La société technicienne veut-elle encore du bien et du mal ?
Pour elle, il ne s’agit que de fonctionner avec toujours davantage d’efficacité, pas de discerner, juger, différencier.
L’écrivain Jacqueline Kelen, qui vient de publier Le Jardin des vertus (Salvador), s’insurge contre cette vision mécaniste de la condition humaine.
La Décroissance : Bernard Charbonneau (1910–1996), ce grand précurseur de la décroissance, nous demandait ironiquement s’il y avait encore un « problème du mal », « dans une société profane qui perd de vue le bien et le mal en croyant les dépasser ». Dans votre nouveau livre Le Jardin des vertus, vous interrogez à sa suite : « Serions-nous aujourd’hui à ce point libérés de tout, depuis la mort de Dieu, qu’il n’y aurait plus à faire cette distinction dite manichéenne, qu’il n’y aurait même ni bien ni mal ? » Quelle est votre réponse ?
Jacqueline Kelen : Elle remonte à plusieurs millénaires, à l’aube des civilisations, et se trouve inscrite dans les premiers textes de l’humanité qui s’appuient sur la distinction entre le bien et le mal et invitent l’être humain à se conduire avec honnêteté, justesse et générosité, à faire le bien et à se garder du mal. On peut la lire sur les tablettes d’argile de Sumer, il y a 6.000 ans, sur les murs des pyramides et des tombes de l’Égypte ancienne, dès Saqqarah aux alentours de 2600 avant J.-C., ou encore dans les Tables de la Loi dictées à Moïse sur le mont Sinaï (XVe-XIIIe siècles avant l’ère chrétienne). Au musée du Louvre, chaque visiteur peut contempler la stèle en diorite noire, datant des années 1780 avant J.-C., qui est le célèbre Code d’Hammurabi. Ce Code fixe une règle morale à l’usage de tous qui, en discernant les bonnes et les mauvaises conduites, permet non seulement d’assurer sur terre ordre et harmonie, mais à chacun de s’élever. Au sommet de la stèle se tient le Dieu-Soleil, garant de la Justice, auquel fait face le Roi qui représente son peuple. Ainsi est clairement montrée la référence à une transcendance qui oriente la vie morale et confère de la valeur à l’existence humaine. Enfin, dans la tradition hébraïque, le prophète Isaïe (VIIe siècle avant J.-C.) lance un avertissement qui résonne jusqu’à nous : « Malheur à ceux qui appellent le mal bien et le bien mal, qui changent les ténèbres en lumière et la lumière en ténèbres ! […] Malheur à ceux qui se croient des sages et se trouvent très malins ! »
On pourrait multiplier les exemples en puisant dans toutes les civilisations, de l’Inde à la Chine, de la Perse à la Grèce antique. Or, en ce début de XXIe siècle où sévissent encore guerres, crimes et horreurs, l’homme se proclame libéré de toute contrainte, agissant selon son seul plaisir, puisqu’il n’aurait plus aucun compte à rendre à un Dieu (déchu ou inexistant) et serait dégrisé de l’opium de la religion.
De fait, cette proclamation d’émancipation relève à la fois de l’arrogance et de la complaisance : rien ne doit limiter l’individu qui va profiter de tout et faire tourner au mieux la machine économique. Il s’agit donc de le flatter et de le rassurer en permanence, de l’inciter à étendre son empire sans autre considération – ce qu’on dénomme sa liberté. L’ombre menaçante d’un Dieu de Justice ne saurait l’effrayer, ni un Jugement dernier après le trépas. Dès lors, le combat des Vices et des Vertus qui est au cœur de la philosophie antique et de toute démarche spirituelle n’a plus de raison d’être. Seuls comptent désormais son bonheur, son bien-être, sa sécurité et son développement personnel.
Sans référence à une instance supérieure (qu’on l’appelle Dieu, Absolu, Être, Principe suprême, Un), tout devient relatif et s’éparpille dans la multiplicité mouvante ; la vérité, le bien, le beau varient selon les uns et les autres, les pays et les époques, au grand dam de Platon et de ses Idées immuables et éternelles. Exemple caractéristique, le recueil de chroniques d’un philosophe en vogue intitulé Morales provisoires. Ainsi, libre cours est laissé à l’individu narcissique de dire et faire ce qu’il veut, sauf à contrevenir aux lois du pays. Désormais la morale se réduit au légal (ce qui est permis et ce qui est défendu), alors qu’elle concerne en premier lieu la conscience et la responsabilité de chacun, alors qu’elle témoigne de la dignité de l’être humain.
Que gagne-t-on à cette arrogance d’homme-dieu, à cette autosuffisance ? Un affreux rétrécissement au plan matériel, au terrestre et à l’instant présent. Est éradiqué le questionnement métaphysique qui stimule l’intelligence et la ferveur de connaître, est renvoyée à la platitude voire au sordide la création artistique qui, durant des millénaires, cherchait à s’approcher des dieux… Plus l’homme s’érige en maître et en finalité de tout, plus le monde devient inhumain et idiot. Aristote rappelait, dans son Traité dédié à son fils Nicomaque, que « vivre, c’est être utile », autant dire que chacun doit contribuer à l’évolution et à l’élévation de tous. De nos jours, il est supplanté par les slogans de « solidarité » et du « vivre-ensemble ». Et le philosophe concluait son ouvrage par des propos bons à s’attirer les foudres du laïcisme contemporain en affirmant que l’homme doit se conformer à son principe divin, l’esprit, et en énonçant avec fermeté : « Il ne faut donc pas écouter les gens qui nous conseillent, sous prétexte que nous sommes des hommes, de ne songer qu’aux choses humaines, et, sous prétexte que nous sommes mortels, de renoncer aux choses immortelles. »
Ce qui de nos jours est étouffé ou piétiné en l’être humain, c’est le sens de l’Absolu, la soif de l’Absolu. Comme si ce qui dépasse infiniment l’homme l’écrasait ou le niait, alors qu’il l’élève et l’ennoblit. De là, la perte du sacré avec ses conséquences redoutables à l’encontre même de l’humain. Les lieux, civils ou religieux, ressentis naguère comme sacrés, intouchables – lieux de savoir et de soin, de culte, de refuge, de repos –, sont livrés au saccage et à la violence meurtrière : écoles, églises, hôpitaux, cimetières… Le corps humain lui-même est traité comme un objet manipulable, trafiquable et jetable. Ainsi de la récente proposition de « compost humain » pour enrichir les sols après le trépas (non, ce n’est pas une blague des écologistes). Que dirait Antigone, elle qui a risqué sa jeune vie afin de donner sépulture à son frère malgré l’édit de Créon(1) ?
Ainsi, nous récoltons les fruits empoisonnés de notre reniement du sacré, de notre oubli mortifère de la « part éternelle de l’homme » qu’invoque sans cesse André Malraux. Dans son magnifique ouvrage paru en 1951, Les Voix du silence, où il discerne le sens profond et universel de l’Art, il écrit : « Le sacré n’implique pas seulement un absolu, il implique encore que la vie de la société dans laquelle il paraît soit orientée par cet absolu. » Sous couleur d’égalité et de diversité, on se retrouve dans un monde plat et conforme, et surtout sans grandeur. À rejeter le bien et le mal comme vieilles lunes, à bricoler sa petite morale provisoire, l’heureux habitant du XXIe siècle a perdu son honneur et sa dignité – mais ce sont là encore des notions obsolètes et propos de grincheux…
Vous observez que « bonheur, bien-être, guérir, lâcher prise, méditation, développement personnel et amour de soi, tels sont les articles les plus vendus au magasin des illusions. Les contemporains sont prêts à tout pour s’aménager un paradis sur terre. Il ne reste plus qu’à vaincre la mort, on s’y emploie ».
Afin de ne pas brusquer le cher Narcisse, au lieu d’éducation morale incitant à se connaître, à se corriger et à s’améliorer en pratiquant les vertus léguées par la philosophie antique (Force, Prudence, Tempérance et Justice), on le berce avec de mièvres concepts tels que la bienveillance, la confiance, l’estime et l’amour de soi. Il n’a pas à faire d’efforts, à s’évertuer (verbe forgé sur le mot « vertu »), il doit avant tout être rassuré, câliné. Et les techniques de développement personnel ne concernent étrangement ni l’intelligence ni l’esprit critique, mais visent au bien-être corporel, à la tranquillité du mental voire à l’absence de pensée. Déjà Confucius (551–479) énonçait lors de ses Entretiens : « Le sage attend tout de ses propres efforts ; l’homme vulgaire attend tout de la faveur des autres. » Et aussi : « L’homme sage aspire à la perfection, l’homme vulgaire, au bien-être. »
La vulgate thérapeutique qui envahit tous les champs de la pensée et de l’action m’apparaît comme l’ennemi principal de la Morale éternelle. Là où celle-ci donne des repères et des règles de conduite intangibles, et surtout éveille à la responsabilité personnelle et communique le goût du perfectionnement, une certaine psychologie bienveillante et flagorneuse relativise et sème le flou, elle entreprend d’excuser le pauvre et fragile individu, d’invoquer son enfance, son environnement social, bref, de le dessaisir de son libre-arbitre et de sa volonté. La morale fortifie et redresse l’être humain, là où le suave discours thérapeutique le débilite.
Ce qui importe, ce n’est pas d’avoir des idées larges, mais d’avoir des idées justes. Et seuls la réflexion, le silence recueilli, le discernement, et d’abord l’orientation vers la Vérité offrent à une personne d’agir avec rectitude et de prononcer de justes propos, à la fois clairs, équilibrés et sans compromission.
Actuellement, il s’agit de fabriquer à tout prix du consentement et la manière la plus simple consiste à aplanir les distinctions et les aspirations et à rassembler les hommes par le niveau le plus commun, le plus grossier, celui des instincts et des passions dont regorge le moi. Ce dernier est avide et, bien sûr, égocentrique, il a besoin d’être flatté et approuvé en permanence, il réclame protection et sécurité et tient à se maintenir sans jamais être atteint ni souffrir. Ainsi, par les mots et les recettes magiques de bonheur, guérison, jeunesse, pardon et amour de soi, on parvient au consensus par le bas et du même coup on favorise largement la consommation puisque tous ces produits, stages et livres sont cher payés. Et pendant que le citoyen s’occupe à temps plein de son gros moi, il n’exerce pas son intelligence et il ne regimbe pas. De nos jours, ce n’est plus la sagesse du gouvernant ou l’amitié entre citoyens qui assurent l’ordre et la concorde dans la cité, comme le pensaient Socrate et Aristote, c’est la recherche généralisée de bien-être et de festivités qui prétendent les garantir.
Et puis, le moi avide veut durer et ne veut surtout pas disparaître. Alors, on va le flatter encore en lui faisant miroiter une existence terrestre de centaines d’années. De celle-ci comment usera-t-il ? La question n’est pas posée. Dans la folie du transhumanisme on retrouve conjuguées l’arrogance sans frein et la démagogie qui méprise l’humain. En réalité, ce qui chez l’homme a la vie dure, c’est sa capacité de s’illusionner.
Il est frappant d’observer que des personnes qui renvoient toute volonté de discerner le Bien et le Mal à la pensée de George Bush (« Une bataille du bien contre le mal »), avait-il dit pour défendre sa guerre en Afghanistan) sont régulièrement les mêmes qui se dressent dans des postures moralisatrices frénétiques. Comment expliquer ce paradoxe ?
De tels comportements montrent bien ce qui distingue la morale de l’idéologie, et les hommes de réflexion des donneurs de leçons. Il faut rappeler que la vie morale requiert un engagement personnel, une responsabilité personnelle (le président Bush, lui, entraînait à sa suite un immense pays), tandis que les mouvements collectifs qui soutiennent des « valeurs » (politiques, écologiques, humanitaires, etc.) courent toujours le risque du prosélytisme, du fanatisme, de l’aveuglement et de l’endoctrinement.
L’exercice des vertus vise à la maîtrise de soi, au gouvernement des instincts et des passions, afin de s’orienter vers le souverain Bien. Une conduite vertueuse est exemplaire, elle peut être contagieuse, mais elle n’enrôle ni n’exclut personne. La morale singularise, alors que l’idéologie et le militantisme cherchent, au nom de leurs « valeurs », à rassembler le plus grand nombre, au risque d’insulter ou d’écraser ceux qui ne s’y joignent pas. Enfin, une vie morale s’avère dynamique, elle est toujours à parfaire, là où une idéologie, un système de pensée se croient définitifs.
Le discours médiatique contemporain tend à développer l’idée que « le mâle c’est le mal ». Ainsi, l’homme devrait « trouver la femme qui est en lui » pour en chasser la « masculinité toxique ». Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Ce discours actuel m’apparaît à la fois effrayant et grotesque, mais il remonte à plusieurs décennies, lorsque certaines féministes faisaient déjà l’équivalent entre virilité et violence voire viol, entre masculinité et brutalité, et lorsque des hommes se mettaient à cultiver leur « part féminine », nouveaux pères et gentils copains, hommes doux, mous et flous…
Un tel rejet haineux de la masculinité témoigne d’un refus de la loi et de l’autorité, il veut abolir la figure du Père qui distingue et sépare, au seul profit de la Mère qui rassure et englobe. Ce discours ignore aussi ce que représente la vertu de Force. Celle-ci se décline en courage et vaillance, en patience et résistance, en détermination et persévérance. Elle n’est pas l’apanage de l’individu masculin, mais à travers les Mythes et l’Histoire, c’est cette vertu cardinale qui fait les héros, les sages et les saints, d’Ulysse à Gandhi, d’Héraclès à Martin Luther King, de Don Quichotte à Thomas More. Elle est le contraire même de la fuite, de la faiblesse, de la lâcheté et de la démission. Et il me plaît qu’en grec ancien andreia, le courage, soit forgé sur le terme qui désigne l’individu masculin, aner.
Dans ces propos qui parlent de « toxicité » et de « femme intérieure », on remarque une fois de plus que le langage psy et le conseil thérapeutique se substituent à la saine et ferme morale : on incite l’homme actuel à se regarder le nombril plutôt que d’exercer sa volonté et son courage. Du reste, je ne vois pas en quoi sa « femme intérieure » serait plus intéressante que son identité masculine.
Enfin, les femmes qui dénoncent à tout va cette peste virile se focalisent sur les plans corporel et sexuel, sur la chair, et omettent le plan intellectuel. De nos jours, qui ose dire que la parole est toujours détenue par les hommes, avec le pouvoir qui attache ? Je pense en particulier à tous ces sages autoproclamés, à ces philosophes médiatiques et autres gourous qui occupent tout l’espace du savoir, de la culture, du domaine religieux et spirituel. Pour ma part, c’est sur le plan de la connaissance morale et spirituelle et de la parole qui la promeut que les femmes ont d’abord et encore à gagner leur autorité et à se faire entendre.
Tout semble mis en œuvre pour nous distraire, notamment avec l’entreprise terrifiante du numérique, pour exciter nos pulsions de toute-puissance, et nous éloigner de la quête du bien, du beau, du vrai. Comment retrouver les conditions pour faire de sa vie quelque chose de bon ?
La vaste entreprise de distraction généralisée a été mise en évidence par Philippe Murray à notre époque, mais il y a des prédécesseurs, en particulier Aldous Huxley qui en 1931, dans Contrepoint, écrivait : « Les industriels qui fournissent aux masses des amusements standardisés et fabriqués en série, s’appliquent de leur mieux à faire de vous le même imbécile mécanisé dans vos loisirs que pendant vos heures de travail. » Comme on a sapé en chacun le désir de s’améliorer, de s’élever, donc de faire de sa vie quelque chose de bon et d’utile, il reste l’ennui, un ennui mortel. On va donc occuper à temps plein l’individu par les écrans et les images, le décentrer et l’éparpiller par un bruit et une agitation permanents, l’empêcher de réfléchir et d’exercer son esprit critique par un déferlement de publicités et d’informations. Les tranquillisants et euphorisants feront le reste… Oui, tout est fait afin que l’individu ne pense pas, ne s’interroge pas, mais trouve tout prêts réponses, explications et remèdes de bonheur. Par exemple, ceux qui aujourd’hui militent en faveur de la légalisation du cannabis invoquent son usage thérapeutique, mais également « récréatif ».
Il n’y a pas à attendre des conditions particulières pour conférer à son existence une valeur morale et spirituelle, un caractère unique. En prenant conscience de la précarité de la vie et de son prix inestimable, un désir impérieux soulève l’être humain : désir de s’aventurer, de risquer, d’étudier, de connaître, d’aimer, de créer, désir de laisser après soi des semences de beauté, de justice, de bonté. Sans nul doute faut-il à la plupart des contemporains retrouver l’amour de la vie, avec sa douceur et son amertume, avec ses joies et ses périls, avec sa tragique grandeur. Notre société n’invite pas au désir, mais à l’excitation des sens et des instincts, elle n’invite pas à aimer la vie, mais à profiter et à se gaver. Et aucune sorte d’amour ne peut fleurir dans un climat d’envie et d’avidité.
J’aime beaucoup le bel avertissement donné par Thérèse d’Avila : « Souviens-toi que tu n’as qu’une âme, que tu ne mourras qu’une fois, que tu n’as qu’une vie qui est courte et dont tu as seul la responsabilité, qu’il n’y a qu’une gloire qui est éternelle, et tu te détacheras de bien des choses. »
La seule possibilité de ne pas se laisser engluer et laminer consiste à résister, c’est-à-dire à refuser tous ces écrans, machins connectés et autres boulets qui empêchent de voir autrui, de contempler le monde, de savourer la vie et de sentir les caresses du vent. On peut très bien vivre sans ces gadgets prétendument indispensables, j’en témoigne, et surtout on vit tellement mieux. C’est alors que peuvent se rencontrer, converser, s’écrire et lier amitié ceux qui, libérés de ces chaînes, vont bientôt apparaître comme les derniers vivants.
Jacqueline Kelen est une écrivaine française, diplômée de lettre classique, auteure de nombreux ouvrages. Entretien paru dans le n°161 de La Décroissance, juillet-août 2019, « Contre la grande confusion ».
- NDLR Selon nous, l’humusation ne peut se réduire à l’idée de «compost humain», mais s’inscrit dans une philosophie de «retour à la nature», loin des pratiques commerciales entourant la mort. Elle ne s’oppose donc pas non plus à l’idée de sépulture. Il faut
évidemment se méfier de la récupération capitaliste, qui ne trouverait en effet aucun mal à industrialiser le compost humain.