Le Covid-19 et son (im)monde

Si la situation actuelle devait nous enseigner une vérité, c’est sans doute celle que c’est à la mesure d’une modification obligée de nos « habitudes » que nous pouvons prendre le temps de nous arrêter et de penser. Mais a‑t-on vraiment modifié toutes nos habitudes, sachant que celle qui consiste à s’informer, par le biais des mêmes médias qu’avant, a crû davantage ? Il est donc également probable que des chocs comme celui que nous vivons, puissent avoir l’effet inverse. 

Le coronavirus n’est-il pas une forme d’apothéose de tout ce qu’il se passe depuis longtemps, qui s’inscrit cyniquement et « normalement » dans les productions d’une société qui a fait primer l’hybris (la démesure) sur le bien commun. Selon d’où l’on se situe, on pourra donc dire que rien ne va dans notre société, mais d’un autre point de vue, que tout fonctionne très bien. Dans le premier cas, on nommera les écarts indécents entre riches et pauvres qui se creusent irrémédiablement, les catastrophes naturelles qui augmentent de par leur nombre et leur ampleur, la disparition de la flore, la dramatique sujétion de la vie humaine aux algorithmes et aux écrans, la sixième crise d’extinction des espèces, etc. Dans le second, on constatera que les multinationales n’ont jamais été aussi puissantes, les médias concentrés aux mains des élites financières et autres grosses fortunes, que les dividendes pleuvent sur des riches de plus en plus riches, que la destruction est créative de richesses, concentrées, avant tout. Et que malgré tout cela, nombreux croient encore en la théorie du ruissellement. 

De cette situation, ceux qui ont intérêt à ce que rien ne change tireront profit. La réussite de leurs affaires dépendra de la réaction de la classe moyenne prise en étau entre les « premiers de cordée » et ce qu’il reste des classes populaires. Quel en sera l’épilogue, nous n’en savons rien. Mais l’apathie générale et l’ambivalence d’une petite bourgeoisie qui se contente de ce qu’on lui propose, troquant toute velléité de révolte contre un city-trip ou le dernier gadget made-inFoxconn, ne présage rien de bon. Pessimiste vous direz ? Il est trop tard pour penser en ces termes, établissant seulement que tout n’a mené à rien ; que les exigences étaient trop pauvres ; que l’espoir était trop présent et opportun. À l’heure qu’il est, on fait fi de l’espoir, prétexte à ne rien faire. On agit. 

Il est dont utile ici de procéder à une forme de synthèse, qui fera grincer les thuriféraires de « l’appel aux gouvernants », qui ne gouvernent plus rien du bien commun depuis des décennies, mais se contentent juste d’assurer leur plan de carrière, et donc de façon subséquente et logique, de garantir la pérennité du capitalisme, dont la fin n’est qu’une accumulation, qui ne peut prendre fin, si nous y participons, que sur la dévastation de la Terre qui nous accueille. 

Les propos raviront toutefois ceux qui luttent bien seuls depuis longtemps pour faire entendre autre chose que les psaumes de l’église de la croissance, relayés par leurs diocèses médiatiques. Ces derniers ont tous les âges, mais la tendance à considérer les pensées hétérodoxes comme désuètes leur accole fréquemment l’épithète de « vieux ». Certes, il peut y avoir quelque chose de valorisant à se voir qualifier de la sorte par des fidèles qui assurent la fin de l’humanité par leurs certitudes quotidiennes. 

Il faudra donc débuter par la fin qui éclaire le commencement : si Coronavirus il y a et si réactions médiatisées de ce type se font jour, elles ne sont que l’aboutissement de ce que nous sommes, de ce que nous avons fait, et de où nous en sommes. Rien de plus, et c’est même assez simple en fin de compte. Les élites occidentales ont toujours pu compter sur une classe moyenne qui ne voulait en rien perdre de ses prérogatives. Celle-ci a donc toujours fulminé de manière affectée, laissant l’illusion de la confrontation tout en assurant en off sa propre perpétuation. Les syndicats, l’aide au développement, les ONG et associations diverses, les Parlements, ne sont que les reliquats d’une lutte qui a perdu de sa radicalité, devenus même iindispensables tant ils servaient de faire-valoir au système dominant. Il fallait feindre l’opposition, en ne s’opposant toutefois plus aucunement aux fondements du système qui leur permettait même d’exister. Les autres, révoltés, avaient prouvé, dans les zones qui constituaient nos réservoirs de matières premières et de mains‑d’œuvre, que la réelle opposition n’avait qu’une seule issue : létale. Biko, Allende, Sankara, Lumumba…, en sont le témoignage. Pendant ce temps, la généralisation du vote illusionnait le peuple qu’il participait du collectif, surtout dupe de ce tour de prestidigitation qui avait fait accepter cet oxymore d’une « démocratie participative », parce qu’il pouvait désormais jouir des fruits de la consommation marchande. 

Soit, les révolutions abouties n’ont toujours été que bourgeoises. Pourquoi en changerait-il ? Nous débuterons par là, en commençant par un préliminaire toutefois, qui tentera de montrer que quelle qu’ait été la volonté d’aboutir à la crise coronovarienne présente, l’intention importe au fond peu, et c’est peut-être cela le pire : l’orgiaque est ce qui nous organise depuis longtemps, peu importe qu’il soit voulu ou non, il fait partie intrinsèque d’un mode d’organisation sociale, il en est donc sa création, toujours sa forme aboutie. L’occasion fait le larron, et tout choc fait stratégie. Le seul problème présent est que la conflagration touche ceux qui, habituellement, sont à l’abri. Avant, hier, il ne nous gênait pas trop de consommer les objets et les vêtements montés et cousus par des esclaves asiatiques, ou d’envoyer nos restes électroniques en Afrique. On le savait, l’important n’était et n’est toujours pas l’information, mais la volonté d’être libre, qui implique celle de penser. Elle se meurt, et la génération « smartphone » en signe peut-être la fin. 

La suite sera une tentative d’explication non-exhaustive de ce fait pérenne que, toujours et encore, rien ne change vraiment, donc que tout s’aggrave, et que se perpétue sans fin, et c’est là sa pure logique, le « changement dans la continuité ». Nous nous arrêterons sur cette pratique à l’innocuité estampillée pour l’ordre en place, que sont ces applaudissements quotidiens pour le corps médical. Cela nous offrira une transition idéale, nous permettant de questionner la médecine bureaucratique que ne peut interroger un simple claquement de mains, fourre-tout bruyant bien sympathique « positif » dans la novlangue. Donc inoffensif. 

Il faudra terminer en rappelant que le neuf n’a rien de nouveau et que l’inédit ne se pare de ces habits que pour nous faire oublier qui nous sommes et pourquoi nous y sommes. Aujourd’hui, « nous sommes tous Covid-19 ». Saurons-nous en tirer les conclusions, ou, comme le disait le lucide Jaime Semprun, s’évertuer encore et toujours à « ne pas conclure » ?


CORONAVIRUS : UN CHOC OPPORTUN 

« J’appelle “capitalisme du désastre” ce type d’opération consistant à lancer des raids systématiques contre la sphère publique au lendemain de cataclysmes et à traiter ces derniers comme des occasions d’engranger des profits »(1)

Naomi Klein, La stratégie du choc. 

Ce qui semble relever de l’inattendu possède ses bienfaits dans un système capitaliste. C’est-à-dire qu’on peut être assuré que là où le choc risquerait de faire vaciller les fondements de la société en place, les élites feraient tout pour l’éviter, que parfois ils y parviennent, d’autres fois non, mais que chaque fois ils en tirent profit. Dès lors, le plus important maintenant n’est sans doute pas de savoir si le Coronavirus est le résultat d’un complot, forme d’organisation secrète du désastre, mais que le désastre est consubstantiel à nos sociétés et est donc inscrit en son cœur-même. Se référant aux allégations fréquentes, et justifiées, de complot dans toutes les régions sinistrées par les USA, Naomi Klein explique pertinemment que « la vérité est à la fois moins sinistre et plus dangereuse. Car un système économique qui exige une croissance constante tout en refusant presque toutes les tentatives de réglementation environnementales génère de lui-même un flot ininterrompu de désastres militaires, écologiques ou financiers. La soif de profits faciles et rapides que procurent les placements purement spéculatifs a transformé les marchés boursiers, financiers et immobiliers en machines à fabriquer des crises, ainsi que le montrent la crise asiatique, la crise du peso mexicain et l’effondrement des «point com». Notre dépendance commune à l’égard des sources d’énergie polluante et non renouvelable engendre d’autres crises : les catastrophes naturelles (en hausse de 430 % depuis 1975) et les guerres livrées pour le contrôle de ressources rares (on songe à l’Afghanistan et à l’Irak, bien sûr, mais on ne doit pas non plus oublier des conflits de moindre intensité comme ceux du Nigeria, de la Colombie et du Soudan), lesquelles entraînent à leur tour des ripostes terroristes (les auteurs d’une étude réalisée en 2007 en sont venus à la conclusion que, depuis le début de la guerre en Irak, le nombre d’attentats a été multiplié par 7). Comme la planète se réchauffe, sur le double plan climatique et politique, il n’est plus nécessaire de provoquer les désastres au moyen de sombres complots. Tout indique au contraire qu’il suffit de maintenir le cap pour qu’ils continuent de se produire avec une intensité de plus en plus grande. On peut donc laisser la fabrication des cataclysmes à la main invisible du marché. C’est l’un des rares domaines où il tient ses promesses. Si le complexe du capitalisme du désastre ne déclenche pas délibérément les cataclysmes dont il se nourrit (à l’exception notable de l’Irak, peut-être), de nombreuses preuves montrent que les industries qui le composent font des pieds et des mains pour que les désastreuses tendances actuelles se poursuivent sans qu’on y change quoi que ce soit »(2)

C’est bien là une vérité dont la théorie du complot qu’alimentent surtout des médias aux ordres, débusqueurs officiels de fake news, risque de nous détourner, à savoir que les politiques « normales » s’efforcent à rendre ce monde invivable, et que le désastre doit durer et s’aggraver pour assurer les profits. Cela étant dit, on voit d’un autre œil tous leurs appels au changement, à leur lutte « contre » (la pauvreté, le sous-développement, l’obésité et autres « excès » en tous genres), qui ne sont qu’une forme d’organisation de la nuisance. On pourrait s’étonner que pendant que rien n’est censé fonctionner « normalement », certains domaines ne semblent nullement impactés par la situation. Ce n’est pas une contradiction au fond, car il en est de certains secteurs qui fonctionnent mieux en situation de bouleversement. Lors de l’ouragan Katrina par exemple, on aurait pu penser que les espaces dévastés allaient susciter une reconstruction rapide du bien commun, mais « les écoles, les maisons, les hôpitaux, le réseau de transport en commun, les quartiers encore privés d’eau potable… En fait, on ne s’employait pas à reconstruire le secteur public de la Nouvelle-Orléans. Au contraire, on utilisait la tempête comme prétexte pour l’oblitérer »(3). À l’instar du gars qui vole le portefeuille de celui qui vient de faire une crise cardiaque, on profite donc de la situation pour détruire ce qu’il reste de protection sociale contre la tyrannie marchande. On reste toutefois encore stupéfait de voir le zèle à prendre des mesures totalement antinomiques avec un bon sens que devrait nous inspirer la situation. Évoquant le témoignage demandant au gouvernement d’intervenir, Naomi Klein dit : « Ces questionnements introspectifs n’étaient pas de mise à la Heritage Foundation, repaire des véritables apôtres du friedmanisme. Katrina était une tragédie, mais, ainsi que Milton Friedman l’écrivit dans la page d’opinion du Wall Street Journal, c’était “aussi une occasion”. Le 13 septembre 2005 – quatorze jours après l’écroulement des digues –, la Heritage Foundation organisa une réunion d’idéologues et de législateurs républicains aux idéaux convergents. Ils mirent au point une liste “d’idées favorables au libre marché pour répondre à l’ouragan Katrina et à la hausse du prix de l’essence” – 32 propositions en tout, tirées tout droit du manuel de l’école de Chicago et présentées comme une forme d’“aide aux sinistrés”. Voici les trois premières solutions proposées : “suspendre automatiquement les lois David-Bacon sur les salaires dans les régions touchées” (allusion à l’obligation faite aux entrepreneurs fédéraux de verser un salaire suffisant), “faire de tout le secteur une zone de libre entreprise assujettie à un impôt uniforme” et “faire de tout le secteur une zone de compétitivité économique” (avantages fiscaux complets et suspension des règlements). On revendiquait aussi l’octroi aux parents de bons d’études ouvrant droit aux écoles à charte. Dans la semaine, le Président Bush annonça l’adoption de toutes ces mesures »(4). Ce qu’il se passe en France et l’application des «pouvoirs spéciaux» en Belgique, sont les mêmes types d’exploitation d’une situation de crise. Les timides et floues propositions, – stratégie de percée idéologique lente et progressive – , du président du patronat belge, Pieter Timmermans, de la Fédération des Entreprises de Belgique, indiquent cette stratégie du choc : « Ensemble, nos entreprises sont capables de relever de grands défis. Elles l’ont déjà prouvé lors de la crise financière de 2008 et après les attentats terroristes de 2016. Mais nos entreprises, de tous les secteurs, devront cette fois faire preuve d’une plus grande résilience encore (…) Mais le monde aura changé après la crise du coronavirus. Nous devons donc anticiper l’avenir. Nous devrons reconstruire et renforcer notre tissu économique », il faudra « de nouvelles idées, une nouvelle approche, un nouveau Plan Marshall pour retrouver des entreprises plus fortes »(5). Pieter Timmermans, patron des patrons, ami des milliardaires et des capitaines d’industrie, qui était présent le 11 septembre 2018 pour le lancement officiel du Pacte national [« public-privé »] pour les investissements stratégiques, avec à ces côtés : « Michel Delbaere, CEO de Crop’s (production et vente de légumes, fruits et repas surgelés) et ancien patron du Voka, mais aussi, parmi d’autres multiples fonctions, président de Sioen Industries ; Dominique Leroy, CEO de Proximus ; Marc Raisière, CEO de Belfius ; Michèle Sioen, CEO de Sioen Industries (leader mondial du marché des textiles techniques enduits et des vêtements de protection de haute qualité.), ancienne présidente de la Fédération des Entreprises de Belgique (FEB), manager néerlandophone de l’année 2017, accessoirement impliquée dans le Luxleak ; le baron Jean Stéphenne, bien implanté dans les milieux universitaires et politiques, comme ses autres acolytes, ancien vice-président et manager général de la multinationale pharmaceutique GlaxoSmithKline Biologicals, mais aussi président du CA de Nanocyl, spin off des universités de Liège et Namur, spécialisée dans les nanotubes de carbone (batteries, voitures, électronique…) »(6). Soyons sûrs que ces derniers ne veulent qu’assurer le bien commun. 

Mais l’opportunisme de la situation ne consiste pas seulement à accentuer la logique libérale en détruisant ce qui s’y oppose encore, mais aussi à déployer des « innovations » que la propagande médiatique n’avait pas suffi à rendre acceptable, et qu’un confinement par exemple, réduisant le pouvoir de contestation, permettra de déployer à point nommé. Ce fut le cas à La Nouvelle-Orléans, où les apôtres de Friedman virent dans l’ouragan l’aubaine pour la privatisation de l’enseignement : « Katrina a accompli en un jour […] ce que les réformateurs du système d’éducation ont été impuissants à faire malgré des années de travail »(7). C’est le cas en Europe avec la 5G. Certains avaient pu croire que l’absence de gouvernement fédéral en Belgique constituerait un moratoire pour l’invasion technologique, notamment celui de la 5G, que les appels et lettres ouvertes de milliers de scientifiques seraient entendus, c’était ignorer qu’on ne les écoute – comme les infirmiers et les médecins dans les hôpitaux en période de Coronavirus – que quand ils servent leurs intérêts. C’était donc sans compter sur leur détermination et l’opportunité de la situation qui leur était offerte : en Belgique, en plein confinement, l’Institut belge des services postaux et des télécommunications (IBPT) a annoncé l’octroi de droits d’utilisation provisoires visant à permettre l’introduction de la 5G. Une consultation publique, alors que nous sommes coincés chez nous et ne pouvons pas nous rassembler, a lieu jusqu’au 21 avril… En un seul jour, le 1er avril 2020, la corporation État-industrie rendait publiques les décisions qu’elle avait prises via leurs porte-paroles, les médias : « Proximus lance la 5G dans plus de 30 communes ». L’annonce indique qui décide : ce n’est pas un pouvoir politique (inféodé quoi qu’il en soit à la logique entrepreneuriale), ou mieux une force démocratique, mais une entreprise. 

En matière sanitaire, il a été dit et convenu qu’il n’existait plus de groupes témoins(8) et que désormais, nécessité de produire et consommer toujours plus oblige, nous étions des cobayes en phase d’expérimentation : « Puisque l’usage du GSM est actuellement généralisé, disait un médecin membre du Comité Frémault(9) , une alternative aux études de type cas-témoins est l’analyse de l’évolution avec le temps de la prévalence des tumeurs cérébrales ». Soit : « laissons faire, on ne peut pas lutter contre, ensuite on verra ». Pris dans la boucle des intérêts bien compris, le traitement de tumeurs et divers troubles sera profitable aux hôpitaux privatisés. Du win win. 

L’OPPORTUNITÉ FANTASTIQUE DU COVID-19 

Covid-19 tombe à point nommé face à un capitalisme en phase de disruption, qui doit faire l’économie d’une possible contestation populaire de grande ampleur. Les marches pour le climat et l’émergence de mouvements contestataires, même s’ils ne constituaient pas un risque subversif en eux-mêmes, auraient pu avec l’aggravation de la situation et l’information alternative accessible sur internet, mener à une forme de sédition d’ une partie significative de la population. Et c’est cela qu’il leur faut à tous prix éviter, empêchant le déploiement technologique, et, pire, pouvant conduire à une improbable, mais possible, conscientisation des foules couplée à une reprise en main démocratique de nos vies. « On va devoir informer, éduquer et donner confiance dans la 5G », nous dit dès lors le CEO de Proximus(10), entendez « accentuer la propagande et le lobbying ». 

À un moment, comme disait Friedman, inspirateur des régimes de terreur des dictatures néo-libérales d’Amérique du sud notamment, « seule une crise – réelle ou supposée – peut produire des changements. Lorsqu’elle se produit, les mesures à prendre dépendent des idées alors en vigueur. Telle est, me semble-t-il, notre véritable fonction : trouver des solutions de rechange aux politiques existantes et les entretenir jusqu’à ce que des notions politiquement impossibles deviennent politiquement inévitables »(11). Ou, pour le dire autrement : « Pour que le traitement de choc économique soit appliqué sans contrainte […], on doit compter sur un traumatisme collectif majeur, lequel entrave ou suspend provisoirement l’application des principes démocratiques ». Appliqué à la situation présente : il faut un Covid19 « pour aider l’entreprise privée à réaliser ses objectifs : profiter des traumatismes collectifs pour opérer de grandes réformes économiques et sociales »(12), « La peur et le désordre sont les moteurs du progrès »(13). Bill Gates, architecte du désordre mondial, en sait quelque chose, lui qui prodigue actuellement ses bons conseils aux États et attend leur implication financière – donc celle des contribuables – pour constituer des milliards de doses de vaccin, « les compagnies privées ne pouvant pas prendre ce genre de risque, mais le gouvernement fédéral le peut »(14)… « C’est pendant les moments de grande malléabilité – ceux où nous sommes psychologiquement sans amarres et physiquement déplacés – que ces artistes du réel retroussent leurs manches et entreprennent de refaire le monde »(15). Comme le disait Michael Bruno, économiste en chef à la Banque mondiale, devant un parterre de 500 économistes : « L’économie politique des crises graves tend à déboucher sur des réformes radicales aux résultats positifs »(16)

Ainsi, complice idéologique belge de Milton Friedman, Étienne Davignon, ancien Vice-Président de la Commission européenne, qui « “officialisera” la fusion de la communauté avec le monde des affaires », « Président de la Table Ronde des Industriels européens (ERT), de la Société générale de Belgique, de L’Union Minière, Vice-Président d’Accor, d’Arbed, de Tractebel, de Fortis Belgique, administrateur ou membre du conseil de surveillance d’Anglo American Mining, Gilead, ICL, Penichey, Foamex, Kissinger Associates, Fiat, Suez, BASF, Solvay, Sofina, Recticel ou encore de la CMB-Compagnie Maritime Belge. Président de l’AUME (Association pour l’Union Monétaire en Europe) dès 1991, et de la Fondation Paul-Henri Spaak, il est aujourd’hui membre de la Commission Trilatérale et gouverneur de la Fondation Ditchley »(17), soit, l’architecte du désastre, nous prodiguait ses bons conseils dans un quotidien belge : « un plan européen pour la survie du secteur aérien qui a été un moteur de croissance économique ces dernières années ; des mesures concrètes de soutien aux PME ; plan d’urgence pour le secteur médical ; accélération de l’investissement requis pour le «Green Deal» » ; développement de la recherche scientifique, notamment dans le domaine de la santé »(18). « Marshall », « Green New Deal » ou « société de transition », entendez toujours subventions publiques vers le privé, privatisation de la santé, accélération de la numérisation totale de nos vies, socialisation des coûts de la recherche publique et privatisation des bénéfices, sous une forme accrue. Soit, le mantra de l’école de Chicago : privatisation, réduction des dépenses publiques, dérégulation. 

La peur est saine pour le capitalisme. Elle doit donc durer : compter les morts, les patients en soins intensifs, donner des statistiques sans tenir compte de critères essentiels (comme le pourcentage de personnes testées dans la population), annoncer un « pic » à venir, dans deux jours, deux semaines… et confiner. La situation en cours donne l’ampleur de l’indigence médiatique et de la capacité mimétique des journalistes à tous bégayer en même temps les mêmes inepties. 

Cela dit, cette misère médiatique ne peut s’appréhender qu’à l’aune d’un système global où le choc est une aubaine pour ceux qui tirent les manettes dans les hautes sphères, une secousse accélérant la mise en œuvre d’un programme déjà fixé qui se met en place trop doucement en période « normale ». On ne voit pas comment et pourquoi des médias à la solde du capital, qui quotidiennement nous aidaient déjà à ne pas comprendre, outil de désinformation des masses, encourageant les instincts les plus vils : convoitise, jalousie, affects, viles pulsions, entretenant sciemment la niaiserie, « c’est-à-dire, au regard de l’économie de marché, tout ce qui est de nature à entretenir la frénésie de consommation »(19), en viendraient tout à coup à se métamorphoser en chantre de l’anticapitalisme. 

LE CHANGEMENT, C’EST POUR QUAND ? 

« Et c’est là, dit sentencieusement le Directeur, en guise de contribution à cet exposé, qu’est le secret du bonheur et de la vertu, aimer ce qu’on est obligé de faire. Tel est le but de tout conditionnement : faire aimer aux gens la destination sociale à laquelle ils ne peuvent échapper »(20)

Aldous Huxley, Le meilleur des mondes. 

« Les prétendues démocraties occidentales sont à cet égard tout à fait assimilables à des sociétés féodales dont les sujets seraient appelés à renouveler solennellement, de temps à autre, leur approbation aux princes, ducs, comtes et autres patriciens apanagés qui se sont emparés depuis longtemps du pouvoir et ont seulement le souci de faire légitimer leur coups de force »(21)

Alain Accardo, Le petit-bourgeois gentilhomme 

Les crises précédentes se sont toutes soldées par une victoire du capitalisme, préconisant des remèdes néo-libéraux plus forts, qui nous ont menés à la situation actuelle. Pourquoi en serait-il autrement aujourd’hui ? Qu’est-ce qui aurait tout à coup changé ? Certes, les inégalités ont formidablement crû, grâce à des mesures politiques favorables, le climat se dérègle, la biodiversité se meurt et nos enfants sont pris dans une spirale de crétinisation par les écrans d’un côté. De l’autre, les vols en avion ne cessent d’augmenter, les ventes de voitures, de smartphones, les achats en ligne… Or, on ne voit pas bien comment on changera de paradigme si on continue à jouer le jeu du système, si on veut le beurre et l’argent du beurre, un air pur mais conduire les enfants en voiture dans l’école qu’on aura choisie, des arbres mais de la viande tous les jours ; l’authenticité mais aller au bout du monde et quand on veut… 

Le système pour se maintenir en place a absolument besoin de notre consentement, de « ces membres des différentes fractions de ces classes moyennes dont nous faisons partie et qui constituent aujourd’hui la composante essentielle de la population des démocraties occidentales, c’est-à-dire celle dont l’adhésion importe le plus pour le soutien du système. Je pense que, faute du consentement de ces millions de salariés-citoyens à l’ordre existant, celui-ci ne pourrait se soutenir, sauf à jeter bas les masques de la démocratie et à se transformer en tyrannie avérée gouvernant par la terreur »(22). C’est à vrai dire ce qu’il a fait et fait toujours – la tyrannie – dans les dictatures de ces pays qui nous fournissent main‑d’œuvre et matières premières. 

Nous aurions beaucoup de choses à dire ici, retenons une chose importante qui est que « pour la longévité d’un système, il faut impérativement que ceux qui le font fonctionner soient disposés à le faire de leur plein gré, au moins pour ce qui touche à l’essentiel. Et plus leur adhésion gagne en spontanéité, moins ils ont besoin de réfléchir pour obéir, mieux le système se porte »(23). Nous avons délégué notre responsabilité à un pouvoir central et nous sommes bercés de l’illusion qu’une démocratie représentative ne représentait pas un vice rédhibitoire. Nous leur avons laissé faire ce qu’ils voulaient, et qu’au fond, ayant la liberté de consommer en échange, nous voulions aussi. La résignation n’a jamais été aussi forte qu’aujourd’hui. Des institutions, à l’exemple des médias censés jouer un rôle de quatrième pouvoir, sont devenues « appareils à organiser l’inconscience »(24). Les mouvements de gauche ont identifié un ennemi extérieur pour mieux délaisser l’ennemi en eux, c’est-à-dire toutes les structures introjectées qui participent à l’acceptation du monde tel qu’il est. Steve Biko l’a le mieux exprimé, par cet aphorisme : « L’arme la plus puissante de l’oppresseur se trouve dans l’esprit de l’opprimé ». Les médias, propriétés des plus grosses fortunes, ont été une arme essentielle dans l’organisation du « consensus de la cécité »(25). Ils continuent leurs œuvres dans l’épisode Covid-19. 

Pour mesurer la pauvreté du collectif dans nos sociétés, certains événements symbolisent plus que d’autre cette réalité d’une classe moyenne aveugle à la réalité de ce monde. 

LES APPLAUDISSEMENTS COMME SYMBOLE DE L’ABSENCE D’UN COMMUN 

Loin de moi l’idée de dénigrer le sujet pris comme personne dans son acte d’applaudissements. Mais quelles que soient ses intentions, et qu’il le veuille ou non, celui-ci participe d’une dimension publique : personne n’applaudit dans son salon, les murs comme seuls témoins… Il faut dès lors tenter une sociologie de ces applaudissements, qui heurtera certains, c’est évident. Mais il s’agit de conjurer la perpétuelle continuité du déluge qui, à chaque fois, se reproduit irrémédiablement, s’appuyant constamment sur l’idée que, cette fois-ci, c’est la bonne. D’aucuns penseront donc que cette fois-ci, c’est peut-être, enfin, « la bonne ». Tenons donc quelques précautions d’usage, dont l’une d’elles, d’apparence paradoxale, semble essentielle : à toujours croire que cette-fois-ci‑c’est-la-bonne, on délègue notre responsabilité à d’autres, comme toujours, qui se feront les garants du chemin à suivre, celui qu’ils ont tracé avant à coup de buldozzer et de Progrès, et qui nous conduit là où nous sommes. Or, gageons que sans une participation massive du peuple, le chemin sera identique et les balises placées par les mêmes. Si le krach financier majeur n’est pas pour cette fois-ci, dans les jours ou mois prochains entendons – car krach il y aura un moment ou l’autre –, il est assurément certain que les politiciens continueront dans la même voie. 

Il ne faudrait donc pas déceler dans ces applaudissements le signe d’une soudaine solidarité retrouvée, qui présagerait le meilleur pour les jours à venir. Ce serait aller en peu vite en besogne et faire preuve d’ignorance quant à la volonté conservatrice de ceux qui tirent les ficelles, de leur formidable puissance, mais aussi de la servitude profonde d’une majorité d’entre nous. Les manifestations tardives d’une « solidarité » médiatiquement organisée et politiquement tolérée sont typiques de nos sociétés, il nous faut « tous être » quelque chose (Charlie, Bruxelles, …) pour édifier cette unité illusoire, qui participe de la grande confusion et empêche de penser ce monde. Les applaudissements de 20h00 tous les soirs pour remercier le personnel médical en font partie. Ceux-ci, malgré les bonnes volontés, restent sagement circonscrits dans le cadre des gestuelles acceptables et acceptées. Si ces dernières sont des plus sympathiques et bon-enfant, elles demeurent encore et toujours signes d’un réflexe individuel. 

Car pour certains, il s’agit de conjurer une peur, forme d’exutoire public d’une angoisse passée désormais muée en démonstration d’un ravissement d’être – encore – en vie. C’est là le réflexe de l’atterrissage après vol agité qui, plutôt que de révéler la force d’une collectivité, fait preuve d’un instinct de survie individuelle bien vite imité par toutes les individualités présentes – on concédera que la réaction est moins noble dans la catégorie du « solidaire », démontrant l’implacable faiblesse du collectif dans nos sociétés, s’il ne nous reste plus que cela pour être « ensemble ». On réalise tout à coup que quelque chose pourrait nous tuer, vite, d’autant mieux qu’on ne voit pas que quelque chose tuait la vie, et l’humanité, plus lentement, mais sûrement, tous les jours, hier, aujourd’hui. Et demain ? 

Malheureusement, on oublie le pilote aussi vite qu’a cessé la peur de l’atterrissage, à l’instar de l’amnésie pour les rescapés du 11 septembre aux États-Unis, inversement proportionnelle aux hommages politico-médiatiques de l’époque. Délaissés après le show, c’est là l’attitude classique qui, suite au spectacle, donne la mesure de toute la vérité spectaculaire. Après les attentats de Bruxelles, il atteint son comble, avec podium et concerts en hommage aux victimes. Les projecteurs éteints et la place balayée, la suite fut plus âpre : certains attendent encore l’argent de l’État et des assurances, qu’ils ont dû débourser eux-mêmes pour payer les multiples opérations, revalidations, matériel adapté… Fini le scoop, on tourne la page. Les médias passent également, ce n’est plus économiquement porteur de parler de ceux qui ne savent pas payer leur chaise roulante, et puis il faudrait déborder sur l’explication du système qui engendre cela ; ce qui risque de ne pas plaire aux propriétaires de la « marque » Le Soir®, La Libre®, Le Vif l’Express® et autres. 

Il faut préciser certaines choses ici. Un, que l’effet de contamination, mauvais jeu de mots, n’est pas absent. À l’instar du phobique qui, ayant surpassé son angoisse de l’avion pour rejoindre un ailleurs-même et décompresse à l’atterrissage en applaudissant malgré un vol sans problèmes, voit son comportement imité par le reste des passagers, la vue du voisin applaudissant le lundi soir, suivi de deux de plus le mardi, de cinq le mercredi, pour terminer avec tout le pâté de maisons, vous laisse dans une situation, comment dire ? dont les patients minoritaires des expériences de Asch ont montré les effets(26)… Deux. Admettons que les applaudissements puissent, dans un mouvement de subversion collective, amener d’un même geste à utiliser ses mains pour ne plus les claquer, s’en servir activement et prendre la rue, et pourquoi pas ses pavés, ou pour, par exemple, et non des moindres, refuser la privatisation des soins de santé, des hôpitaux (ah, tiens, les hôpitaux !), de la Poste…, pour, enfin, ne plus admettre que l’on puisse continuer à nous gouverner, antithèse de la démocratie – dans laquelle, c’est encore un pas intellectuel à franchir, il faudra bien se rendre compte que nous ne sommes plus –, nous ne voyons pas bien l’étape intermédiaire entre la phase « applaudir » et la phase « révolution ». 

Car, disons-le encore, au risque de paraître rabat-joie (terme stratégique que la bien-pensance dégaine, au même titre que celui de « théorie du complot », dès qu’elle peut pour nous empêcher de réfléchir), la moindre petite modification du cadre de vie bourgeois suscite une vague de révolte sans précédent, bien plus radicale que les applaudissements, qui exsude la « fête » bien plus que la rébellion. Il me revient à la mémoire cette tentative – non révolutionnaire a priori selon moi, révolutionnaire a posteriori vu les réactions des voisins –, à l’idée d’enlever une place de parking dans la rue pour en faire autre chose qu’un emplacement d’amas de ferraille moche et encombrant. Il y avait ceux qui, se disant de gauche, ne disaient rien, tant la dissonance entre certaines de leurs idées et la volonté de ne rien changer aurait été trop grande. Leur silence laissait la voix libre au statu quo, évidemment. Puis, il y avait ceux qui voyaient dans cet acte atroce une forme politique liberticide, qui en dit long sur ce que Cornelius Castoriadis appelait l’hétéronomie – le contraire donc de l’autonomie. Celle-ci, plus que le fait d’être dominé par un groupe, exprime la certitude ancrée dans l’individu que les institutions ne sont pas le fait des hommes, mais nous ont été données une fois pour toutes et que nous n’y pouvons rien. L’arme de l’oppresseur dans l’esprit de l’opprimé… nous y sommes. Ainsi, celui qui se retranchait derrière l’argument de sa liberté, affichait cette forme de pensée anhistorique, incapable d’imaginer que le monde ait pu être un jour sans voiture(27), qu’un mouvement volontaire des industries (dont Ford notamment) ait pu participé à la destruction des transports en commun, instillé dans les têtes à coup de propagande massive le réflexe pavlovien d’assimilation de bagnole et de liberté, au point qu’aux USA être piéton deviendra suspect. Suspect d’être humain ? La voie vers la mécanisation de l’homme… 

Quel rapport me direz-vous ? C’est que la société dans laquelle nous sommes n’est aucunement la résultante de décisions d’une population informée et libre, mais celle de choix pris par le monde de l’industrie et de la politique institutionnelle, les deux étant intrinsèquement liés, l’un ayant besoin de l’autre. Quand nous prenons nos désirs, façonnés par des décennies publicitaires, pour des libertés, nous faisons le jeu d’un système qui est le même que celui qui vide les hôpitaux et les écoles de son personnel, tout en les remplissant des technologies de la Silicon Valley. La bagnole a tué nos villes, et nos vies. Comme le notait l’excellent Jaime Semprun en 1997 déjà, quand les ravages de la voiture avaient déjà commencé, mais n’avaient pas atteint la perfection actuelle qu’on leur connaît : « Rien ne donne mieux le sentiment du milieu criminogène et du désert de l’âme que cet entassement d’enveloppes métalliques habitées de grimaces humaines, de condamnés au bagne de la peine, qu’est devenu ce qui portait le nom de rue. Chaque voiture est un projectile qu’on a tiré, c’est donc une guerre permanente, stupide, sans finalité »(28)

Il est de ce fait déplorable mais non surprenant – au vu de l’apathie d’une partie des applaudisseurs en période « normale » – de constater que c’est encore et seulement au moment où l’on risque de se faire bouffer par les asticots ou brûler par les flammes un peu plus tôt que prévu, qu’on manifeste une soudain « souci de l’autre » – quand on sait qu’étymologiquement « solidaire » se « dit d’un bien commun à plusieurs personnes , chacune étant responsable du tout, et par extension des personnes liées par un acte solidaire »(29). Les hystéries collectives dans les magasins et les rayons vidés sont pourtant là pour nous rappeler où en est le curseur de la coopération, dans une société où depuis quatre décennies au moins, les balises concurrentielles et du chacun pour soi ont été les seules à donner le cap. Les événements loin de la frénésie de 20h00 – heure du JT de TF1 s’il en est – donnent à voir des actes isolés qui indiquent que c’est avant tout la peur et le chacun pour soi qui dominent, les infirmiers étant sympathiques quand ils sont loin en train de soigner les intubés, dont on n’espère que le suivant ne sera pas nous-mêmes ou un de nos proches ; de là à partager le couvert avec eux, il y a quelques pas qu’on ne fera pas.(30) 

Désolé d’y revenir donc, mais on applaudit d’abord pour soi, comme on s’exposait de façon ostentatoire aux terrasses des cafés parisiens après les attentats : on tape des mains d’être encore en vie, un peu comme on peut parfois être soulagé de l’être à la sortie d’un enterrement : « Cette fois-ci, c’est pas moi ». Ce qui fait redouter que la sortie de cette période monacale se manifestera par les exultations conformistes et les festivités de circonstance. On craint le pire, dans un monde où vivre est devenu synonyme de produire et consommer. Un Nouvel an avant l’heure… on devine déjà les titres de presse et les ouvertures de JT, niaiserie et crétinisme en apothéose. 

RETOUR À L’ANORMALE 

Macron, intrépide fanfaron annonçait le 11 mars, avant de revenir sur cette effusion libertaire et menacer les récalcitrants du confinement : « Nous ne renoncerons à rien, surtout pas à rire, à chanter, à penser, à aimer, surtout pas aux terrasses, aux salles de concert, aux fêtes de soir d’été, surtout pas à la liberté ». Ce réflexe atavique d’exaltation de la fête n’est pas sans signification. Il ressort de la logique du pain et des jeux, ce que ce serviteur de l’oligarchie qu’est Macron a bien compris(31), donnant à entendre les sons qui font vibrer la classe moyenne. Avec la prochaine crise financière, que lui et ses copains banquiers ont notamment concoctée, on risque pourtant de ne plus beaucoup rire et chanter. Le retour à la normale s’il y a, sera donc et surtout, un retour à l’anormal. Anormal que des médias à la solde du pouvoir politique et financier ont depuis des décennies œuvré à ce qu’il nous paraisse naturel, ou du moins comme « sans alternative ». Désolé pour ceux qui nous lisent avec constance, mais il faut revenir sur ce que deux personnages haut placés dans la rédaction de quotidiens belges, nous disaient à l’époque, alors que nous subissions les effets du néolibéralisme sauvage et que l’appât sans fin du gain nous conduisait vers une abîme dont on sent de plus en plus la profonde proximité. Béatrice Delvaux, actuelle éditorialiste en chef du Soir, ancienne rédactrice en chef, écrivait, en décembre 1999, au moment des révoltes de Seattle : « Le “non” radical à la mondialisation est intenable dans un monde où le consommateur pose tous les jours des gestes qui font sortir les entreprises des frontières […] « Le marché reste le mode d’organisation le plus efficace de la vie économique – notamment parce que tous les autres ont montré leurs limites ». C’était le 2 décembre 1999. Pas étonnant que plus de 20 ans après, le quotidien demande encore aux architectes du désastre comment s’en sortir(32). Plus tard, Francis Van de Woestyne, rédacteur en chef du quotidien La Libre à l’époque, écrira : « À la veille du week-end, les responsables syndicaux ont réalisé un “safari” dans Bruxelles, un mini-trip destiné à pointer du doigt les “espèces fiscales protégées” de Bruxelles. Amusant ? Plutôt navrant…(…) la stigmatisation systématique des “riches”, telle que la pratiquent les syndicats, est déplorable. Alors quoi, il suffit d’être pauvre pour être honnête… ? Un pays a besoin de riches. Pour investir, pour prendre des risques (sic). Le système devrait d’ailleurs faire en sorte que les grosses fortunes, et les autres, trouvent un intérêt à placer leur argent dans l’économie réelle du pays plutôt qu’à chercher des rendements élevés ailleurs. Ce ne sont pas les riches qui sont responsables de la crise, mais bien ces apprentis sorciers qui ont profité des failles d’un système pour le faire déraper » (…) La France pratique depuis deux ans une politique anti-riches : on en voit les résultats. Les riches s’en vont, l’économie bat de l’aile et les pauvres sont plus pauvres. Une riche idée, vraiment »(33). Rappelez-vous que ce sont eux qui vous « informent » encore aujourd’hui. 

« Pertes et sacrifices » ? Il n’a pas dû lire Majid Rahnema, qui aura magistralement démontré comment la misère est propre à nos sociétés modernes et à leur délire productiviste, cause et effet de la valorisation de la richesse pécuniaire(34). Mais savent-ils même qui il est ? : ces précepteurs gouvernementaux ne cherchent pas à comprendre, apôtres du libre-marché, ils sont là pour nous convaincre. Béatrice Delvaux dans une discussion ultérieure à un débat, m’avait révélé ignorer le mouvement de critique des médias en France, donc « Les nouveaux chiens de garde » et le film éponyme, tout comme Acrimed, Alain Accardo… peu croyable pour une directrice de rédaction. Il est plus facile d’être aveugle quand on s’écarte de la lumière. 

Gageons que les pilotes de la situation (les gouvernants), encensés par le pouvoir, seront applaudis après le vol. Certains seront remerciés, pour avoir « mal géré la crise », mais ils se verront vite substitués par de nouveaux pilotes, qui prendront place dans le même type d’appareil et choisiront les mêmes voies. À moins que… 

ON A LA SOLIDARITÉ QU’ON PEUT 

Certes, il y a derrière les claquements de mains une volonté de retrouver du lien, de la chaleur, de la convivialité, mais si celle-ci s’est réduite à une forme de démonstration individuelle dans un système qui l’a constamment bafouée, y préférant les monades consommatrices, elle ne peut qu’être ce qu’on lui permet d’être. Elle se réduit alors à un un acte ordonné et subordonné dont on sait de façon subconsciente qu’il n’aura aucune répercussion sur notre vie ; à l’instar de cette auto-censure du journaliste qui « sait » ce qu’il peut, ajoutant, pour rétablir un certain équilibre mental, qu’il fait ce qu’il veut : il faut bien « aimer ce qu’on est obligé de faire ». Ce « vouloir » dans une société dirigée par des ploutocrates qui ont avec eux les outils de propagande les plus avancés et des serviteurs journalistiques plus que zélés, n’a donc pas grande valeur. Vous comprendrez donc que la logique du « 1 % responsable » et du système « extérieur » leur sied à merveille. On ne peut donc qu’être solidaire en superficialité dans une société qui a fait de ses seules valeurs celles de produire et consommer toujours plus. Dans ce monde, on travaille toujours contre quelqu’un, nécessairement, inscrit malgré soi dans des catégories binaires. On ne peut pas respecter l’Autre, quand on vit dans une société qui dépend du pétrole, a fait naître des Ikea et réduit l’espace à la bagnole ; on ne le peut pas plus quand on bosse dans une boîte d’intérim qui exploite et humilie des troupes de bétail humain en attente de quelques heures d’un « boulot de merde » ; quand on mange dans un fast-food où les toilettes sont tenues par une pensionnée incapable de vivre avec sa seule retraite, sans parler de la provenance des aliments ingurgités; quand on croise dans la rue, avant de rentrer chez soi, un type qui y dormira cette nuit ; qu’on travaille la journée dans des bureaux que des esclaves nettoient dès que le jour se couche… Ne faire qu’applaudir, c’est donc rechercher quelques avantages provisoires sans les inconvénients et, qu’on le veuille ou non, faire le jeu du système. Système qui a su valoriser et mettre en première ligne ces pratiques déculpabilisantes, où la charité occupe la première place. 

Même les plus récalcitrants n’ont pas vu que sous leurs invitations, douce ou sévère, à se rabattre sur le refus individuel, ils admettaient implicitement que le collectif n’était plus possible, et valorisaient ainsi un repli sur soi propre au système qu’ils désiraient pourtant voir disparaître. Peut-on leur en vouloir ? N’ayant pas vu leurs années de lutte aboutir à un mouvement collectif, le temps qui passe ayant au contraire approfondi l’aliénation technologique et la destruction de l’imagination, ils se sont retranchés vers le lieu où ils croyaient encore qu’un changement pouvait se faire : celui de l’individuel. Pourtant « quoi que nous fassions ou que nous nous abstenions de faire, notre grève privée n’y change rien, parce que nous vivons désormais dans une humanité pour laquelle le “monde” et l’expérience du monde ont perdu toute valeur: rien désormais n’a d’intérêt, si ce n’est le fantôme du monde ou la consommation de ce fantôme. Cette humanité est désormais le monde commun avec lequel il nous fait réellement compter, et contre cela, il est impossible(35) de faire grève » . Les dirigeants s’accommodent parfaitement de nos initiatives individuelles, tant qu’elles ne touchent pas au cœur du problème. Faut-il rappeler que si « à aucun moment dans l’histoire les classes possédantes et dirigeantes n’ont été spontanément disposées à renoncer à leur domination et qu’elles n’ont jamais cédé qu’à la force (celle du nombre pour le moins), elles le sont aujourd’hui moins que jamais, vu la multiplicité et l’efficacité des dispositifs protecteurs qu’elles ont mis en place (l’Union européenne, par exemple, pour ne citer qu’elle) ».(36) Voilà où nous en sommes arrivés dans la dépossession démocratique: à signer des pétitions sur internet en pensant que cela pourrait changer quelque chose. 

Dans cet ensemble, le secteur médical ne fait pas exception, et il ne faudrait pas devenir sourd à force d’applaudissements répétés qui nous empêchent d’entendre et voir. 

LE BUSINESS DE LA MÉDECINE 

« Au moment de la reconstruction de l’Europe après la Deuxième Guerre mondiale, les puissances occidentales adoptèrent les principes suivants : les économies de marché devaient garantir une dignité élémentaire suffisante pour dissuader des citoyens désillusionnés de se tourner de nouveau vers une idéologie plus attrayante, qu’elle fût fasciste ou communiste. C’est cet impératif pragmatique qui présida à la création de la quasi-totalité des mesures que nous associons aujourd’hui au capitalisme «humain» – la sécurité sociale aux États-Unis, le régime public d’assurance-maladie au Canada, l’assistance publique en Grande-Bretagne et les mesures de protections des travailleurs en France et en Allemagne ». En somme, toutes ces mesures naissent « du besoin pragmatique de faire des concessions majeures à une gauche puissante » (…) « Tant que planait la menace du communisme, le keynésianisme, en vertu d’une sorte d’accord tacite, avait la vie sauve. Une fois ce système en perte de terrain, on put enfin éliminer tous les compromis et, du même souffle, poursuivre l’objectif épuré que Friedman avait fixé à son mouvement un demi siècle plus tôt »(37).

Identifier un groupe – « le corps médical » –, c’est d’emblée réduire celui-ci à une forme plus ou moins figée. Et c’est risquer d’oublier certains critères essentiels qui pourraient diviser celui-ci en deux groupes ou plus si nous établissions d’autres critères de distinction. C’est, sciemment ou pas, ce que les remerciements au corps médical et son indistinction provoquent. Car si ce dernier est indispensable pour « nous » sauver, quelle que soit l’idéologie qui anime les membres individuellement, il faut préciser que les médecins, majoritairement libéraux, sont à l’origine du numerus clausus, comme nous le rappelaient deux d’entre eux : 

- « Ce sont les médecins qui ont réclamé le numerus clausus ! Ils ne vont jamais se bouger. » 

- « À part quelques fadas, mais sinon on est complètement minoritaires : 90 % des médecins votent MR. » 

- « Ils veulent rester une caste : ce qui est rare est cher… »(38)

Privilégiés de nos sociétés, nombre d’entre eux sont ainsi rentrés dans une logique de maximalisation de leurs gains, ouvrant la voie à la logique d’une médecine à deux vitesses, cause de la construction hâtive d’hôpitaux privés concomitamment à la destruction de la santé publique, dont les premiers constituent majoritairement à la fois la cause, et plus tard, la conséquence : 

- « Les médecins sont quand même bien payés, mais quand tu les entends ils n’arrêtent pas de se plaindre. Certains médecins pensent qu’ils devraient être mieux payés qu’un premier ministre, parce qu’ils auraient des responsabilités plus importantes. Pour eux, 10.000 euros nets par mois, ce n’est rien du tout. […] Dans les hôpitaux privés [par contre], c’est l’individualisme forcené, qui conduit à des excès inhumains : je me souviens d’un gynécologue qui faisait 400 accouchements à lui tout seul chaque année et qui en était fier ». 

Applaudir indistinctement alors que dans le groupe applaudi se trouvent à la fois ceux qui veulent maximiser leur profit grâce à la médecine et ceux qui veulent utiliser leur connaissance pour participer au bien commun qu’est la santé, n’a pas beaucoup de sens. Certes, on sait qu’un pompier pyromane pourra éteindre le feu chez vous, comme un médecin libéral ne vous laissera sans doute pas agoniser au bord de la route parce que vous n’avez pas de carte de crédit(39), mais il aura été en partie responsable, peu ou prou, de vos malheurs, ou en tous cas de la façon dont maintenant ils sont pris en charge. 

Un peu partout des méga-centres commerciaux hospitaliers sortent de terre, avec actionnaires et dividendes, dont l’objectif est en premier lieu de faire du profit, soutenus par des financements publics sous le prétexte, refrain lénifiant, de la « création d’emploi ». Leur objectif est donc de traiter du malade et pas de réduire la maladie dans nos sociétés, au même titre qu’une pompe à essence doit maximiser la fourniture de carburant et pas pousser les automobilistes à faire usage de leurs jambes avec une plus grande fréquence. L’objectif de l’hôpital privé, ce n’est pas la santé, celle-ci est juste un moyen de faire du profit. Ces hôpitaux privés payant mieux, ils contribuent par ailleurs à siphonner le personnel des hôpitaux publics, dont le personnel manquant s’était déjà vu compensé par de la main‑d’œuvre médicale étrangère, cette dernière vidant à son tour les services médicaux de pays souvent plus pauvres. Le déménagement de l’hôpital privé Cavell à Bruxelles a par exemple « vidé le service de cardiologie »(40) de l’hôpital public Saint-Pierre. Pour « remédier » à cela ? On place dans les services publics des « managers » dont le seul but n’est plus que de jouer le jeu de la concurrence avec le privé, pour un seul résultat à moyen terme : tuer définitivement le service public(41)

Par ailleurs, les médecins des hôpitaux publics se « servent » des consultations qu’ils donnent dans ces derniers pour réorienter leur patient vers leur cabinet privé : « “Vous savez, vous attendrez beaucoup moins dans mon cabinet privé”, c’est une pratique courante. Il y a un hôpital dans la région de Liège qui proposait un rendez-vous dans un délai raisonnable pour deux fois le prix Inami ». Pas étonnant dès lors que « à Cavell par exemple, la majorité des médecins ont refusé de voter que le prix soit limité à 10 fois celui de l’Inami ! ». 10 fois, vous avez bien lu. 

QU’EST-CE QUE LA SANTÉ DANS UN MONDE MALADE ? 

« Les écoles produisent de l’éducation et les véhicules motorisés produisent de la locomotion de la même manière que la médecine produit des soins. Chaque entreprise arrive à dominer son secteur et à faire accepter ses outputs comme des produits de première nécessité qui ont toutes les caractéristiques de marchandises industrielles ». 

Ivan Illich, Némésis médicale(42)

Il serait erroné de situer le système médical comme zone d’exception au monde dans lequel il est. À ce niveau de réflexion, nous n’établissons plus de distinction entre le privé et le public, mais percevons la santé comme domaine particulier dans un système malade, où de fait l’entreprise médicale est un paradigme de l’institution industrielle : « La médicalisation pernicieuse de la santé n’est qu’un aspect d’un phénomène généralisé : la paralysie de la production des valeurs d’usage par l’homme, comme conséquence de l’encombrement par des marchandises produites par lui »(43)

La médicalisation institutionnelle de nos vies, l’attente démesurée à l’égard de la sainte-église hospitalière, fait partie des pratiques de déresponsabilisation qui accentuent notre hétéronomie, nous privant de penser les conditions modernes de vie qui nous rendent malades et les moyens de les éradiquer(44), l’organisation sanitaire devenant en elle-même l’entreprise qui, comme d’autres, occultent le monde qui produit ses ravages : « L’organisation nécessaire pour soutenir cette intervention [la médicalisation de la vie] devient le masque sanitaire d’une société destructrice(45) » ; mais aussi privatise la santé, dans ce sens qu’elle délègue à un autre la fonction de prendre soin de nous : « L’entreprise médicale menace la santé. La colonisation médicale de la vie quotidienne aliène les moyens de soins. Le monopole professionnel sur le savoir scientifique empêche son partage »(46), comme si cette évolution était normale et souhaitable : « Les citoyens ont une conscience accrue de leur dépendance vis-à-vis de l’entreprise médicale, mais ils pensent que c’est un phénomène irréversible. Ils identifient cette dépendance au progrès(47) » 

Il y a dès lors de formidables leçons à tirer des exultations présentes en faveur de la santé, venant d’une société où la malbouffe est généralisée, et où personne ne daignerait laisser sa voiture individuelle et ses voyages en avion pour faire sa part de contribution à rendre notre air respirable, et en fin de compte pérenniser un mode de vie durable. L’homme moderne semble avoir plus facile à rester confiné chez lui qu’à bannir Amazon de sa liste de service de consommation en ligne. 

Il est donc plus qu’étonnant de prendre constat du fait que des États : 

- qui ont laissé le secteur de l’agroalimentaire faire ce qu’il veut, se contentant de feindre de réguler les intentions des « consom’acteurs » en apposant une apostille en bas de l’écran d’une publicité télévisuelle qui nous vendait de la merde, en nous prévenant quand même que l’abus de matière fécale était nocif et qu’il fallait faire de l’exercice physique tous les jours – en regardant la télévision ?; 

- dont l’agriculture a peu à peu été colonisée par les logiques de profit et a participé de la programmation létale des petits paysans, tué les sols, organisant la disparition massive des abeilles, des insectes de façon générale, des vers de terre et de la vie ; 

- qui ont encouragé l’élevage intensif, les fermes des mille vaches, les élevages de cochons de Bretagne dont les millions de tonnes de lisier tuent les chevaux et empoisonnent les promeneurs, les poulets dont on coupe le bec, dont on broie les petits pour en faire des nuggets… Soit, qui ont fait de l’animal une vulgaire valeur d’échange ; 

- qui ont accepté d’encore commercer avec un pays qui détruit la forêt amazonienne ; qui coupent des arbres pour construire des immeubles inutiles, des routes, des zones libres pour laisser voyager les ondes 5G meurtrières ; 

- qui ont accompagné la privatisation des soins de santé, conduisant en partie à la situation où nous sommes ; 

- qui ont encouragé le trafic automobile et n’ont jamais initié le moindre geste en faveur de sa diminution, (sauf dans les grandes villes depuis peu, très doucement, au rythme des désagréments que les embouteillages causaient au secteur patronal), viciant notre air, dont les particules fines et autres scories de la liberté individuelle de rouler colonisaient nos poumons ;

- qui ont favorisé le secteur des multinationales, au détriment des remèdes alternatifs peu coûteux et autant, si pas plus efficaces ;

- qui ont exploité le « Sud » et continuent à le piller de façon intempestive, pour notre confort au Nord ; ont assassiné tous les dirigeants qui tentaient de donner à leur peuple une autonomie, mal vue ici car elle aurait bafoué « l’autonomie » technologique du peuple, qui veut sa bagnole, son four à micro-ondes et son smartphone ; mettant en place des mécanismes d’aide qui avaient plus une valeur symbolique que réelle, confortant l’Occidental dans cette image de notre innocence dans la situation du Sud ;

- qui ont participé ou toléré la concentration médiatique au sein de structures propriétés des plus grosses fortunes nationales, alors qu’une information libérée, si tant est qu’elle ait existé à grande échelle un jour, restait le garant contre l’aliénation de la population, une nourriture à l’esprit critique, et donc l’assurance qu’elle n’aurait pas accepté toutes les « innovations » qu’on lui impose. ;

- qui laissent les technologies de l’information et de la communication (TIC) et les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) prendre le contrôle de nos vies et de nos esprits et participer de la crétinisation des masses, leur ouvrant les portes des établissements scolaires…

- qui n’arrivent même pas à abolir le plastique, le glyphosate, les 4x4, les paradis fiscaux, ou plutôt les encouragent.

 — …

Il est effarant donc que ces États qui ont participé à ce dépérissement collectif, se souviennent désormais de nous, de notre santé et de nos vies, comme si celles-ci prenaient maintenant le dessus sur l’économie et la croissance, et on ne peut qu’y voir, au-delà du spectacle(48), non pas un grand complot, mais la continuité morbide d’un mode d’organisation qu’ils ne sont pas prêts à remettre en cause après l’épisode du Covid-19, au contraire. Certes, ce rôle d’empoisonneur-apothicaire est propre à un État qui a cru devoir servir prioritairement les entreprises et leurs patrons avant le bien commun et qui a, en outre, rendu les aménagements qu’ils avaient mis en place pour nous protéger quelque peu des affres du capitalisme (sécurité sociale, assurance-maladie, congés payés, services publics) dépendants d’un système économique de croissance. Il faudra évidemment aussi souligner que, hiérarchisation habituelle dans les morts oblige, c’est en raison du fait que le Coronavirus attaque toutes classes sociales confondues(49) que les élites s’y intéressent aujourd’hui. Ici, les morts sont importants, parce que l’épidémie touche aussi les patrons d’industries du Bel20.

Revenons‑y donc : « C’est la société qui multiplie les causes d’inadaptation physique, mentale et sociale et qui rend nécessaire ensuite la dépense de sommes fantastiques pour soigner, réinsérer ou maintenir en vie les inadaptés(50) ». « The idiot cycle »(51)… « L’analyse de la tendance de la morbidité montre que l’environnement général (notion qui inclut le mode de vie) est le premier déterminant de l’état de santé global de toute population. Ce sont l’alimentation, les conditions de logement et de travail, la cohésion du tissu social et les mécanismes culturels permettant de stabiliser la population qui jouent le rôle décisif dans la détermination de l’état de santé des adultes et de l’âge auquel ils ont tendance à mourir. Alors que, avec les transformations de l’âge industriel, les anciennes forme pathologiques tendent à disparaître, de nouvelles formes de morbidité apparaissent. C’est de nouveau au régime alimentaire que revient la priorité dans la détermination du type de maladies courantes, particulièrement si l’on y inclut les consommations de tabac, d’alcool et de sucre. Un nouveau type de malnutrition est en passe de devenir une forme d’épidémie moderne au taux d’expansion particulièrement rapide. Un tiers de l’humanité survit à un niveau de sous-alimentation qui aurait été jadis létal, tandis que de plus en plus d’individus absorbent des poisons et des mutagènes dans leurs aliments(52). » 

C’est avec l’ère industrielle qu’apparaissent de nouvelles maladies. Aux États-Unis, le progrès de l’industrialisation s’accompagne du déclin de la qualité de l’alimentation et donc de la dégradation de l’État de santé des populations. « L’intervention destructrice de l’homme sur le milieu s’est intensifiée parallèlement aux prétendus progrès de la médecine ; l’empoisonnement de la nature par l’industrie chimique est allée de pair avec la prétendue efficacité croissante des médicaments ; la malnutrition moderne, avec le progrès de la science diététique »(53). Alors que la santé se dégrade, la prise en charge des problèmes de santé est perçue comme une possibilité de profit énorme. Ainsi, si le tabac et la malbouffe rapportent énormément aux entreprises – et à l’État via les taxes –, les conséquences sanitaires qu’ils provoquent amènent des gains financiers aux entreprises pharmaceutiques et aux secteurs privatisés de la santé. Éliminer la cause reviendrait de fait à produire deux effets impensables pour des États imbriqués dans une logique pernicieuse d’un système public financé par des activités destructrices, et qui ne veulent pas modifier leur fonctionnement : 

- se priver des revenus issus des taxations des produits nocifs ; 

- se priver des revenus issus des médicaments et des services de santé. 

Cela réduirait les maladies, mais aussi les profits, ce qui faisait dire à Ruth Mulvey Harmer « que l’Organisation mondiale de la santé trouve un intérêt dans la continuation de l’utilisation des pesticides toxiques du fait de ses programmes de santé publique »(54). À l’évidence, si ce qui nous nuit de façon structurelle (la pollution de l’air, de l’eau, des sols, la déforestation, le stress systémique, la surconsommation d’écrans, …) ne disparaît pas, c’est que cela participe de la croissance économique. Mais si nous ne luttons pas pour les voir disparaître, c’est aussi parce que nous trouvons dans l’usage des objets qui produisent ces nuisances plus d’avantages que de défauts, gardant à l’esprit que les nuisances sont surtout subies par des personnes dont nous tentons le plus souvent d’oublier l’existence, comme l’indiquait sans ambages Véronique de Viguerie quand elle nommait son reportage « Les pétrolières tuent pour satisfaire leurs clients… nous! »(55) 

On vénère la science, on dénigre la conscience de soi et les remèdes des grands-mères qui ont fait leur preuve séculaire. Les effets de groupe consensuels contiennent toujours un sens caché, qui est évidemment difficilement audible, puisqu’il révèle le mythe de cette nouvelle unité autour d’un thème commun. Paradoxalement donc, l’unanimité autour de la défense des soins de santé indique une survalorisation des hôpitaux qui révèle un mode de pensée qui perpétuera la domination bureaucratique de nos vies. 

CONCLUSION 

Il faudrait rappeler l’horreur que génère et nécessite notre système en période « normale ». Il est devenu « populiste » et malvenu de dire qu’un enfant meurt de faim dans le monde tous les cinq secondes, conséquence directe de notre modèle de développement. C’est que cette réalité dérange profondément car elle ne tolère qu’une seule réponse : un changement radical. Il est donc une leçon à tirer, dont nous avons partiellement évoqué la raison dans ce texte, mais qui semble difficile à arriver à la conscience : il ne faut plus rien attendre des politiques, et c’est bien cette croyance qui nous a fait perdre un temps précieux et participer à cette délégation pérenne de notre pouvoir collectif à une caste ploutocrate. Si l’on ne subit pas une crise financière d’ampleur inédite lors de cette épreuve du Corona, il est assuré que les politiques en reviendront à leur premier amour, à savoir un démantèlement de ce qui fait encore société. Médecins, infirmières et autres personnels hospitaliers, dont ceux aussi qui ramassent les poubelles et nettoient les hôpitaux, caissières, éboueurs, postiers, etc., seront à nouveau bien seuls quand il faudra trouver du monde pour empêcher qu’ils ne soient avalés par la spirale du profit. Les contestations acceptables seront alors insuffisantes, les manifestations joyeuses de solidarité désengagées, empathiques. 

La thèse complotiste sera tirée du chapeau dès que nous voudrons dire que le Covid-19 et sa gestion sont un produit de ce monde. Un schisme, déjà entamé, s’établira entre ceux qui, même « de gauche »– ou surtout de gauche, parfois… – sont intimement persuadés d’être dans un monde moderne, avancé, et pris en main par un État plein de sollicitude, pour qui les événements de crise ne sont que des « accidents », évitables, d’un système qui une fois débarrassés de ceux-ci, aura atteint la perfection, un schisme s’établira donc entre ces derniers et ceux qui ne croient plus en un État protecteur garant du bien commun. Malheur, misère, maladies et morts ne sont pourtant pas que les affres de l’existence, mais également bien la condition intrinsèque d’un désastreux système qui a fait de la production-consommation une valeur. . 

En ce sens, la panique tombe à point nommé pour un système capitaliste en pleine désagrégation. Elle est notamment l’occasion : 

- de tester la capacité de soumission des populations à grande échelle ; 

- d’augmenter de façon faramineuse le profit des multinationales pharmaceutiques, les États endossant la charge de la recherche et le privé les bénéfices, dans la logique habituelle de socialisation des coûts et privatisation des bénéfices ; 

- que les multinationales, comme elles le font toujours, instrumentalisent les États dans des dimensions inédites. Sans ceux-ci en effet, impossible de coordonner un dépistage et une vaccination mondiaux ; 

- de se passer définitivement de l’avis d’une population confinée, les gouvernements s’alliant comme jamais avec le milieu pharmaceutique privé, mais constituant aussi des comités d’experts provenant du secteur des entreprises et des banques. 

- de rendre possible ce saut par l’instigation massive dans la population d’une peur collective qui autorisera un « après ». Comme l’a dit la première Ministre belge : « C’est un long processus de reconstruction qui nous attend. Il est évident qu’il y aura un avant et un après Covid-19 ; que ce soit dans la manière d’envisager notre rapport aux autres ou que ce soit dans le fonctionnement de notre société, de manière plus générale. Nous devons faire en sorte de sortir de cette épreuve renforcés »(56)

Nous devons changer radicalement notre rapport au monde et aux autres, changer de société, pourfendre le capitalisme. Nous nous en sortirons, collectivement, et nous sortirons de leur condition ceux qui meurent du fait de nos modes de vie, si, enfin, nous comprenons cela. 

Alexandre Penasse 

Notes et références
  1. Naomi Klein, La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Leméac/Actes Sud, 2008, p. 14.
  2. Naomi Klein, La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Ibid., p. 516.
  3. Ibid., p. 501.
  4. Ibid., p. 494–495.
  5. www.feb.be, consulté le 08 avril 2020.
  6. «“Créer le chaos et renverser les tables”?. Réflexion sur la démobilisation organisée et en cours » ; Voir aussi « L’invasion technologique à la lumière de la 5G ». www.kairospresse.be
  7. Naomi Klein, La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Ibid. p. 14 (voir note de bas de page 9).
  8.  C’est-à-dire d’un groupe protégé des ondes qui pourrait être comparé à un groupe exposé.
  9. Voir « L’illusion technocratique à la lumière de la 5G », Kairos février 2019, voir https://www.kairospresse.be/journal/kairos-38.
  10. La Libre, le 02/04/20.
  11. Naomi Klein, La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Ibid ., p. 15.
  12. Ibid., p.17.
  13. Ibid., p.18.
  14. www.gatesnotes.com, consulté le 08 avril 2020.
  15. Ibid., p.33.
  16. Ibid., p.314.
  17. Geoffrey Geuens, Tous pouvoirs confondus. États, Capital et Médias à l’ère de la mondialisation, EPO, 2003, p. 114 et 27. Ses fonctions ont changé, la citation étant tirée d’un ouvrage datant de 2003, mais cela en dit long sur le personnage.
  18. Le Soir, 1er avril 2020. Georges-Louis Bouchez profitera lui pour relancer l’idée d’une « allocation universelle au bénéfice de tous », nous faisant croire que le MR se souciait désormais du bien commun… https://www.mr.be/le-gouvernement-federal-precise-ses-mesures-de-soutien-pour-les-travailleurs-les-independants-et-les-entreprises.
  19. Alain Accardo, Le petit-bourgeois gentilhomme. Sur les prétentions hégémoniques des classes moyennes, Agone, Marseille, 2009, p. 54–55.
  20. Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, Plon, 1932, p. 40.
  21. Alain Accardo, Le petit-bourgeois gentilhomme, Ibid., p. 37.
  22. Alain Accardo, De notre servitude involontaire, Agone 2001/2013, p.44–45.
  23. Alain Accardo, Le petit-bourgeois gentilhomme, Ibid., p. 32.
  24. Alain Accardo, De notre servitude involontaire, Ibid, p. 54.
  25. Alain Accardo, Le petit-bourgeois gentilhomme, Ibid., p. 49.
  26. Solomon Asch a réalisé des expériences devenues célèbres sur le processus de conformité et l’adhérence individuelle aux normes du groupe.
  27. Voir « Vive la bagnole », Kairos de novembre-décembre 2017, https://www.kairospresse.be/journal/kairos-32.
  28. Jaime Semprun, L’abîme se repeuple, Éditions de l’Encyclopédie Des Nuisances, p.31.
  29. Dictionnaire étymologique du français, Le Robert.
  30. https://www.rtbf.be/info/societe/detail_un-infirmier-expulse-par-ses-colocataires-a-schaerbeek-suite-au-coronavirus-ils-ont-change-la-serrure-le-soir-meme?id=10472841&fbclid=IwAR1DmIATcLrGLO46JJUjx69DQ9X22NQZ_ghwaU0cfEb50X6AWddqH0raxQI
  31. Voir, notamment, Opération Macron, Éric Stemmelen, Éditions du Cerisier, 2019. Recensé dans le Kairos de septembre 2019.
  32. « Les “rédactions autorisées” Ou comment empêcher que certaines questions arrivent jusqu’à leurs oreilles… », www.kairopresse.be.
  33. Respectivement Le Soir, 02/12/99 et La Libre, 06/01/2014.
  34. Majid Rahnema, Quand la misère chasse la pauvreté, Fayard/Actes Sud, 2003.
  35. Günther Anders, L’obsolescence de l’homme, Éditions de l’Encyclopédie Des Nuisances-éditions, Ivréa, 2002, cité dans L’emprise numérique, p.397.
  36. Alain Accardo, De notre servitude involontaire, Ibid., p. 147. Voilà notamment pourquoi les oligarques demandent comme réponse à la crise « plus d’Europe », entendez plus de libre-marché, dérégulation, privatisation et réduction budgétaire.
  37. Naomi Klein, ibid., respectivement page 74, 304, 306.
  38. « La santé en système capitaliste : un bien commun ? », paru dans Kairos de février-mars 2018. Voir https://www.kairospresse.be/journal/kairos-33. Les citations qui suivent sont tirées de cette même interview.
  39. Enfin, le « progrès » made in USA arrive : « Va-t-on vers un système à l’américaine ? ». « On y est déjà. J’ai vu une patiente en hémorragie mise dans le tram d’un hôpital privé vers un public, refusée parce qu’elle n’était pas solvable ». Voir « La santé en système capitaliste : un bien commun ? », ibid.
  40. « La santé en système capitaliste : un bien commun ? », Ibid.
  41. Voir à ce sujet le documentaire « Burning out », Jérôme Le Maire, www.burning-out-film.com/?lang=fr
  42. Ivan Illich, Nemesis médicale, Œuvres complètes, vol.1, Fayard, p. 661.
  43. Ibid., p. 583.
  44. « Les rituels de la médecine font croire aux gens que les traitements qu’ils subissent feront du bien à leur santé, alors même que leur résultat le plus clair est de les priver de la volonté d’exercer un contrôle sur leurs conditions de travail et d’habitat », Ivan Illich, Ibid., p. 650.
  45. Ibid., p. 586.
  46. Ibid., p. 585.
  47. Ibid,. p. 681.
  48. Voir « Nous sommes pris dans le spectacle », Kairos février-mars 2020.
  49. Ainsi du décès de Philippe Bodson, ancien patron de Tractebel et Président honoraire de la Fédération des Entreprises de Belgique (FEB), grand ami des milliardaires. C’est un truisme que de dire que si la paludisme avait touché eux ou leurs proches, cela fait longtemps qu’il lui aurait trouvé un remède.
  50. Ivan Illich, Nemesis médicale, Ibid., p. 657.
  51. Titre d’un documentaire montrant la consanguinité entre les entreprises qui fabriquent les produits qui nous rendent malades et celles qui fabriquent ceux pour nous « soigner ».
  52. Ibid., p.600–601.
  53. Ibid., p. 601–602.
  54. Ibid., p.601.
  55. « Nigeria : la guerre du pétrole brut dans le delta du fleuve Niger », Météopolitique.com, cité dans De quoi Total est-elle la somme ? Multinationales et perversion du droit, Alain Deneault, Écosociété/Rue de l’échiquier, 2017, p. 275.
  56. « Allocution de la Première Ministre », 5 avril 2020, www.sophiewilmes.be

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