qui, paradoxalement, répond au besoin psychique de protection de soi, quoiqu’il se paye au prix d’un renoncement à sa propre identité »(12). Pour un confort personnel et provisoire, la personne perd sa liberté, son libre arbitre, son humanité. Si le conformisme explique aussi la soumission, la faculté de remettre en question les ordres est sans aucun doute corrélée avec le niveau d’adaptation du sujet au système, la manière dont il tire profit de l’ordre existant, et à quel point la désacralisation de l’autorité impliquerait pour lui une remise en question globale de ce qu’il est(13). Le cadre supérieur, bien payé, intégré parfaitement à l’ordre existant, a moins de probabilité de le mettre en doute que celui qui en est déjà exclu(14). Milgram l’avait bien compris, quand il cite un passage de l’article de Harold J. Laski, « Les dangers de l’obéissance : « La condition de la liberté passe, partout et toujours, par un scepticisme constant et généralisé à l’encontre des règles que le pouvoir veut imposer »(15). Or, dans un jeu pervers par excellence, le pouvoir a fait croire au sujet qu’il allait devenir libre en obéissant. 

Une fois « la guerre » passée, ceux qui avaient répondu aux injonctions gouvernementales admettront rarement que quand les fusils étaient en joue, ils laissaient les coups partir ou, même, tiraient avec. Ainsi, en temps d’accalmie, tous deviennent « résistants ». « À beau mentir qui vient de loin », dans le temps ou dans l’espace.… Il est en effet facile de se dire résistant en période de paix, plus compliqué quand la gestapo sonne à la porte. Certains voient comme un signe positif, en période d’accalmie covidienne, stratégie du pouvoir, le fait que nombreux déclarent aujourd’hui qu’ils ne se feront plus piquer. C’est oublier qu’un contexte coercitif revenu pourrait chasser les velléités libertaires de certains : « L’histoire prouve combien il est rare que les hommes soient à la hauteur de l’idée qu’ils ont d’eux-mêmes la façon dont ils pensaient qu’ils agiraient étant souvent démentie par leur conduite effective(16) ». Mais aussi oublier cette curieuse dissociation entre les mots et les gestes dont parlait Milgram : « Malgré les protestations véhémentes et répétées qui accompagnèrent chacune de ses actions, le sujet obéit infailliblement à l’expérimentateur et alluma tous les interrupteurs du générateur jusqu’au plus élevé. Il fit preuve d’une curieuse dissociation entre ses paroles et ses actes. Bien qu’il ait décidé au niveau verbal de ne pas continuer l’expérience, ses actions demeurèrent parfaitement en accord avec les ordres de l’expérimentateur. Ce sujet ne voulait pas électrocuter la victime et cette tâche lui fut extrêmement pénible, mais il fut incapable d’inventer une réponse qui l’aurait libéré de l’autorité de l’expérimentateur. De nombreux sujets n’arrivent pas à trouver la formule verbale qui leur permettrait de rejeter le rôle qui leur est assigné par l’expérimentateur. Peut-être notre culture n’offre-t-elle pas de modèles adéquats pour la désobéissance »(17)

Certainement… nous sommes pris dans un moule qui, depuis l’enfance, nous force à obéir. Mais à côté de ceux qui avalisent sans aucun filtre, une minorité doute, désobéit, permettant de casser le spectacle ; refuse de dire « oui » juste parce que l’ordre émane du gouvernement, du chef, du patron, de la science. C’est d’elle qu’on peut espérer le changement véritable. 

Alexandre Penasse 

Notes et références
  1. https://nationalpost.com/news/world/noam-chomsky-says-the-unvaccinatedshould-just-remove-themselves-from-society
  2.  Charles Melman, Jean-Pierre Lebrun, La dysphorie de genre, à quoi se tenir pour ne pas glisser, Érès, 2022, pp. 36–37.
  3. https://www.uppcf.be/psychologie-et-corona
  4. Stanley Milgram, psychologue américain, a mis au point un protocole expérimental dans lequel un sujet, qui pensait participer à une expérience sur l’apprentissage, était au fait évalué sur sa soumission à l’autorité. Il lui était demandé d’administrer des chocs électriques à une personne, comparse de l’expérience qui simulait la douleur, lorsqu’elle échouait dans sa tâche. Un nombre conséquent de sujets administrèrent des chocs jusqu’à un niveau létal. L’expérience de Milgram a le mérite de souligner l’importance de l’autorité scientifique sur les gens. Extrait du quatrième de couverture de son ouvrage : « Le savant, en blouse blanche, vous ordonne de tourner encore la molette, d’appuyer à nouveau sur le bouton. Face à vous, à travers la vitre, vous pouvez voir l’homme assis se tordre de douleur et crier à chaque nouvelle décharge électrique. De plus en plus fort. On vous a dit que c’était une expérience scientifique. Que le cobaye était consentant. Ça a l’air sérieux. Vous êtes payé. « Augmentez le voltage, vous devez continuer », répète encore la voix derrière vous. Allez-vous continuer ? Quand vous arrêterez-vous ? Irez-vous jusqu’à la décharge mortelle ? Mais le cobaye n’est pas celui qu’on croit. L’homme là-bas était un acteur. Il n’y avait pas de courant dans les électrodes. Ce n’était qu’un simulacre. C’était vous et non lui qui faisiez l’objet de l’expérience. Ce dispositif était celui que Stanley Milgram, professeur de psychologie à Yale, aux ÉtatsUnis, avait imaginé, en juillet 1961, trois mois après le retentissant procès du criminel nazi Adolf Eichmann, pour conduire une série d’expériences sur les “ conditions de l’obéissance et de la désobéissance à l’autorité ” (…)
  5. Stanley Milgram, Expérience sur l’obéissance et la désobéissance à l’autorité, Babelio, 2013, p.64.
  6. Ibid., p.67.
  7. Ibid., p.28
  8. Ibid., p.19, voir note de bas de page 22.
  9. Car on n’a pas le même parcours de vie quand on obéit ou qu’on désobéit.
  10. Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Librio, 2013, p.10.
  11. Ibid., pp 12–13.
  12. Stanley Milgram, expérience sur l’obéissance et la désobéissance à l’autorité, Ibid., p. 26.
  13. Ariane Bilheran distingue trois types de profils qui résistent au déferlement totalitaire : Les « anti-sociaux » ; des personnes ancrées sur terre avec un bon sens paysan ; quelques intellectuels et artistes. Voir Chroniques du totalitarisme, autoédition, 2022, p.141.
  14. Il n’y a évidemment aucun déterminisme absolu, nous avons rencontré des personnes en apparence parfaitement intégrées au système qui, face aux politiques Covid, ont eu une prise de conscience globale sur la réalité du fonctionnement politique.
  15. Stanley Milgram, expérience sur l’obéissance et la désobéissance à l’autorité, Ibid., p.67.
  16. Ibid., p.27.
  17. Ibid., p.53.

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