Kairos N°42

novembre 2019

LA GRANDE FARCE

Nous sommes protégés tant que nous servons ceux qui nous protègent. Ce service rendu en échange de notre participation à la grande farce démocratique est en général peu conscient. Comme l’avait bien compris Rosa Luxemburg, « ceux qui ne bougent pas ne sentent pas leurs chaînes ». Et ce qui est très subtil, c’est que dans ce jeu, le système médiatique offre constamment la mise en scène de mouvements respectables qui « renverseraient la logique » … Mais le principe même qu’ils en parlent sans les condamner indique bien que les gesticulations de ces groupes sont sans danger pour le pouvoir en place. Les autres, qui ne respectent pas le cadre dans lequel on les contraint à penser et à agir, sentiront leurs chaînes quand la répression et la férocité de l’État s’abattra sur eux. Mais la majorité demeure dans une apathie où elle s’accommode de tout pourvu qu’elle conserve son « train de vie », à savoir un emploi (le plus souvent peu valorisant), l’accès à la consommation, ce fameux pouvoir d’achat qu’elle échange le plus souvent avec la liberté de penser et d’agir, qu’on la laisse partir en vacances, acheter sa voiture ; mais aussi manifester entre un point A et un point B choisi par « les forces de l’ordre », se syndiquer, en somme, faire ce qu’il faut faire pour ne pas être ennuyé. 

Les médias sont indispensables au maintien de cette situation, car ils sont ceux qui dispensent le spectacle. Il est ahurissant de se promener en fin de journée et, jetant le regard dans l’intérieur des habitations, de constater que la plupart des gens sont rivés devant un « poste » de télévision, celui-ci agissant nécessairement sur certains pour dévier quelques velléités qui auraient pu les voir finir dans un autre type de poste. On sait qu’en moyenne un enfant de 7 ans aura passé 1 an de temps éveillé devant les écrans. Désormais, ceux-ci font barrage à la vie réelle, de façon nomade et constante, suivant le sujet dans sa vie extérieure et intime. Jim Morrison disait que « celui qui contrôle les médias contrôle les esprits ». Il avait bien saisi la chose, alors que celui qu’on considère comme le père des « relations publiques », donc de la propagande, Edward Bernays, se demandait déjà au début du XXe siècle : « si l’on parvenait à comprendre le mécanisme et les ressorts de la mentalité collective, ne pourrait-on pas contrôler les masses et les mobiliser à volonté sans qu’elles s’en rendent compte ? »(1).

« La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses, dira encore Edward Bernays, joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manifestent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays »(2). Les médias, suppôt des politiques, assurent le mécanisme, bâtissent le cadre qui délimite les actions et la pensée. Leur principe de base indiscutable est celui que « nous sommes en démocratie », alors que le psaume complet se révèle être que « nous sommes en démocratie, tant que nous ne remettons pas en question les limites démocratiques dictées par le pouvoir politico-financier ». Dès lors donc que ce ne sont pas les gens qui décident du cadre, nous ne sommes pas en démocratie. Et si pourtant, beaucoup se pensent encore dans ce type de système politique, c’est en raison de ce que nous avons dit plus haut, parce que s’ils « bougent », ils le font dans les strictes limites dictées par le pouvoir. Peu, en glissant leur bulletin dans les urnes, ont préalablement entériné les actes futurs des élus, que ce soit évidemment pour toutes les actions illégales entreprises par ces derniers, comme celles « autorisées » mais tout à fait illégitimes qu’ils prendront (tous ces grands projets nuisibles et imposés). 

Selon la métaphore de la grenouille, qui perçoit trop tardivement qu’elle a été plongée dans une casserole d’eau tiède et agréable, maintenant devenue bouillante, alors qu’il est désormais trop tard pour en sortir, nous nous habituons progressivement à une atmosphère qui si elle nous avait été donnée du jour au lendemain, nous serait insupportable. Et l’on veut nous rendre incapables de penser le monde ensemble, le spectacle médiatique se substituant à la réalité. La théorie du complot, massivement médiatisée ces dernières années, a fourni l’arme redoutable pour arrêter toute discussion et empêcher la sortie du cadre. Après le point Godwin, on avait donc le « point théorie du complot ». Mais personne, ou peu, ne s’est penché sur la « théorie de la théorie du complot ». Celle-ci permet de comprendre que la première a été utilisée pour que se maintienne l’illusion que le peuple décide, alors que les choix principaux se font dans les conseils d’administration des multinationales et les dîners mêlant hommes d’affaires et politiciens ; de ne pas penser le fonctionnement mafieux de nos États et la façon dont il était gangrené par une logique de l’intérêt personnel ; de se créer des ennemis à nos démocraties, générant une fausse unanimité et un « sentiment national », illusoire (« nous sommes tous… »), occultant un système inique de classes. 

Ajoutant au joker de la théorie du complot le concept de « désinformation », on avait en main les armes de destruction massive de la pensée. À nouveau, Guy Debord l’avait parfaitement saisi, quand il écrivait, la désinformation « c’est tout ce qui est obscur et risquerait de vouloir s’opposer à l’extraordinaire bonheur dont cette société, on le sait bien, fait bénéficier ceux qui lui ont fait confiance ; bonheur qui ne saurait être trop payé par différents risques ou déboires insignifiants. Et tous ceux qui voient ce bonheur dans le spectacle admettent qu’il n’y a pas à lésiner sur son coût ; tandis que les autres désinforment. » « Le concept confusionniste de désinformation est mis en vedette pour réfuter instantanément, par le seul bruit de son nom, toute critique que n’auraient pas suffi à faire disparaître les diverses agences de l’organisation du silence. » En somme, pour le spectacle, la désinformation, « c’est tout ce qu’on peut dire et qui ne lui plaira pas »(3)

La litanie des « scandales » n’est même plus capable d’écorner la structure et de freiner ses développements. Au contraire, on pourrait croire que leurs révélations accompagnent la progression d’activités illicites, qui deviendront avec le temps de nouveaux « scandales ». Ce qui donne à « penser que c’est la révolte, le goût de la liberté, qui est un facteur de connaissance, plutôt que le contraire » (Jaime Semprun). Ce goût serait-il en train de se perdre ? On le craint. Mais on espère toujours le sursaut.

Alexandre Penasse

Notes et références
  1. Bernays, E., Propaganda, comment manipuler l’opinion en démocratie, La Découverte, Paris, 2007, p. 60.
  2. Bernays, E., Propaganda, comment manipuler l’opinion en démocratie, Ibid., p. 31.
  3. Commentaires sur la société du spectacle, Guy Debord, Gallimard, 1992, pp. 66–67 et 69.

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