TRAVAILLER 5 JOURS, LE PILIER DE L’ORDRE ÉCONOMIQUE

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Au début des années 1930, pour en finir avec le chômage technologique, John Maynard Keynes avait envisagé la perspective que ses petits enfants travailleraient 15 heures(1), soit 2 jours par semaine. De 1840 à 1940, tandis que la productivité horaire du travail avait progressé de 260%(2), la durée légale du temps de travail annuel avait diminué de 61,5%. En comparaison, de 1950 à 2017, tandis que la productivité progressait de 707%(3), la durée légale diminuait seulement de 18%. En 2019, malgré la hausse du chômage et des gains de productivité, la durée légale hebdomadaire des arrières-arrières-arrières-petits-enfants de Keynes est de 35 heures. Mais surtout, les cadres et les classes moyennes travaillent toujours 5 jours par semaine.

Depuis le milieu des années 1970, la relance de la croissance du PIB apparaît comme la seule solution envisageable pour inverser la courbe du chômage. Les ressources de la planète étant limitées, une croissance illimitée du PIB n’est donc pas viable à court, moyen et long terme. L’imminence d’un effondrement, qui est révélée par la fréquence et l’intensité des phénomènes météorologiques extrêmes, des inondations, des sécheresses, des pics de pollution, etc., impose d’envisager à nouveau la réduction du temps de travail. Il me semble donc nécessaire de s’interroger sur les motivations qui inciteraient les élites économiques et politiques à s’opposer avec autant d’acharnement à la réduction de la durée légale du temps de travail et au temps libre. Indépendamment du fait que la croissance génère des profits, les causes de cette opposition acharnée semblent être davantage sociétales qu’économiques.

En considérant l’horloge, le calendrier et l’emploi du temps comme des moyens d’organiser le rythme des pratiques individuelles et collectives, le sociologue Roger Sue fait apparaître le temps comme un instrument de contrôle et de domination sociaux(4). Les temps sociaux(5) correspondent à des blocs de temps auxquels une société accorde une importance particulière. Même s’ils donnent une approche réductrice de la réalité sociale, l’activité qui domine nous renseigne sur le système de valeurs, le mode de production et la catégorie sociale dominante d’une société donnée. Sue caractérise un temps social dominant à partir de cinq critères(6), dont je n’utiliserai que les quatre premiers.

Le premier critère est quantitatif. Le temps social d’une activité est dominant lorsque la durée qui lui est consacrée est la plus importante. En 2013, tandis qu’un employé, qui travaille 35 heures, consacre 39,6% de sa durée de vie active éveillée à travailler, un cadre, qui travaille 50 heures, y consacre 54%(7) . Puisqu’un individu consacre entre 39,6% et 54% de sa durée de vie active éveillée à travailler, le temps de travail est le temps social dominant. Autrement dit, la société s’organise autour de l’activité professionnelle. Le second s’applique au mode de production. Malgré le fait que les modes de production soient abondants (religieux, femme au foyer, bénévole, associatif, etc.), la forme considérée comme dominante est celle qui est pratiquée durant le temps social dominant. Même si la production économique représente une infime partie de la production sociale, le temps social du travail étant dominant, la notion de production se confond avec la forme économique. Le troisième concerne les valeurs. Le temps social dominant détermine et hiérarchise le système de valeur d’une société donnée. Puisque le temps social du travail est dominant, c’est l’activité professionnelle qui permet à un individu de se socialiser, de définir son identité sociale, de nourrir l’estime de soi, de se distinguer, de s’accomplir et de donner un sens à sa vie. Le quatrième correspond à la catégorie sociale dominante. Une société se caractérise par un système hiérarchique dominé par une catégorie sociale identifiée. La catégorie dominante légitime son autorité en usant de la force, d’un système idéologique et en imposant son temps social. En organisant le rythme de la société autour des activités qui servent ses intérêts, la catégorie dominante impose son temps social, son mode de production et son système de valeur aux autres catégories sociales. En imposant son temps social, elle détermine le rang et la place qu’un individu occupe dans la hiérarchie de l’ordre social dominant. Le pouvoir étant détenu par celui qui contrôle le temps, son appropriation apparaît donc comme un enjeu de luttes politiques et de transformations sociales majeures. Le temps social du travail étant actuellement dominant, la hiérarchie sociale est issue de la position occupée dans la division sociale du travail. Puisque l’activité professionnelle est un moyen de surveiller, de contrôler et d’occuper le temps, elle apparaît donc comme le pilier central de l’ordre économique. L’autorité et le pouvoir des industriels, des banquiers et des milieux d’affaires ne reposent donc pas exclusivement sur l’accumulation d’argent et de biens matériels, mais sur le contrôle du temps. Sans son contrôle, ils auraient beaucoup de difficultés à légitimer leur autorité et à se maintenir au pouvoir.

À partir du milieu des années 1970, pour éviter la hausse du chômage, les élites économiques et politiques auraient pu choisir d’utiliser les gains de productivité pour réduire progressivement la durée légale du temps de travail hebdomadaire à 35, à 32, à 24 et à 16 heures. Si elles avaient fait ce choix, elles auraient provoqué l’effondrement du temps social, des valeurs, des modes de production liés au travail au profit de ceux liés au temps libre. En faisant ce choix, la légitimité de l’autorité de l’ordre économique se serait effondrée au profit des tenants de l’ordre social issus du temps libre. Pour que l’ordre économique conserve son pouvoir, le nombre de journées de  repos hebdomadaire  des cadres et  des classes moyennes ne doit donc pas dépasser 2 jours. En imposant la semaine de 5 jours, en bloquant les salaires, en dérégulant les prix, en précarisant les trajectoires sociales et en entretenant un climat d’insécurité avec la peur du chômage, l’élite économique tente de préserver la légitimité de son autorité. Pour se maintenir au pouvoir, elle met en œuvre une politique économique et sociale, inspirée par la doctrine idéologique ultralibérale, qui entretient un climat de crise systémique : un taux de chômage endémique, la montée de l’extrême droite, un risque de guerres, le réchauffement climatique, l’épuisement des matières premières, la pollution de l’air, de l’eau et des sols et la disparition de la biodiversité. Par conséquent, le choix de la réduction de la durée légale du temps de travail n’est pas un choix économique, mais un choix de société dont dépend la survie et l’avenir de l’humanité.

Jean-Christophe Giuliani

Notes et références
  1. Keynes John Maynard, Essais de persuasion, [En ligne], 2e édition, Gallimard, 1933, p. 176, (consulté le 1 avril 2019), http://classiques.uqac.ca/classiques/keynes_john_maynard/essais_de_persuasion/keynes_essais_persuasion.pdf.
  2. Marchand Olivier, Thélot Claude, Deux siècles de productivité en France in Economie et statistique, n°237–238, novembre-décembre 1990, pp. 11–25.
  3. Insee, 6.202 Valeur ajoutée brute par branche en volume aux prix de l’année précédente chaînés / 6.213 Volume total d’heures travaillées par branche, [En ligne], (consulté le 25 août 2019), https://www.insee.fr/fr/statistiques/3547399?sommaire=3547646
  4. Sue Roger, Temps et ordre social, PUF, 1994.
  5. Ibidem, p. 29.
  6. Ibidem, p. 126.
  7. Jean-Christophe Giuliani (2017), Courir après le temps, Mouvement pour un développement humain, [En ligne], (consulté le 25 octobre 2019), http://www.mouvementpourundevelop-enthumain.fr/courir-apres-le-temps/

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