DES INTERSTICES, RELIÉS ENTRE EUX
« L’absurde surgit de la confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde »
Albert Camus
Des interstices, oui, des interstices, voilà ce qu’il faut. Des brèches, des ouvertures, qui permettent d’échapper au spectacle quotidien, celui où se crée un monde qui n’existe que parce qu’il est montré tel en nous insinuant qu’il n’y en aurait pas d’autres, où les homélies politico-médiatiques quotidiennes d’un « retour de la croissance » côtoient les injonctions à la concurrence et à la compétition. Ce monde des uns contre les autres, de la sauvagerie capitaliste, est déjà à l’agonie, et c’est parce qu’il est à l’agonie qu’il est d’autant plus redoutable. S’il portait déjà en ses origines l’inscription du déluge et de l’impossibilité de se réaliser totalement sans d’un même coup annihiler les hommes et détruire leur espace vital, dans son délire actuel il appelle plus que jamais à un besoin d’interstices où l’on peut s’insinuer, s’échapper, vibrer, sentir dans ses tripes que si on est le plus souvent séparés par la machinerie capitaliste, on peut être ensemble, que les contestations radicales éparpillées peuvent résonner, et s’unifier… du moins on essaie encore d’y croire.
Les interstices ne sont toutefois pas suffisants. Parsemés entre les espaces de la communication officielle du pouvoir, ils restent à l’état d’unités isolées; ils sont utiles, nécessaires, indispensables, mais il leur manque une chose pour s’établir réellement dans la réalité et assurer un changement véritable dans le cours des choses : se relier les uns aux autres. Car un interstice seul est une fente ténue entre de larges espaces, alors que mises ensemble, ces fentes, par la seule communication, deviennent elles-mêmes de vastes espaces qui peuvent rivaliser avec ce contre quoi elles luttaient chacune : ce monde absurde et sa perpétuation. Une fois relié en toile d’araignée, ce qui n’était qu’interstice devient contre-pouvoir, possibilité alors d’un changement réel. C’est ce que tente à sa façon de faire l’appel lancé par Initiatives-Décroissantes « Bientôt il sera trop tard »(1).
Comment faire ? Établir la liste de ceux qui sont prêts à s’unir. Les relier. Agir. Un journal est pour cela un formidable outil de médiatisation, non plus dans son sens premier de propager et faire connaître quelque chose, mais dans cet aspect matériel même qui par la propagation d’idées peut concrétiser la rencontre de ce qui était rendu séparé par la nécessité d’un système productiviste ayant obligatoirement besoin que les gens ignorent leur capacité, ensemble, de changer les choses, et qui doit les faire vibrer par le pouvoir d’achat pour compenser cette perte de la rencontre.
Le monde du théâtre est un formidable exemple de vivier de subversion(2). Certains nous contactent depuis quelque temps. Dans leurs pièces, ils parlent de la même chose que nous, d’une autre façon. Comme nous, ils ne font pas du spectacle, mais disent le spectacle qu’ils voient quotidiennement, qui leur donne la nausée ; comme nous, ils ouvrent des brèches de réalité, ils dénoncent le monde qu’on nous fait, auquel on participe aussi, et esquissent celui qu’on pourrait avoir. De la même façon, le résultat de leurs œuvres participe de cette décolonisation de notre imaginaire. Ils nous montrent que les anciens ont quelque chose à nous dire, que les livres nous grandissent ; que ceux que la pensée bourgeoise a présentés comme des beaufs avaient des choses à nous apprendre et une réflexion parfois profonde. Ils rendent visibles ce que d’autres ont dit avant, ils nous préviennent que les catastrophes qui ont eu lieu ailleurs ont donné des enseignements qu’on nous cache. Que l’apocalypse est peut-être en suspens(3).
Ils créent, résistent, œuvrent. Ils vivent, contre un système qui veut nous tuer, nous vend de la mort, de la merde…, et du vent pour nous faire oublier l’odeur.
Unissons-nous, avec eux. Et avec d’autres.
Alexandre Penasse
Illustration: Émilie Dubois