Kairos n°28

Mars 2017

Les rapports de l’ONG Oxfam sur l’inégalité(1) acquièrent le caractère naturel des saisons et, comme elles, se succèdent année après année. Un peu comme se rappelle chaque fois à notre bonne conscience, l’hiver et le froid revenant, le fait que des gens dorment, dans nos sociétés dites évoluées, dans la rue, que les miséreux existent encore. Les morts d’hypothermie viendront ainsi, de nouveau, faire les unes des médias, au même titre que les préparatifs de rentrée scolaire ou les premières chutes de neige…

De cette comparaison, on ne verra peut-être aucun lien. Pourtant, dans cette récurrence, il y a une constante : ce n’est pas chez les plus nantis, les riches exploiteurs, que l’on situera la cause, mais bien dans le chef des miséreux : à ces clodos qui n’ont pas pu s’insérer dans notre société de classe où – en Belgique – «10 % des plus riches possèdent la moitié du patrimoine de l’ensemble des Belges » , où « 8 personnes dans le monde possèdent plus que la moitié »… S’insérer… « Même jusqu’au seuil de la mort et de l’hypothermie, on va encore les faire suer d’espoir, de notre espoir, les pauvres. C’est pas pour éviter qu’ils crèvent qu’on les aide, non, c’est parce qu’à moitié morts, congelés, transis, comme ils sont, il reste encore peut-être un micro-poil de petite chance d’en faire des citoyens honnêtes et productifs ».(2) Toujours eux, ces pauvres, qui ne parviendraient pas à s’intégrer dans nos sociétés démocratiques, celles des Luxleaks et Panama papers, des Publifin et Kazakhgate, des intérêts notionnels et des paradis fiscaux, des guerres humanitaires et des chasses aux chômeurs… ces pauvres qui, une fois « inclus », graviront peut-être les échelons pour devenir… riches, et faire le jeu de l’exclusion!

Toujours eux. Et les « honnêtes », Albert Frère ou Davignon, Lagardère ou Arnault, Gates ou Zuckerberg, ceux qui ont « réussi » « à la force du poignet », n’auraient pas de soucis à se faire. Alors qu’ils thésaurisent une énorme partie de la richesse produite, augmentant leur fortune chaque année et creusant un peu plus les inégalités, la régularité des rapports des ONG nous indique que les techniques de contournement des mécanismes de redistribution sont toujours plus efficaces. Mais aussi, que les États n’agissent aucunement pour éradiquer les grandes fortunes et, dans un premier temps, apaiser la misère pour à moyen terme la faire disparaître. La Belgique par exemple, qui ne taxe ni la fortune ni les plus-values boursières, n’a réellement pris aucune décision pour assurer une répartition juste (les commentateurs ajoutent toujours un « plus » devant juste ou égalitaire — « plus juste », « plus égalitaire » comme s’ils faisaient l’aveu qu’une véritable égalité était impossible, mais surtout non désirée), depuis la crise de 2008.

Et les syndicats, qui crient victoire car ils ont obtenu un projet d’accord interprofessionnel dont ils espèrent qu’il va « améliorer le pouvoir d’achat des travailleurs et des allocataires sociaux, ce qui est favorable à notre économie »(3). N’ont-ils pas encore compris que le pouvoir d’achat était peut-être le problème, et qu’à survaloriser le travail et son soulagement par la consommation – le pouvoir d’achat –, ils étaient au service d’un capitalisme dévastateur, au service des « huit » ? Les véritables gagnants, les multinationales, grands patrons et plus nantis, le savent : « C’est fait ! Nous venons de conclure un accord interprofessionnel avec les syndicats, un accord salarial pour 2017–2018 », exulte l’administrateur délégué de la Fédération des Entreprises de Belgique (FEB), dans sa note « De la marge pour entreprendre… et consommer », où il ajoute : « Les salaires vont augmenter moins vite que chez les voisins, ça veut dire que la compétitivité de nos entreprises va s’améliorer : plus d’emplois, plus de pouvoir d’achat », etc., etc., « Et tout cela conduira à une paix sociale ».(4) La compétitivité c’est la solidarité, l’indécence c’est la décence.

Le scandale est pourtant d’encore nous faire croire que la compétitivité crée de l’emploi, d’encore nous parler de « pouvoir d’achat », alors qu’ils éludent la question des détournements d’impôts qui privent le collectif de ses moyens de subsistance. Ils nous somment de consommer, voitures, avions, malbouffe, objets superflus fabriqués par les esclaves d’Afrique et d’Asie qui par leur exploitation assurent notre pouvoir d’acheter bon marché… Les scandales ne sont pas des épiphénomènes du capitalisme, ils ne sont pas des accidents qui disparaîtront avec un peu plus de « contrôles », des « réformes », des accords interprofessionnels où le gagnant est toujours le même, où tous les faux garde-fous n’ont que pour fonction de nous faire oublier le scandale en cours, pendant que se prépare déjà le suivant.

Le scandale est là, inscrit au cœur du système. Permanent.

Alexandre Penasse

Notes et références
  1. « Une économie au service des 99% », rapport Oxfam 2017.
  2. Le sang nouveau est arrivé, Patrick Declerck, Gallimard, 2005.
  3. www.fgtb.be/-/le-g10-est-parvenu-a-un-projet-d-accord-interprofessionnel…
  4. www.feb.be

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