DELIVEROO-NOUS DU MAL

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Il y a quelques années, transitant par Paris, j’avais été frappé par l’abondance de jeunes gens pédalant à grande vitesse dans le centre de Paris. Je m’installai à une terrasse et je comptai que, sur une heure passée à déguster un café-crème obtenu par une méthode vieillotte mais efficace (appeler le garçon, formuler oralement ma demande, recevoir le café crème – sans sourire – 5 minutes plus tard, régler directement – avec le sourire), une trentaine de jeunes coursiers étaient passés devant moi, l’air affairé, le nez moitié dans le guidon moitié sur leur smartphone. C’était ma première rencontre avec l’univers délicieux de l’uberisation.

Cet été 2019 a été marqué par les canicules, les frasques de Booba et Kaaris, les atermoiements emplis de suspense des un·e·s et des autres dans la formation des gouvernements et la proposition d’achat du Groenland par l’ami de Pluto (qui ferait mieux de se réfugier au fin fond du Texas ou de présenter, enfin, des vraies condoléances aux familles des victimes d’El Paso ou de Dayton – à moins que l’Ukraine…).

Un fait est passé plus inaperçu, et pour cause : il a mis en scène des êtres dont on ne perçoit l’existence que quand, au choix, ils arrivent douchés et en retard avec votre burger acheté dans un restaurant du coin, ils se ratatinent la fraise dans des envolées vélocipédiques ou quand ils bloquent des restaurants, mécontents d’un système qui – ô grande surprise ! – les a complètement bouffés.(1) La frange la plus visible des intermittents de l’économie est ces innombrables coureurs-livreurs, en file indienne le long des grandes artères ou en grappe au cœur des grands nœuds commerciaux.

Bienvenue au pays merveilleux de Deliveroo, Uber Eats (ou Take Away), Just Eats, ou le dernier né chez Carrefour, Ship to(2), AirBnb, multiples avatars dont votre journal anti-productiviste préféré ne pouvait pas manquer de se faire l’écho(3) : l’uberisation. En vrac, on vous propose des logements chez le particulier, des livraisons de nourriture(4) en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, voire vos courses faites en un temps record. Merveilleux système ! On peut même voir, depuis quelques temps, une publicité vantant des capsules d’un café qui « arrivent directement chez vous »(5), quand ce n’est pas une publicité(6) mettant en scène un slow entre un sushi et une dame, rythmé par le son d’un téléphone indiquant qu’une commande arrivera tout bientôt.

L’UBERISAQUOI ?

Nous nous retrouvons de fait dans une atmosphère économique extrêmement fluide, liquide, volatile : il vaut mieux être indépendant (en étant bien payé) ou fonctionnaire (en garantissant ses fesses pour la pension). C’est dans ce contexte qu’apparaît l’uberisation, du nom de la première entreprise (Uber) qui permettait à tout un·e chacun·e de devenir patron·ne et employé·e à la fois, en un mot : indépendant·e.

C’est cette uberisation qui se voulait économie collaborative, au premier stade. Sauf que vous n’êtes pas vraiment indépendant, puisque vous vous affiliez à une entreprise ou à une sorte de coupole en Belgique qui gère le statut des travailleurs indépendants(7) à plein temps ou à temps partiel. Votre seule indépendance, c’est votre horaire de travail (et donc le volume de travail que vous pouvez accomplir). Pour le reste, du moins au départ, vous ne gérez rien : ni votre tarif horaire, ni la prise en considération de la part des personnes à qui vous rendrez service, la concurrence immanente à votre condition, ni votre statut : mi employé, mi indépendant, mi larbin qui fait ce que d’autres n’ont pas le temps ou l’envie de faire. C’est un monde merveilleux : l’univers de Disney revu par Ken Loach(8). Ce n’est pas le paradis du travailleur, soit, mais puisque cela se fait avec la dernière génération de technologies…

BIEN OU BIEN ?

Si on lit les déclarations des dirigeants des sociétés susnommées, qui engagent à la pelle et mettent fin aux contrats au fusil de chasse, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. On peut manifester, on peut déclarer qu’on n’est pas d’accord, on peut gérer la durée de ses courses, on peut avoir une assurance contre les problèmes physiques… Pas d’exploitation, donc, au contraire : on permet à des jeunes étudiants qui n’ont pas de revenus pour assurer leurs formations, à des adultes, de se reconvertir, à des employés ou à des ouvriers, d’arrondir les fins du mois en cavalant, qui sur une moto, qui sur un vélo (électrique ou pas), qui en VTC, qui en trottinette. Un bien (celui des personnes qui pourraient gagner un peu d’argent) pour un autre bien (celui des clients qui mourraient sans doute de faim si leur plat de sushis ne leur était apporté immédiatement, sans doute). Vive la diversité, vive la société, vive la flexibilité !

OUI, MAIS…

Indépendamment du côté exploiteur de ce système, dont on ne dira rien, notre vision antiproductiviste ne peut qu’émettre des réserves, formulées sans entrer dans le détail :

1. Environnement (véhicules électriques qui fonctionnent avec l’énergie nucléaire). En outre, une étude réalisée à Lyon dernièrement tendait à prouver que les livraisons de repas à domicile concernaient surtout des plats « internationaux »(9). Nulle valorisation du patrimoine gastronomique lyonnais (un salut au passage à l’ami Olivier Rouzet). En outre, on n’insistera jamais assez sur la pollution multiple (air, son, spatiale) causée par ces non moins multiples moyens de transport qui, s’ils ne vous heurtent pas quand vous êtes en route, peuvent s’agglutiner, comme des coléoptères sur une plante, sur un trottoir en en accaparant l’espace et n’en laissant qu’une partie ridicule pour les piéton·ne·s.

2. Progrès et avancement quasi illimité (formations tout le temps). Plus on se forme, plus on est à la page, plus on peut gravir les échelons et gagner – largement – sa vie. Cela s’appelle une économie collaborative, mâtinée de marketing relationnel (où vous tirez profit de vos amitiés et des liens avec vos proches pour gagner de l’argent, avoir des personnes sous votre responsabilité, en en devenant le coach). Ce progrès introduit une notion carrément perverse : vous pouvez être le supérieur de quelqu’un qui, la plupart du temps, est votre égal. Votre situation potentiellement améliorable ne peut que vous pousser à en faire toujours plus : primes, promotions, et escalade dans la pyramide sociale(10). Cela a aussi un revers : votre situation est encore plus liquide et instable. Chef aujourd’hui, vous pouvez devenir un sous-fifre demain. Mais tout peut toujours changer : le miracle n’étant jamais loin, l’espoir est toujours présent, puis souvent frustré. La religion du progrès a trouvé de nouveaux prophètes malgré eux.(11)

3. Utilisation abusive des technologies. Une application pour commander, une autre pour prester des services, la connection doit être permanente, inconditionnelle, sous peine de louper quelque bonne affaire ou un juteux marché. T’es pas à la page, coco, tu perds ton temps et tu ne gagnes pas d’argent ! Smartphone hautement recommandé, qui vous permettra (voyez la publicité de Ship to, très éclairante à ce sujet) de prendre un bain en commandant des courses que vous ne pouvez pas faire. Chienne de vie. L’organe créant la fonction, l’application menant à d’autres applications, l’univers du coursier l’oblige rapidement à devenir multitâches. Ce n’est pas un problème en soi, mais cela devient gênant quand cette manipulation fréquente du smartphone et l’utilisation quasiment systématique de cet « outil » pour des actions banales (s’orienter, trouver le meilleur itinéraire, calculer ses honoraires…) rend le travailleur bien moins débrouillard que ce que certains prosélytes de ce type de job pourraient faire penser. Dans la droite logique de la religion du progrès pour tou·te·s, le machinisme qui permet que tout devienne plus qu’une religion : une dangereuse propagande destinée à calmer les éternels néotènes(12) que nous restons, encore plus dans un contexte insécurisant d’un travail instable.

Certes, les qualités de ces services sont possiblement démontrables :

1. On cultive la condition physique des jeunes générations. On les paye pour faire du sport (dans le meilleur des cas puisque, en toute logique, ils doivent acheter le véhicule de locomotion. Ou le louer, merci l’économie collaborative pour les trottinettes, motos électriques, etc.).

2. On permet à des jeunes d’expérimenter le respect d’une mission (et combien héroïque : la livraison d’un hamburger ou la mise à disposition de votre appartement), le sens de l’engagement, l’entrepreneuriat… Et les vertus sociales sont également travaillées, de manière biaisée grâce aux coachs ou aux tuteurs qui permettent l’intégration plus performante de la culture de l’entreprise.

3. On permet d’expérimenter le boulot ingrat et, donc, paradoxalement, de renforcer les vertus cardinales de la vie en société (la solidarité, l’entraide, l’amitié…). On peut simplement s’interroger sur l’usage de ces vertus dans la pratique du « métier », quand l’urgence des commandes ou des livraisons est présente.

Alors qu’on est tous en recherche de valorisation de son esprit et de ses capacités, ces « plateformes » représentent tout ce qu’il ne faut pas faire. Certes, elles aident quantité de personnes à avoir des revenus propres, mais à quel prix ? La société ne devrait-elle pas plutôt privilégier l’apprentissage de pratiques professionnelles valorisantes, n’entrant pas dans la lutte ou la compétition, favorisant le contact humain et l’enrichissement ? Pourquoi ne pas renforcer, sans que cela soit désigné comme « exceptionnel » ou « atypique » par les médias, les corporations égalitaires et pratiquant une vraie économie collaborative ? Des groupes d’achat solidaire, les coopératives agricoles ?

Deliveroo-nous du mal !

Jean-Guy Divers

Notes et références
  1. Voir entre autres cet article édifiant : http://www.leparisien.fr/economie/deliveroo-la-grogne-des-livreurs-contre-la-nouvelle-tarification-04–08-2019–8128707.php . Plus récemment, à Perpignan : https://www.lindependant.fr/2019/10/18/uber-eats-les-coursiers-de-perpignan-font-le-forcing-pour-se-faire-entendre,8489379.php
  2. https://www.carrefour.eu/fr/services/shipto.html
  3. Test-Achats, magazine de protection des consommateurs, s’y met aussi en parlant du développement d’un marché. Seuls 26% des Belges interrogés recourent aux services de ces sociétés « uberisées ». https://www.rtbf.be/vivacite/emissions/detail_on-n-est-pas-des-pigeons/accueil/article_plateformes-de-livraison-quelle-est-la-meilleure-test-achats- a‑mene-l-enquete?id=10353734&programId=8792
  4. Pour Ship to, c’est du personal shopping. Les courses qui vous ressemblent ! Un larbin rien que pour vous ! Pour Uber Eats, Deliveroo, on appelle plutôt cela des « plateformes de livraison ». Le livreur, comme sur toute plateforme, n’est qu’un « opérateur ». Il faudra expliquer le côté « personnel » et « social » dans ces entreprises…
  5. https://lareclame.fr/136552-starbucks-mobile-pay-order la publicité remonte à 4 ans,  mais les utilisateurs de Youtube auront certainement remarqué cette promotion pour les capsules (dont on rappelle le côté anti-écologique) qui « arrivent directement  chez vous ».
  6. À voir (avec le plus grand plaisir, puisque c’est la question qui commence le spot) sur www.ubereats.com .
  7. https://smartbe.be/fr/ . Description épatante : « Smart est l’émanation de travailleurs autonomes de tous horizons qui s’associent, au travers d’une société coopérative, pour se doter des moyens de développer en toute autonomie leurs propres activités économiques et de se procurer des revenus socialisés et fiscalisés. » (c’est moi qui souligne). Particulière- ment piquant quand on parle d’étudiant·e·s d’à peine 17 ans qui apprennent donc à travailler avant d’avoir la moindre formation solide – voire, peut-être, avant d’avoir terminé des études…
  8. On ne peut qu’encourager à aller voir le film de Ken Loach, Sorry, we missed you.
  9. https://www.bfmtv.com/societe/plutot-burger-que-salade-lyonnaise-deliveroo-devoile-les-plats-les-plus-commandes-a-lyon-1794164.html
  10. https://www.frenchweb.fr/decode-deliveroo-est-elle-vraiment-une-tech4good/375486
  11. On trouve des voix discordantes, dont Jérôme Pimot, qui a mis sur pied le collectif « Clap » qui a entre autres mené des actions de blocage des restaurants et d’informations aux usagers français de la plateforme Deliveroo. Voir par exemple https://twitter.com/eldjai et http://www.rfi.fr/emission/20190731-invite-matin-jerome-pimot-ancien-livreur-velo-de-liveroo
  12. Ndlr : la néoténie est, en biologie du développement, la conservation de caractéristiques juvéniles chez les adultes d’une espèce.

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