TRIBUNES OUVERTES AUX TRANSHUMANISTES

LE CLIMAT APRÈS LE PROGRÈS

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L’Obs, hebdomadaire français anciennement réputé, affichait en Une du 17 octobre « L’intelligence artificielle bouleverse nos vies(1). » En couverture, le portrait de Yann Le Cun en tournée pour présenter son livre Quand la machine apprend. Ce chercheur et lauréat du prix Turing (le Nobel de l’informatique), est présenté comme une des figures majeures de l’intelligence artificielle.

L’Obs offre gentiment ses pages à ce cadre de Facebook et la trame de questions laisse déceler une fascination pour ce scientifique, à la pointe de la technoscience, expatrié aux États-Unis. À lire l’entretien accordé par L’Obs et la manière dont il est invité sur les plateaux télés (même les plus relevés comme France 5 par exemple), l’intelligence artificielle (IA) et l’informatisation du monde qui lui est associée ne semblent poser aucun problème tant démocratique, qu’écologique. La question politique et la question sociale n’existent pas et la voix du progrès coûte que coûte est inarrêtable.

INDÉPENDANCE DES MÉDIAS…?

Dès ses premiers propos Yann Le Cun annonce la couleur : « L’intelligence artificielle est omniprésente dans notre vie quotidienne et s’apprête à transformer notre économie ». La question posée consistait à savoir comment lui est venue l’envie d’écrire ce livre. L’IA, expression trompeuse qui consiste avant tout dans le développement exponentiel des algorithmes, serait apparue comme par magie dans nos vies. Son caractère semble déjà autonome dans le sens où tous les secteurs de l’économie et de la vie quotidienne ont pour obligation de se soumettre aux impératifs de calculs et de prévision afin de tirer un maximum de profit possible et imaginable de chaque activité humaine. Les journalistes qui menaient l’entretien auraient pu questionner ce grand scientifique sur les lobbys tels Digital Europe qui pèsent de tout leur poids sur les États et institutions européennes afin que les niveaux de numérisation soient toujours plus élevés et favorisent un environnement et un marché optimal pour les multinationales du secteur. De ce fait, Le Cun en profite plutôt pour annoncer que son livre est l’occasion d’expliquer la réalité des capacités de l’IA et ses limites.

Nous sommes encore loin des machines intelligentes rassure-t-il ensuite. Le jeu des transhumanistes consiste souvent à se distancier de leur travail en déclarant que telle ou telle invention est inaccessible ou irréalisable à moyen terme. Parallèlement, dans le but de ne pas effrayer avec leurs projets ou simplement par leurs discours, ils vont brouiller les cartes en précisant que tout cela ce n’est pas neuf et que cela a toujours existé. À une question gentiment posée sur les inquiétudes que peut susciter l’IA, il répond: « Cette révolution n’a rien de nouveau, on utilise bien des calculatrices, des ordinateurs, ou même du papier et des crayons pour augmenter notre mémoire ».

Le nom de Yann Le Cun serait associé aux réseaux convolutifs. En quoi consiste cette spécialité qui semble bien compliquée ? En résumé, apprendre à des algorithmes à imiter le cerveau humain et plus précisément les neurones. Ce travail permettra d’aboutir un jour à la production d’assistants personnels pouvant facilement tenir une conversation, comme dans le film Her où Joaquin Phoenix tombe amoureux de la machine qui l’accompagne. Pas un instant n’est posée la question de l’utilité réelle de ces technologies, dans

L’Obs comme dans l’immense majorité des articles qui traitent de ces « innovations ». L’idéologie régnante tient dans la logique « si c’est possible faisons-le ».

À la question de la reconnaissance faciale et des libertés individuelles une fois de plus Le Cun a la possibilité de développer sa propagande sans le moindre obstacle. Il impose sans souci cette comparaison hasardeuse : selon lui, si les personnes n’ont pas eu peur de l’imprimerie car ce n’était pas un danger, pourquoi auraient-elles peur des excès de l’IA ? Le débat est ainsi clos. Par ailleurs, il nous rassure en ajoutant qu’il a participé à la création d’une association qui s’interroge sur l’éthique dit-il dans L’Obs. D’autres médias spécialisés annoncent pourtant que Partnership on AI fut créée dans le but de « garantir que les technologies d’IA bénéficient au plus grand nombre », cette « association » est le résultat d’une alliance entre Facebook, Google, Amazon, IBM et Microsoft.

Après 6 pages, nous arrivons à la fin de l’interview et L’Obs informe enfin que Yann Le Cun occupe un poste important chez Facebook, qui est « souvent critiqué pour ses fuites de données » dixit les journalistes qui assurent l’entretien. À l’évocation des critiques sur l’usage des données personnelles (l’affaire Cambridge Analytica) par la multinationale dirigée par Marc Zukerberg, la star de la Silicon Valley Le Cun répond sans scrupule : « Cette entreprise a une qualité que j’apprécie énormément : quand les problèmes se révèlent, elle se mobilise pour les corriger ». Il ajoute ne pas avoir la légitimité de décider pour la société ce qui est bon ou non pour elle. Mais pour conclure, il précise que « si une technologie limite la liberté des gens, ils la refuseront. »

Dans son rôle de cadre chez Facebook, entreprise ultra-dominante qui s’insère dans l’intimité de la majorité de la population de la planète, sans contrainte et sans élément extérieur, chaque individu aurait le droit de refuser une technologie gênante. Belle manière une fois de plus de dépolitiser la question.

Le Cun aura pu déployer son catéchisme tant sur le service public que sur les chaînes privées françaises : le 20 octobre sur Europe 1, le 22 octobre sur France culture, le 2 novembre sur France Inter, France 5…

Nous pourrions continuer longuement à illustrer les connivences idéologiques en France qui aboutissent à la promotion d’un fervent défenseur du transhumanisme réel. Ces discours révèlent une fascination viscérale pour le progrès technoscientifique et ses nombreux avatars. Quand il s’agit d’évoquer les alternatives et solutions pour tenter d’amoindrir le désastre écologique en cours, médias et mouvements dits de gauche (écolos inclus) critiquent le capitalisme vert et les technologies qui y sont associées. Pourtant à propos de sciences, technologies, prospectives et innovations (mots magiques contre lequel personne ne peut s’opposer sous peine d’être traité d’obscurantiste), les transhumanistes les plus zélés ont tribune ouverte et aucune contradiction ne leur est opposée.

En faisant abstraction des médias généralistes pour lesquels il ne faut plus attendre grand-chose, on découvre qu’en Belgique Laurent Alexandre, en plus de tribunes ouvertes dans les médias, est invité au Parlement fédéral par des élus Ecolo. Dans la proposition de résolution déposée le 29 mars 2019, « visant à mettre en place un agenda robonumérique inclusif et durable en Belgique » (déposée par M. Gilles Vanden Burre), la transition écologique apparaît clairement pour ce qu’elle signifie concrètement : c’est-à-dire subordonnée à la transition énergétique (déploiement de l’éolien et photovoltaïque, qui n’ont rien de renouvelables) et la transition numérique (imposition du numérique partout).

Robin Delobel

Notes et références
  1. Chaque citation est extraite du dossier de L’Obs, « L’intelligence artificielle bouleverse nos vies » 17–10-19.

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