Kairos 49

Avril/Mai 2021

Le retour à l’anormal ? 

L’entêtement à tracer un chemin rectiligne, malgré les obstacles et les contre-propositions multiples pour emprunter d’autres voies et faire entendre d’autres voix, caractérise la conduite du gouvernement belge. Toutes nos questions en conférence de presse sont restées sans véritable réponse, comme les cartes blanches et autres lettres ouvertes des scientifiques, médecins, avocats, artistes… « Cette capacité à se rendre soi-même aveugle et bête, cet entêtement à ne pas vouloir savoir […](1) » est à la mesure de l’illusion qu’ils veulent nous vendre : celle d’être à l’écoute des gens. Ceux-là mêmes qui répandent le brouillard s’étonnent ensuite que notre vision soit floue, que nous nous sentions perdus et que, parfois, nous ayons du mal à ne pas penser que, de leur côté, tout est pensé. Quand l’art de la politique consiste à ne pas dire ce qu’on fait et faire ce qu’on ne dit pas, assurer une communication perverse devient essentiel. Ainsi, les mesures totalitaires mises en place doivent passer pour modérées, démocratiques, au service de la population. Mais que peut-on attendre d’une telle configuration proto-fasciste, alors que la nouvelle liberté des citoyens ne sera plus qu’une concession provisoire et non un droit inaliénable(2)

Imaginons toutefois que la boîte de Pandore totalitaire se referme aussi mystérieusement qu’elle s’est ouverte et que toutes les politiques hygiénistes sont oubliées, y compris le projet de passeport sanitaire qui n’a d’autre but que de faciliter le puçage de la population. Dans quel état d’hébétude nous trouverions-nous ? L’économie balance entre récession et dépression, plombée par un taux de chômage explosif et une dette ne pouvant être raisonnablement honorée. La société, après de longs mois de remplacement des relations vivantes par les relations numériques, est plus conforme et atomisée que jamais. En lieu et place d’individus solidarisés localement, il ne reste plus qu’une masse désorientée, servile, obéissante qui a renoncé à se battre pour ses droits et la loi(3)

Psychologiquement, les citoyens souffrent, pour la plupart, de symptômes de stress post-traumatique. Déjà mises à mal par cinquante ans de néolibéralisme, les relations inter-générationnelles sont devenues explosives : les jeunes générations s’estiment — à bon droit — sacrifiées par des adultes égoïstes et irresponsables qui errent entre la tristesse du renoncement, la colère de la perte de la jouissance consumériste et l’autosatisfaction de s’imaginer nonobstant en citoyens « responsables et solidaires ». Une partie de la population continue envers et contre tout à plébisciter le monde politique pour son « action responsable(4) », l’autre le regarde, au mieux, avec défiance et, au pire, avec effroi. Pour sa part, celui-ci considère le test d’obéissance comme particulièrement réussi : les citoyens sont manifestement prêts à tout accepter pour conserver l’illusion de leur confort et de leur sécurité. 

(Mal)heureusement, la boîte de Pandore ne se refermera pas. Les puissances économiques qui ont piloté, suscité, ou même créé cette crise ne reculeront plus. D’abord, car l’accumulation des mensonges subordonnés à leur tropisme totalitaire rend tout pas de côté impossible ; ensuite parce que l’aveuglement mercantile leur est profitable ; enfin, parce que la crise est systémique et inévitable (cf. le rapport Meadows, 1972). Cela veut dire qu’il ne faut pas croire à un retour à l’(a)normal, et qu’il ne faut pas l’espérer non plus. Par contre, comprendre les vrais enjeux de l’événement Covid permet de se mobiliser pour saisir l’opportunité que constitue cette crise de dépasser les anciennes aliénations. Dans un monde en crise globale systémique, tout devient, par définition, possible. Mais ce possible doit être conquis de haute lutte. Rouvrir un bar sera désormais un acte révolutionnaire. Toutefois, nous serons encore loin du compte… 

Michel Weber • Alexandre Penasse • Bernard Legros

Liberanos - Alice Magos
Notes et références
  1. Frédéric Gros, Désobéir, Flammarion, 2019, p. 143.
  2. David Engels, « L’agonie de la liberté ou l’entrée dans l’ère du posthumanisme », in Tysol, mars 2021.
  3. Héraclite avait remarqué il y a 2.500 ans que les citoyens devaient se battre pour leurs lois comme s’ils défendaient les remparts de la Cité : les lois les défendent des abus internes ; les remparts les défendent des prédateurs externes. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793 sera plus spécifique : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. » (Article 35). Quant aux fonctionnaires assermentés, garants de la démocratie, reste à espérer qu’ils considéreront l’hypothèse que la crise politique est bien plus grave que la crise sanitaire et qu’ils feront barrage au totalitarisme dans le respect de la Constitution.
  4. Il suffit d’écouter les auditeurs de Vivacité intervenir à l’antenne.

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