DE LA COLONISATION À L’ESCLAVAGE ÉCONOMIQUE

Illustré par :

« On nous a dit et on continue à nous dire que les pèlerins du Mayflower sont venus peupler l’Amérique. Mais l’Amérique était-elle inhabitée ? » 

Eduardo Galeano

1492 marque la mal nommée « découverte de l’Amérique », mais c’est aussi l’année où l’Espagne, après près de huit siècles, vint à bout du dernier bastion de la religion musulmane. La guerre dite « sainte » de l’Église contre l’Islam, conduite par Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille était victorieuse. Cette même année, environ 150 000 juifs qui refusaient de se convertir au catholicisme furent expulsés du territoire espagnol. La culture guerrière des croisades s’exporta vers les nouvelles colonies. La reine Isabelle qui avait patronné l’Inquisition fut d’ailleurs consacrée première Dame de ce Nouveau Monde par le pape espagnol Alexandre VI. Le royaume de Dieu s’étendait et les conquistadors exhortaient les multiples peuples originaires mal nommés « les Indiens » à se convertir à la foi catholique par la force. Au moins 10 millions d’habitants des Amériques furent exterminés entre 1500 et 1600 avec la bénédiction du Vatican. 

Il est important de replacer ces deux événements majeurs de 1492 dans leurs contextes. On ne peut comprendre la violence perpétrée en Amérique sans la replacer dans la suite des horreurs des croisades. Les dissocier l’un de l’autre comme dans les manuels scolaires n’aide pas à la compréhension d’une des pages les plus sombres de notre histoire. 

OCCUPATION ET PILLAGE EN GUISE DE « DÉCOUVERTE » 

Les grandes puissances coloniales, l’Espagne, la France, l’Angleterre, la Hollande et le Portugal ont provoqué la mort d’une grande partie des populations autochtones des Amériques, d’Asie, puis d’Afrique afin d’en soustraire les ressources naturelles (or et argent en premier lieu) et d’en tirer un maximum de profit. 

Suite aux voyages de Christophe Colomb, la conquête espagnole dévaste royaumes et régions entières, les dépeuplant et les brûlant. Les Indiens accueillent pourtant les chrétiens du mieux qu’ils peuvent, souvent en offrant hébergement, nourriture et or. Mais les colons espagnols quant à eux, massacrent, torturent et brûlent les Indiens dès leur arrivée afin d’assurer leur domination. Bartolomé de las Casas, un des rares à dénoncer ce génocide au moment des faits, décrira l’horreur avec laquelle ces tyrans décimèrent les populations locales. Le massacre est si gigantesque et ce Nouveau Monde si dépeuplé, que les puissances coloniales devront faire appel à la main d’œuvre extérieure africaine. Au moins 12 millions d’Africains sont déportés vers les Amériques et les Caraïbes entre le XVIe et le XIXe siècle. Mais un grand nombre d’entre eux ne survivra pas au voyage : on estime à 20% le nombre d’esclaves morts pendant leur transfert et la traversée transatlantique avant d’arriver à destination dans les colonies européennes. Pour les survivants, leur sort est régi, en ce qui concerne la France, par le fameux Code noir, préparé par Colbert et édicté en 1685, qui déclare dans son article 44 « les esclaves être biens meubles » légiférant ainsi la traite et l’esclavage. 

En l’an 1545, la découverte de Potosi, une énorme mine d’argent de Bolivie, marque le début de l’expropriation des richesses du sous-sol latino américain. Qu’en est-il de l’énorme quantité d’argent extraite de la mine de Potosi à la sueur des mineurs boliviens lorsque l’on voit l’état de pauvreté de la ville du même nom ? Il est tout à fait raisonnable d’affirmer que l’expropriation des ressources et le commerce qui s’en suivit via la colonisation sont en grande partie à l’origine de la richesse actuelle des puissances coloniales et, pour ne prendre qu’un exemple, Bruxelles ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui sans le pillage du Congo. Outre la fortune colossale des métaux précieux extorqués, notamment or et argent, les Européens n’auraient pas eu accès à la soie et au coton, à la technique du verre soufflé, à la culture du riz et de la canne à sucre venant d’Asie ainsi qu’à la pomme de terre, à la tomate, au maïs, tabac, piment, cacao d’Amérique aussi rapidement sans l’entreprise dévastatrice de la colonisation. 

Finalement, les pays dits « en voie de développement » (PED) d’aujourd’hui remplacent les colonies d’hier : les multinationales se placent dans les anciennes colonies, investissent avec l’appui des gouvernements du Nord et des Institutions financières internationales (IFI), puis en extorquent les ressources pour accumuler des profits faramineux. 

La misère des pays colonisés s’est largement accrue en raison d’un transfert de dette : les dettes contractées par les puissances coloniales (Belgique, Angleterre, France) auprès de la Banque mondiale pour rentabiliser au mieux leurs exploitations dans leurs colonies ont ensuite été transférées sans leur consentement aux pays qui accédaient à leur indépendance. Elles constituent un cas de dette odieuse, tout comme les dettes ultérieures contractées pour rembourser celles-ci. Dans le cas d’Haïti, on en arrive même à faire payer le pays pour son accession à l’indépendance. À Saint-Domingue (ancien nom d’Haïti), dans la nuit du 23 au 24 août 1791, 50 000 esclaves entrèrent simultanément en insurrection armée, impulsant un long processus qui amena en 1804, à la proclamation de l’indépendance. Saint-Domingue, récupérant alors le nom d’Haïti, devient la première république noire indépendante. Elle le paie très cher : en 1825, le pays est contraint de donner à la France 150 millions de francs or pour la reconnaissance de son existence en tant qu’État-nation. Cette rançon, même si elle fut ramenée en 1838 à 90 millions (dont le dernier terme fut payé au début du XXe siècle), n’en constitue pas moins une dette pour l’indépendance. Haïti qui a lutté de longues années pour s’émanciper de la tutelle française doit ainsi payer pour son indépendance. Ceci constitue donc là aussi une dette odieuse et Haïti serait en droit de réclamer réparation à la France. 

Le pillage des matières premières se poursuit encore aujourd’hui dans les colonies ou ex-colonies : le mercure utilisé par les orpailleurs en Guyane française empoisonne les populations amérindiennes vivant en forêt tropicale guyanaise. En effet, les amérindiens sont contaminés par les poissons qui constituent une grande part de leur alimentation. 

« De nombreuses études scientifiques pratiquées sur les Indiens Wayana ont confirmé que le niveau de mercure est jusqu’à deux fois supérieur au seuil fixé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). » Avec des salaires de misère, 3 tonnes d’or sont extraites chaque année de Guyane française au péril de la santé des populations autochtones et de leur environnement. Reconnaîtra-t-on un jour l’empoisonnement des terres et rivières comme une dette écologique dont les peuples autochtones sont les créanciers ? 

LE COMBLE DU PARADOXE 

En Afrique, le pillage des matières premières continue, et comme aux temps des colonies, la transformation s’opère au Nord, avant éventuellement de revenir dans le pays producteur de la matière première. Ainsi, le pétrole brut extrait d’Afrique est majoritairement engagé à l’exportation quitte à revenir raffiné depuis le pays importateur. Sur la quarantaine de raffineries présentes en Afrique, beaucoup pâtissent d’un manque d’investissement et de maintenance, sont sujettes à des privatisations rampantes et n’arrivent pas à satisfaire la demande régionale. Résultat, le continent reste dépendant de l’importation de produits raffinés pour sa propre consommation. Ainsi, le Nigeria, premier producteur du continent et onzième mondial, n’arrive pas à satisfaire son marché intérieur et, comble du paradoxe, importe 70% de ses besoins en pétrole raffiné malgré une production journalière d’environ deux millions de barils de pétrole brut ! Pour satisfaire sa demande intérieure, chaque jour de l’année 2016, le Nigeria a importé pour 21 millions de dollars de carburant (pétrole raffiné), représentant près de 8 milliards de dollars sur l’année. En plus de se faire piller leurs matières premières, les populations des pays producteurs payent la plusvalue des produits transformés au nord par les multinationales occidentales. 

De même, les anciennes colonies ont aidé au développement de grandes puissances, de même le mécanisme de la dette sert ces mêmes puissances et fait office d’un néocolonialisme financier faisant ainsi perdurer un système d’oppression et de domination qui se renforce. Lorsque l’on observe les flux d’argent entre nouveaux prêts et remboursement de dettes au niveau mondial, ce sont bien les pays dits « en développement » (PED) qui fournissent des capitaux aux pays les plus industrialisés et non l’inverse. Même la « généreuse » aide publique au développement (APD) ne contrebalance pas cette hémorragie de capitaux. Le statut de donateur donne libre cours à notre bonne conscience et les pays riches redorent leur image ternie par des siècles de colonialisme. Ce scandale de la réalité révèle cet affront au monde : malgré les « efforts » des pays industrialisés en matière d’aide aux PED et malgré les apparences, les flux d’argent vont principalement du Sud vers le Nord, et non l’inverse. En d’autres termes, les pays appauvris du Sud, en se faisant littéralement piller ressources et maind’œuvre bon marché, financent le développement des pays industrialisés du Nord engraissant au passage les élites corrompues du Sud ! 

De l’aveu même de la Banque mondiale, « Les pays en développement pris ensemble sont des prêteurs nets à l’égard des pays développés ». Dans l’édition 2005 du rapport Global Development Finance de la Banque mondiale, la banque écrit « les pays en développement sont maintenant exportateurs de capitaux vers le reste du monde »

RECONNAISSANCE TARDIVE AFIN D’ÉLUDER UNE ÉVENTUELLE RÉPARATION ? 

Il faudra attendre le 10 mai 2001 pour que la France, en adoptant la loi dite Taubira, reconnaisse officiellement la traite négrière comme un crime contre l’humanité. Et pourtant, malgré cette avancée tardive, une loi du 23 février 2005 aux relents coloniaux annonce : « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issue de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit » (deuxième alinéa de l’article 4 de la loi du 23 février 2005). Est-ce un clin d’œil à Jules Ferry, considéré comme le promoteur de l’école publique laïque, gratuite et obligatoire ? Jules Ferry, ancien président du conseil français (équivalent de Premier ministre aujourd’hui), est aussi un penseur actif de l’impérialisme français, partisan de l’expansion coloniale et du massacre des communards pendant l’insurrection de la Commune de Paris. Il déclarait en 1885, dans son discours à la chambre des députés : « Les colonies sont, pour les pays riches, un placement de capitaux des plus avantageux ». On lui doit aussi cette citation : « Les peuples supérieurs ont le droit et même le devoir de civiliser les peuples inférieurs »

Rappelons que certains pans fondamentaux de notre histoire sont occultés de nos livres d’enseignement. Un exemple, Sétif, Algérie, 8 mai 1945 : « Les nationalistes algériens du PPA (Parti du peuple algérien, interdit) de Messali Hadj (en résidence surveillée) et des AML (Amis du Manifeste et de la liberté) de Ferhat Abbas organisent un défilé pour célébrer la chute de l’Allemagne nazie. Les drapeaux alliés sont en tête. Soudain, pancartes et dra

peau algérien sont déployés. Les pancartes portent les slogans  »Libérez Messali »,  »Vive l’Algérie libre et indépendante »,  »Á bas le fascisme et le colonialisme ». Bouzid Saal refuse de baisser le drapeau algérien qu’il porte ; il est abattu par un policier. Cela déclenche l’émeute. » Sur ordre du général Duval, des dizaines de milliers de personnes seront assassinées, des dizaines de milliers d’autres blessées. Là encore l’amnésie fut tenace : il faudra attendre 60 ans plus tard, le 27 février 2005, pour que la France, par la voix de l’ambassadeur de France à Alger, reconnaisse les « massacres » de Sétif et Guelma (le 8 mai 1945), comme « une tragédie inexcusable ». Comment ces pans entiers de l’histoire peuventils disparaître des manuels scolaires et de nos mémoires sans laisser un seul monument, une seule stèle pour affronter l’oubli ? 

Le soir du 17 octobre 1961 est organisée une manifestation dans Paris pour protester contre le couvre-feu imposé aux Algériens. Environ 30 000 Algériens convergent des banlieues vers le centre. Le rassemblement est pacifique pourtant, par des coups de crosse et l’usage des armes, le sang coule en plein Paris, des corps sont jetés dans la Seine. Des dizaines d’Algériens sont assassinés jusque dans le métro par la police parisienne sous les ordres de Maurice Papon, Préfet de Paris. Depuis, aucun monument public n’est là pour nous rappeler les faits, on préfère célébrer la mémoire de l’Organisation Armée secrète (OAS) regroupant les partisans du maintien de l’Algérie française par la lutte armée et responsable de plusieurs milliers de morts : à Perpignan, un monument à la gloire de l’OAS a dû être déplacé dans un lieu privé grâce à la mobilisation de militants des droits de l’Homme. Un autre à Marignane sera érigé en 2005 et restera plus de trois ans avant d’être démonté… 

UNE PLACE LUMUMBA CONTRE L’OUBLI ? 

Le jour de l’indépendance du Congo, le 30 juin 1960, le roi Baudoin encensait la « grande œuvre civilisatrice » du roi Léopold II : « Lorsque Léopold II a entrepris la grande œuvre qui trouve aujourd’hui son couronnement, il ne s’est pas présenté à vous en conquérant mais en civilisateur. » Le même jour, le Premier ministre du Congo Patrice Lumumba, décrivait le sort du peuple congolais en 80 ans de régime colonialiste, rappelant les insultes et les coups subis « matin, midi et soir, parce que nous étions des nègres », les terres spoliées et le régime d’apartheid où le « Noir n’était admis ni dans les cinémas, ni dans les restaurants, ni dans les magasins dits européens ». Six mois plus tard, le 17 janvier 1961, il était assassiné. En 2013, malgré la mobilisation pour baptiser du nom de Patrice Lumumba, une petite place du quartier Matonge où vivent de nombreux Congolais à Bruxelles, le projet a été rejeté par les autorités communales. Ces mêmes autorités ne semblent voir aucun inconvénient à ce que non loin de là, depuis près d’un siècle, les passants croisent la silhouette imposante de la statue de Léopold II place du Trône. La Belgique est sans doute le seul État occidental à ne pas avoir reconnu les massacres qu’il a perpétrés durant son empire colonial (1885–1960) qui, soutenu par l’Église, les médias et le Royaume, mènera au dépeuplement de plusieurs millions de Congolais, au travail forcé et aux assassinats politiques. 

Sous d’autres latitudes, il faudra attendre février 2008 pour que le gouvernement australien, par la voix de son Premier ministre Kevin Rudd, présente les excuses officielles (les premières) des descendants des colons aux Aborigènes pour les injustices subies pendant deux siècles. Un discours pour dénoncer l’atteinte à la dignité et l’humiliation dont ont été victimes les premiers habitants de l’Australie. Ce discours détruisit de facto les demandes de compensations économiques (1 000 millions de dollars australiens) intentées par les groupes indigènes pour les politiques du passé. Le pardon a ici la vertu d’éluder justice et réparation d’une dette historique. 

Après quelques timides avancées en termes de reconnaissance, les peuples appauvris du Sud, anciennement sous le joug des colons inquisiteurs, continuent à voir leurs richesses extorquées et par étranglement de la dette subissent une hémorragie de capitaux. Ils sont en droit de demander réparation au regard d’une dette historique, odieuse et écologique impardonnable. 

Jérôme Duval, membre du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (www.cadtm.org) et de la PACD, la Plateforme d’Audit Citoyen de la Dette en Espagne (http://auditoriaciudadana.net/). Auteur avec Fátima Martín du livre Construcción europea al servicio de los mercados financieros, Icaria editorial 2016. 

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