ON N’ARRÊTE PAS LE PROGRÈS, ON L’ACCÉLÈRE

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Ou comment à partir d’une observation quotidienne – prendre l’ascenseur ou l’escalier – il est possible de philosopher simplement, penser notre époque et critiquer le Progrès. La technologie pose aujourd’hui plus de problèmes qu’elle n’en résout, elle nous incite à consommer toujours plus en excluant les plus fragiles, et s’impose comme une religion… qui ne relie pas. Nous sommes tous « isolés ensemble ». Marcher et éviter les ascenseurs est un exemple parmi d’autres pour ralentir et dépenser moins, pour une meilleure santé corporelle, culturelle et spirituelle.

Connaissez-vous l’histoire du fou qui repeint son plafond ? Un autre fou arrive et lui dit : « Accroche-toi au pinceau, je retire l’échelle. » « Ça tombe bien, se dit le premier, j’ai justement utilisé ma peinture spéciale Colorama, qui fait aussi «colle express» dès qu’on tire sur le pinceau ». Puis il se ravise et dit : « Je vais d’abord descendre… et tu pourras la retirer quand tu veux. » « Tu es fou ? », lui répond l’autre.

J’ai écrit cet essai(1) pour penser le monde confus dans lequel nous vivons… et pour tenter de sortir de cette confusion qui peut rendre fou, violent ou désespéré. J’ai écrit ce livre pour les gens de ma génération – je suis né en 1963 –, des gens qui ont parfois de la difficulté à percevoir que les bases conceptuelles qu’ils ont connues ne sont plus valables, ce qui oblitère d’autant leur vision de l’avenir et ce qu’ils transmettent à leurs enfants. Je l’ai donc écrit pour faciliter le dialogue entre ma génération et celle de nos enfants, qui sont les jeunes adultes d’aujourd’hui.

Ce livre comporte trois parties : une enquête policière, un comparatif ascenseur/escalier, et une réflexion plus large à propos du Progrès et de notre société. La première partie correspond au titre : Panne d’ascenseur dans le social. Un accident mortel causé par un ascenseur en panne, dans un quartier ouvrier de Strasbourg : l’affaire Bilal, en 2002. Dans la deuxième partie, j’oppose deux paradigmes de sociétés. D’une part, le paradigme de l’ascenseur, issu de l’économie moderne – une économie obèse – qui suppose une industrie (les ascensoristes) et son lobby (la Fédération des Ascenseurs) pour protéger ses intérêts et « communiquer », c’est-à-dire enjoliver, travestir, mentir et abuser de notre ignorance. D’autre part, le paradigme de l’escalier – issu d’une économie svelte – qui nécessite peu de dépense, une fois construit. Et qui est l’occasion d’une dépense physique, cette dépense quotidienne recommandée par l’OMS pour rester en bonne santé, tandis que dans un ascenseur, on se déplace… en restant immobile. Évidemment, mon titre suggère fortement la troisième partie : « L’ascenseur social est en panne ». La mobilité sociale, qui était encore possible il y a 30 ans, n’est plus de mise aujourd’hui et nous oblige à reconsidérer l’éducation, la formation, le travail, et le salariat… Nos enfants passent plus de temps sur des écrans qu’à jouer et imaginer par eux-mêmes. Une fois adultes, la société leur propose des petits jobs humiliants, au lieu d’un métier qui procure fierté et reconnaissance. L’humiliation, c’est la source de la violence et c’est un thème central concernant les gilets jaunes. Blanche Gardin, humoriste française, parle aussi d’humiliation lorsqu’elle aborde la question de la technologie.

À l’origine, je me suis inspiré de plusieurs thèmes qui ont fini par se rejoindre. La thématique des ascenseurs revenait souvent dans le très poétique et philosophique essai La vie sur terre de Baudouin de Bodinat, qui montre à quel point la modernité nous dépossède de notre corps et nous prive d’une certaine poésie du quotidien. Je me disais que les ascenseurs – en comparaison avec les escaliers – avaient du mal à se justifier. Autant sur de longues distances, tout le monde comprend qu’on arrive plus vite en voiture ou en avion… qu’à pied ou à vélo. Autant sur quelques étages, la marche semble toujours avoir son intérêt. À 56 ans, je monte quotidiennement les 4 étages de mon immeuble sans ascenseur, et ça me maintient en forme. Mes invités arrivent essoufflés parce qu’ils n’ont pas l’habitude, leurs enfants arrivent en courant de joie, et les livreurs, des trentenaires, pestent qu’on n’ait pas encore installé d’ascenseur. Puis, un jour de printemps 2015, je roulais tranquillement à vélo dans Lyon quand je suis tombé nez à nez avec une publicité pour la fibre optique SFR : « On n’arrête pas le progrès, on l’accélère. » Trop, c’était trop. Il fallait répondre. Une réflexion de Bodinat m’avait accroché, comme une évidence : un escalier ne tombe jamais en panne. J’ai fait quelques calculs, et j’ai abouti au résultat que l’ascenseur n’avait aucun intérêt sur 1 à 2 étages. Je me suis intéressé à la disponibilité et aux pannes et je me suis rendu compte que les ascenseurs subissaient les mêmes lois que la plupart des flux, dans le tourisme, les transports, l’approvisionnement en eau ou en énergie : une notion de débit admissible, un seuil au-delà duquel le débit s’effondre. J’en suis arrivé à la conclusion que les ascenseurs n’avaient aucun intérêt en période de pointe sur 5 à 8 étages, ce qui représente la majorité des immeubles. Ce qui veut dire que les ascenseurs n’ont aucun intérêt, en général. Si les gens les utilisent encore, c’est essentiellement par confort ou par paresse.

L’argumentaire de la Fédération des ascenseurs est bien rodé. Sécurité, disponibilité, rapidité, confort : des thèmes prosaïques qui n’intéressent personne. La Fédération les enrobe avec des thèmes très en vogue, des cautions positives auxquelles nous devons absolument adhérer : la caution écologique (les économies d’énergie), la caution sociale (la convivialité), la caution de la modernité et du sport (la mobilité) et la caution solidaire (l’accessibilité et le vieillissement de la population). La Fédération des ascenseurs profite de notre ignorance du sujet pour nous rouler dans la farine. Ce constat, on peut le faire pour presque tout : les ascenseurs, les compteurs « intelligents », l’immobilier, la banque, l’internet, notre travail, et là… ça devient politique et c’est beaucoup moins drôle, parce que des milliers de Français exclus du Progrès (les gilets jaunes) le font savoir depuis des mois. Ils ne demandent qu’à y participer mais constatent que le Progrès ne fonctionne plus.

En l’an 2000, la prédiction futuriste des années 1970 – se déplacer en soucoupe volante – ne s’était malheureusement pas réalisée. Au lieu de cela, on comptait environ 2.000 accidents d’ascenseurs chaque année. On a considéré que c’était dû à la vétusté des appareils, construits pour l’essentiel dans les années 1970. Une loi de « modernisation des ascenseurs », la loi de Robien, a été votée. Ces accidents ont très fortement diminué, mais il en reste toujours… et sur des ascenseurs flambant neuf. J’ai découvert que cette loi de Robien avait été motivée par un accident très médiatisé à l’époque, l’affaire Bilal. J’ai décidé de développer un chapitre entier sur cette affaire, parce que j’ai senti qu’il se cachait là toute la misère humaine.

La misère de cette famille, touchée de plein fouet par un drame terrible… La misère du quartier de la Meinau qui fut le terrain d’expérimentation des GIR(2), l’outil répressif du ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy… La misère des banlieues françaises, sous-entretenues et laissées à elles-mêmes, la misère politique avec la supercherie de Chirac en 2002, la misère médiatique (avec un Pujadas en pleine forme à l’époque) qui préfigurait la révolte des banlieues de 2005… Et de façon plus discrète, la misère industrielle des ascensoristes, tentant de profiter de la loi de Robien comme d’une manne, dans un marché en déclin, dans un contexte de désindustrialisation de l’Europe, allant jusqu’à cacher les morts dans les statistiques d’accidentologie.

Depuis plusieurs décennies, deux conceptions de la société s’opposent. Les objecteurs de croissance ont très bien résumé cette opposition avec leur slogan « moins de biens, plus de liens ». D’une part l’idéologie du Progrès et de l’économie, la-recherche-et-les-investissements-pour-créer-des-emplois-et-relancer-la-croissance, les guerres de nos démocraties contre la barbarie (mais chut… surtout pour notre pétrole), les gaz à effet de serre et le réchauffement climatique (mais surtout… laissez-moi mon droit à polluer). Bref, la religion du Progrès : une religion que ne relie pas et laisse chacun « isolé ensemble », selon la célèbre expression de Guy Debord(3). D’autre part, un besoin de retrouver du lien, du sens, de la proximité, de reprendre contact avec la nature, avec son corps, avec son alimentation et sa santé. Donc, finalement, de bricoler du religieux qui relie vraiment, une forme de spiritualité athée, avec des croyances nouvelles, des valeurs réellement humanistes et des chemins de traverse. Une vision poétique de la vie, avec de la saveur, des surprises, de l’intensité, des rencontres, des aventures. Quelque chose qu’on pourrait appeler la « décence commune », ou la « vie bonne », faite de permaculture urbaine ou rurale, de jardins partagés, de Slow Food, de Fab Lab et de DIY (Do It Yourself ), de débrouille et d’entre-aide. Bref, une simplicité enthousiaste, qui passe par une forte réduction de sa consommation et une réorientation de son emploi du temps personnel. En somme : « Moins de télé, plus d’ateliers ». Un mode de vie qui met en défaut et menace l’économie toute puissante et dont la répression ne se fait pas attendre… sur les objecteurs de croissance, qu’on traite de marginaux passéistes, de nostalgiques réactionnaires… ou sur les gilets jaunes, qui se font copieusement tabasser et gazer, et que les médias conservateurs stigmatisent comme violents et antisémites. Et à y réfléchir, la décence commune est sans doute plus facile pour les bobos des centres-villes que pour les ruraux de nos campagnes dévastées.

D’un côté, la culture du « toujours plus », de l’avoir, du chiffre et de la quantité. D’un autre, la culture du « moins » (c’est le titre d’une revue décroissante suisse(4)), de l’être, de la lettre et de la qualité. D’un côté les riches, l’argent, la finance, le discours. De l’autre, les pauvres, l’humain, le travail, et la réalité. D’un côté, l’idéologie de la domination et de la violence. De l’autre, le constat de « la fin de la domination formelle(5) », et la construction patiente d’une société de partage et de non-violence. Le « moins » qui était minoritaire commence à entamer sérieusement le « plus ». À force de Fakir, de Merci Patron et de « Nuit Debout », l’ancien journaliste François Ruffin a réussi à fatiguer copieusement Bernard Arnault, magnat de la presse et plus grosse fortune française. Pour ainsi dire, le fakir a charmé le serpent. Cette opposition n’est pas nouvelle. On peut voir là le symbole du tao : le plein et le vide, le yin et le yang, la construction et la destruction. Si nous sommes tentés de prendre parti pour François Ruffin, faut-il pour autant blâmer Bernard Arnault ? Celui-ci protège ses entreprises comme une mère poule veille sur ses poussins. Je garde en tête cette idée singulière : il est vain de chercher des coupables. C’est toute l’humanité qui coule ensemble et, comme le dit Bodinat, cette « épouvantable tyrannie ne profite à personne(6) ».

Mon livre ne va sans doute pas plaire à notre président Emmanuel Macron, lui qui a repris le thème du Progrès dans son slogan pour les élections européennes : « Liberté, Protection, Progrès ». Qu’est-ce que signifie ce slogan ? La fraternité est remplacée par le Progrès. Plus besoin de se préoccuper des autres : il suffit de consommer. La liberté… laquelle ? La liberté d’expression ? Non. La liberté d’entreprendre. L’économie ne veut plus avoir affaire avec des salariés, qui sont des charges. La protection remplace l’égalité… pourquoi ? Insécuriser les individus pour mieux pouvoir les protéger. Les attentats successifs sous l’ère Hollande ont servi la cause politique : ils ont permis d’effrayer la population, pour que celle-ci réclame une protection policière. C’est exactement ce qu’a fait Bush junior avec son Patriot Act. C’est une façon de gouverner. C’est immoral, c’est très moche, ça ne cadre pas avec les valeurs républicaines, mais c’est bien pratique pour avoir la paix. Il suffit de mettre des flics partout et les gens sont heureux. Ils n’ont plus aucune velléité de contestation.

Le vieux système rigide se défend. Il lutte pour sa survie. Mais il s’effondre par tranches, comme la banquise. Et l’effondrement n’est pas à venir : il est en cours. Depuis des décennies. Sous nos yeux. Les premières guerres pour le pétrole, par les pétroliers américains (le clan Bush). Les catastrophes nucléaires, toujours hors de France (cocorico). L’effondrement démographique de la Russie sous Eltsine. L’effondrement économique de l’Argentine. L’effondrement des Twin Towers. Puis la destruction de pays présentés comme barbares, dirigés par d’affreux dictateurs, mais qui étaient en réalité des forces d’opposition à la toute-puissance américaine et au dollar imposé comme monnaie mondiale (Irak, Lybie, Syrie…). Les catastrophes et les réfugiés climatiques, qu’on appelle avec condescendance des « migrants »… Les catastrophes sont en cours, et il n’y en aura pas forcément de pire. Il n’y aura pas forcément une guerre nucléaire et des hordes de barbares à la Mad Max. L’effondrement démographique aura sûrement lieu : par une baisse de la natalité, une probable augmentation de la mortalité naturelle et une réduction de la longévité. Et il y aura très certainement un effondrement de l’économie occidentale. Un effondrement ou une reconversion, une réorientation, une diversification.

Pendant longtemps, j’ai considéré que c’était une catastrophe, un mal redoutable. Aujourd’hui, je considère que nous avons beaucoup de chance de traverser cette époque. Il y a des enjeux très beaux à saisir, des opportunités merveilleuses. Comme vous pourriez dire ici en Belgique, autour d’une bonne bière : « Kairos ! »

Olivier Rouzet

Notes et références
  1. Panne d’ascenseur dans le social, Le progrès contre les citoyens, Libre & Solidaire, 2019, cf. note de lecture in Kairos n°42.
  2. Groupements d’intervention régionaux.
  3. Guy Debord, La Société du spectacle, Gallimard, 1967.
  4. Journal romand d’écologie politique, cf. www.achetezmoins.ch.
  5. Peter Wagner, Sauver le progrès, comment rendre l’avenir à nouveau désirable, La Découverte, p.131.
  6. Baudouin de Bodinat, La Vie sur terre, L’Encyclopédie des Nuisances, 2008, pp.196–197.

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