Si, à première vue, la dette publique semble être une question d’ordre économique ou financier, elle devrait pourtant intéresser les mouvements et citoyens soucieux du respect des équilibres écologiques. Tant au Sud qu’au Nord, la dette est en effet partie prenante de l’assaut contre
la nature impulsé par le système industriel capitaliste et qui atteint son paroxysme depuis les années 1950. Par conséquent, il est urgent que les divers mouvements écologistes prennent à bras le corps cette question et intègrent le combat contre la dette illégitime parmi leurs revendications.
LA DETTE : UN OUTIL DE PILLAGE
Depuis la fin de la colonisation, le mécanisme de la dette a été utilisé pour favoriser l’accès aux différentes ressources naturelles dont regorgent les pays du Tiers-monde. Dans bien des cas, la raison même de l’endettement était de favoriser l’extraction et l’acheminement de ces ressources, en particulier à travers la construction d’infrastructures diverses (infrastructures portuaires, routes, chemins de fer, barrages, mines, centrales électriques…). Les prêts de la Banque mondiale visaient ainsi explicitement à « développer » le pays en l’encourageant à exporter ses matières premières(1), le tout justifié par la fameuse théorie des avantages comparatifs de David Ricardo. Suite à la crise de la dette des années 1980, les difficultés financières des pays débiteurs les précipitèrent dans les griffes du FMI, lequel va les contraindre à se spécialiser toujours plus dans l’exportation et la privatisation de leurs richesses afin d’honorer leurs créances. Une gestion durable des écosystèmes n’entrant pas dans les critères de cette institution, « les gouvernements du Tiers-monde, pour servir cette dette, ont dû extraire encore plus de minerais, abattre plus d’arbres, pomper plus de pétrole, jusque dans les régions les plus reculées »(2). Ainsi, parmi les nombreux arguments qui démontrent l’illégitimité de la dette(3), le fait qu’elle se trouve au cœur d’un mécanisme de pillage humain et écologique doit être souligné. Le respect de l’environnement restera de ce fait lettre morte dans un contexte de néo-colonialisme dont la dette est une des pièces angulaires.
Loin d’avoir disparu, cette tendance se poursuit au-delà des frontières Nord-Sud puisque les pays européens victimes de la dette sont également encouragés à exploiter les potentialités de leur territoire (gaz et pétrole de schiste, minerais, etc.) pour satisfaire leurs engagements financiers largement illégitimes.
AUSTÉRITÉ CONTRE NATURE
Quelle que soit la région du monde, les politiques imposées par le FMI au nom du remboursement de la dette ont aggravé les inégalités, développé la misère et réduit l’accès aux services publics de base à travers les privatisations (engraissant au passage une minorité corrompue et parasitaire). Les répercussions environnementales de ces mesures sont multiples.
En premier lieu, une population grandement précarisée aura davantage tendance à considérer sa vie au jour le jour au détriment d’une vision sur le long terme. La priorité à la satisfaction de ses besoins primaires (nourriture, logement, chauffage, revenus, etc.) peut dès lors se faire en complète contradiction avec une perspective écologique durable(4). René Dumont dénonçait déjà cette situation en 1986, pointant « la misère rurale comme une cause essentielle de la désertification du Sahel »(5), la coupe des arbres et le ramassage des herbes mortes privant le sol de nombreux nutriments. Plus récemment, en Afrique du Sud, « la privatisation de l’approvisionnement électrique a exclu des millions de logements sociaux du réseau national, contraignant les plus démunis à recourir à des sources d’énergie moins chères mais plus polluantes »(6). Comme le souligne la géographe Sylvie Brunel, le fait que « deux Africains sur trois n’ont pas accès à l’électricité contraint ces derniers à trouver des solutions aussi peu soutenables qu’insatisfaisantes : lampes à pétrole, télévisions branchées sur des batteries de voiture, groupes électrogènes sales, énergivores et bruyants, feux de bois dispendieux, charbon de bois responsable d’une déforestation accélérée autour des villes et dans les pays pauvres, qui bradent leurs forêts pour les vendre comme combustibles à leurs voisins… »(7). Le comble du lien entre misère et dégradation de l’environnement est probablement atteint dans le delta du Niger. Dans cette région qui fut encore, il n’y a pas si longtemps, un véritable trésor de biodiversité, la destruction des ressources halieutiques par l’industrie pétrolière a contraint de nombreux pêcheurs à se tourner vers la contrebande du brut pour survivre dans un environnement sans autres perspectives d’avenir. Ces quelques exemples illustrent bien le fait que les exploitations sociales et environnementales ne sont que les deux facettes d’un même néocolonialisme qui est à la base de notre système de production et de consommation. Cette tendance se retrouve en outre sous les latitudes européennes puisqu’en Grèce, l’aggravation de la pauvreté suite aux plans d’austérité successifs a entraîné une multiplication des coupes illégales de bois ainsi que la combustion dans les chaumières de matières diverses avec des conséquences troposphériques importantes(8).
Plus généralement, une situation de désarroi économique peut conduire à un désintéressement du tout un chacun pour la question environnementale au profit de la lutte contre le chômage ou la précarité. Le soutien implicite d’une grande partie de la population des États-Unis à l’extraction du gaz de schiste, vu comme source d’emplois et de croissance immédiate, est sans doute une des meilleures illustrations de cette tendance. En outre, la pauvreté forcée de millions de personne pousse une grande partie de ces dernières à gagner les quartiers insalubres des grandes villes, très souvent dépourvus de politiques d’aménagement du territoire cohérentes et exerçant une pression considérable sur les écosystèmes locaux (absence de systèmes d’évacuation des eaux, construction sur des zones fragiles, accumulation de déchets, etc.). Or, comme Mike Davis l’a montré(9), la prolifération des bidonvilles a été accentuée par les politiques d’ajustement structurel imposées par le FMI au nom du remboursement de la dette. Par conséquent, dans un monde toujours plus urbain, les agglomérations feront partie intégrante de toute solution à la crise globale et atteindre des villes durables doit passer par une réaffirmation du « droit à la ville »(10), en particulier pour les exclus et les démunis.
En résumé, si la lutte contre l’exploitation et la misère est évidemment une urgence sociale, elle n’est pas moins une nécessité environnementale qui devrait encourager les organisations écologiques à s’emparer de cette question dans les plus brefs délais(11). Or, il est indéniable (jusque dans les discours du FMI) que la dette est un obstacle majeur à une amélioration des conditions de vie d’une population qui en paie le prix chaque jour.
UN TRANSFERT DE RICHESSE AU DÉTRIMENT DU BIEN-VIVRE
Dans de très nombreux pays, les montants consacrés au remboursement sont souvent considérables et nettement supérieurs à ceux utilisés pour des dépenses sociales et/ou environnementales(12). L’objection la plus répandue pour répondre aux partisans de projets d’économie d’énergie, de transports en commun, d’énergies renouvelables ou de relocalisation de l’économie est d’ailleurs le manque de moyens. De ce fait et à l’instar de nombreux mouvements sociaux, il est primordial que les personnes qui se veulent écologistes se posent la question de la légitimité d’une dette qui encourage une exploitation accrue de la nature et de la main‑d’œuvre, et qui constitue la plupart du temps un transfert de richesses des budgets publics vers les créanciers, majoritairement des banques et autres investisseurs institutionnels. Cette revendication, liée à un programme de réappropriation des communs et des grands moyens de production, sera certainement plus cohérente du point de vue environnemental que des projets comme les écotaxes, lesquelles ne remettent non seulement pas en cause le fond du problème mais pénalisent généralement les bas revenus (ne faisant de ce fait qu’attiser un rejet de la question écologique, caricaturée comme telle).
UNE DETTE INFINIE POUR UNE PLANÈTE FINIE
Plus généralement, l’idée même de dette comme moteur de notre économie est à remettre en question. L’endettement(13) suppose en effet (et n’est d’ailleurs soutenable que dans ce cas) une croissance illimitée de l’économie. En cas de récession ou de stagnation, on assiste à ce que d’aucuns nomment l’effet boule de neige, à savoir une spirale d’endettement sans fin brassant toujours plus de milliards de devises (c’est globalement ce qui se passe dans les sociétés occidentales depuis une trentaine d’années). Par conséquent, il est nécessaire de s’interroger sur le remboursement et surtout sur les bienfaits d’une annulation de la partie illégitime de la dette. Définir cette dernière pourra se faire par le biais d’un audit de la dette, à savoir une analyse des créanciers, des origines, des conditions et utilisations des différents prêts. Cependant, comme l’exemple grec l’a malheureusement montré, il est capital que cet audit s’accompagne d’une volonté politique de rupture ainsi que de mobilisations populaires massives pour peser dans le rapport de forces avec les créanciers.
On l’aura compris, parvenir à une société plus en phase avec les équilibres écologiques de la planète ne pourra se faire sans une remise en cause du cadre économique dans lequel la quasi-totalité des pays se trouvent. De par son caractère central dans le système capitaliste actuel, la dette doit donc à tout prix être remise en cause(14) et combattue. Bien entendu, l’annulation de cette dette ne résoudra pas tous les problèmes et ne doit constituer qu’un premier pas vers une « transition » énergétique et un autre modèle économique. D’autres mesures sont à promouvoir, telles que la décroissance de certains secteurs socialement et écologiquement nuisibles (armement, publicité…), la réduction du temps de travail généralisée sans perte de salaire ou encore la mise sous contrôle démocratique des secteurs bancaires et énergétiques.
Renaud Duterme , co-auteur avec Eric De Ruest de La dette cachée de l’économie, Les Liens qui Libèrent, Paris, mars 2014. Il vient également de publier De quoi l’effondrement est-il le nom ?, aux éditions Utopia.
- À noter que ces prêts comportaient également une dimension géopolitique importante puisqu’ils permettaient d’empêcher des gouvernements de se tourner vers le bloc soviétique. Lire à ce sujet Éric Toussaint, Banque mondiale, le coup d’Etat permanent, Paris, éditions Syllepse, 2006.
- Franz Broswimmer, Une brève histoire de l’extinction en masse des espèces, Agone, Marseille, 2010, p.188.
- Le lecteur désireux d’en savoir plus peut se référer aux nombreux travaux du CADTM (www.cadtm.org).
- Loin de nous l’idée répandue que seuls les riches peuvent avoir une conscience environnementale. De nombreux exemples prouvent que de nombreuses populations démunies œuvrent avec une certaine symbiose avec leur milieu naturel. D’autre part, la plupart des « riches » ont une empreinte écologique individuelle bien plus importante que la moyenne. Sur ce débat, lire Guha Ramachandra et Juan Marinez-Alier, « L’environnementalisme des riches », dans Emilie Hache (dir), Ecologique politique, cosmos, communautés, milieux, Editions Amsterdam, Paris, 2012.
- René Dumont, Pour l’Afrique, j’accuse, Paris, Plon, 1986, p.11.
- Patrick Bond, « Johannesburg, De l’or et des gangsters », Dans Mike Davis et Daniel B.Monk, Paradis infernaux – Les villes hallucinées du
néo-capitalisme, Les prairies ordinaires, Paris, 2008. - Sylvie Brunel, L’Afrique est-elle si bien partie ?, Paris, éditions Sciences Humaines, 2014, p.91.
- http://cadtm.org/Austerite-et-destruction-de-la
- Mike Davis, Le pire des mondes possibles, La Découverte, Paris, 2010.
- Pour une actualité de ce concept, lire notamment David Harvey, Le capitalisme contre le droit à la ville, Editions Amsterdam, Paris, 2011.
- Chez de nombreux écologistes, la cause majeure évoquée pour expliquer la « crise » écologique est la variable démographique. Bien que souvent nuancée, cette posture revient souvent de facto à pointer la responsabilité de cette crise sur les pays pauvres, le taux de natalité y étant nettement supérieur que dans les pays ayant terminé leur transition démographique. Ceci s’explique en particulier du fait que la baisse du nombre d’enfants par femme surgit avant tout suite à l’avènement d’un système de sécurité sociale et d’éducation (en particulier des femmes) équitable. Or, les politiques du FMI s’attaquent prioritairement à ces dépenses dites « non productives ». Par conséquent, même les facteurs démographiques s’expliquent en grande partie par les rapports d’exploitation. Lire à ce sujet Ian Angus et Simon Butler, Une planète trop peuplée ?, Ecosociété, Montréal, 2014.
- A titre d’exemple, en 2013, l’Argentine, le Brésil et la Colombie consacraient respectivement 38,4%, 42,2% et 24,3% de leur budget au remboursement de la dette. Voir http://www.cadtm.org/Les-Chiffres-de-la-dette-2015
- L’endettement dont il est question est essentiellement public. Cela dit, la partie privée obéit grosso modo à des logiques similaires.
- La dette n’est pas un mal en soi. Une dette contractée pour mener à bien des projets d’économie
d’énergie, d’éducation peut par exemple tout à fait être légitime.