Kairos N°39

avril 2019

PLUS LE RÉEL LES DÉSAVOUE, PLUS ILS « RÊVENT »

Justifiant les horreurs qui ont permis l’état actuel de ce monde qu’aujourd’hui ils vénèrent, occultant la misère sociale et la ponction perpétuelle sur la nature qu’ils entretiennent, encore et toujours plus, les hérauts-héros de ce monde fait pour eux voient toutefois que leurs discours et le réel  se heurtent, ce qui risque de réveiller les consciences qui pourraient, qui sait, passer à l’acte. C’est qu’entre ce qu’ils disent et ce que les plus lucides observent se forme comme quelque chose de profond, un gouffre. Leur utopie productiviste, fantasme hors-sol, en vient donc progressivement à buter sur le réel et il fallait se trouver le nouveau mythe qui allait leur permettre de reprendre force et vigueur.

Ce fut cette fois la rutilante et glorieuse « transition énergétique », celle de la 5G et des compteurs communicants(1), celle qui permettrait de perpétuer ce monde inégal et destructeur tout en faisant miroiter l’illusion  qu’elle allaitouvrir encore de nouvelles opportunités « pour tous », dont le mythe du progrès avait fait son leitmotiv, signant cette fois l’« happy end » d’une « société écologique authentique » : « Nous vivrons probablement, si les citadins en font le choix, dans des villes végétalisées conviviales, avec des permacultures sur les toits et terrasses, des marchés avec des produits locaux, des piétonniers, de l’air pur, des pistes cyclables partout, une mobilité partagée, mais ces cités seront bourrées d’électronique (sic) pour faire tourner les vastes systèmes d’intelligence artificielle optimalisant leur fonctionnement. »(2)

Oui, la folie a pris le pouvoir et s’écrit dans les pages d’un quotidien, La Libre Belgique, faut-il le rappeler propriété de la famille Le Hodey, 410ème fortune belge (35.841.000€), qui détient également 100% des parts de Traxxeo, spécialiste de l’internet des objets dans le secteur BTP, gérant des ressources via des nouvelles technologies qui collectent des données et contrôlent à distance les ouvriers, les machines, les véhicules, les équipements(3). On y verrait dès lors mal ces « hérétiques » désireux de promouvoir  une société harmonieuse dire tout le mal qu’ils pensent du monde numérique. Les terroristes productivistes, cerveaux malades ne voyant même plus l’invraisemblance de leurs propos, persévèrent dans la fable : « Le circuit-court présuppose les circuits longs de la mondialisation. L’économie collaborative ressuscite convivialité et proximité mais s’appuie sur des plateformes numériques, des serveurs, des GPS, des smartphones dont les innombrables composantes sont extraites et assemblées aux quatre coins du monde ». Allez !, on creuse les enfants, dans les mines de cobalt et cadmium, pendant qu’ici on fait du circuit-court-long. Dans le capitalisme, aucune idée ne se perd ou ne se crée, toutes se transforment. Avec en toile de fond une même religion totalitaire : celle de l’argent et du profit. 

De leur côté, les employés politiques des multinationales continuent comme avant : plus ils parlent, moins ils disent ; plus ils promettent, plus ils se désengagent ; plus ils citent, plus ils taisent ; plus ils évoquent le bien-être « citoyen », moins ils revendiquent le bien commun ; plus ils disent aider à  comprendre, plus ils nous empêchent de saisir ; plus ils expliquent prendre en compte les avis de tous, plus ils font le jeu d’une minorité prédatrice. Leurs slogans sonnent comme de vastes filets qu’ils jettent pour attraper du poisson électoral. Les réserves halieutiques se faisant de plus en plus rares, ils rivalisent dans le domaine du vide : « Avec le MR, c’est possible » ; « Autrement. Maintenant » (cdH) ; « Clairement plus juste » (Défi) ; « Au cœur du changement » (Ecolo) ; « Un toit et un emploi pour tous » (PS). Enfin, aujourd’hui, devant le désastre social et écologique : « C’est possible de faire autrement, en étant clairement plus juste et au cœur du changement ». Enfin, d’ici à là, on est sûr que certains auront un emploi – même quand ils n’en ont plus – et un toit, quand on sait que, par exemple, Laurette Onkelinx (PS) bénéficiera de 458.448€ brut d’indemnités parlementaires de sortie quand elle quittera l’hémicycle. Pourtant, quand Raoul Hedebouw demande de mettre à l’ordre du jour ces primes de départ, pas un doigt ne se lève dans l’assemblée(4). « Autrement », « changement », « juste », veulent dire autre chose pour eux.

Dont acte. Plus ils parleront du climat, moins ils parleront de la vie ; plus ils montreront du doigt les responsabilités individuelles, moins ils laisseront voir les responsabilités collectives déterminantes, celles de ces quelques centaines de multinationales qui périment tout, inscrivant leur date de fin sur la vie. Ils demanderont aux gilets jaunes de payer plus cher leur carburant pour aller travailler loin pendant qu’ils autoriseront les firmes à payer moins cher pour polluer plus.

Curieux alors que depuis 7 ans, malgré de multiples et variés auteurs, dossiers, thèmes, enquêtes, notre journal n’ait jamais été approché par les puissances médiatiques et politiques… Ne serait-ce pas une  preuve de notre intégrité, car si nous nous étions fixés le seul objectif d’être reconnus, cela aurait été au détriment de nos idées, non ? Nous serions partis comme de preux chevaliers, pour petit à petit nous compromettre, oublier les fondements de départ et ne plus savoir ce qu’est l’intégrité, devenant des êtres malléables en fonction de nos intérêts. Il est grisant le pouvoir et, aujourd’hui, il  suffit de quelques semaines pour que les « révoltés du climat » se rangent sans broncher à côté d’un parterre de patrons le soir du lancement de Sign for my future, alors que la seule option aurait été de boycotter leur business as usual. Les autres, ceux qui sortent du cadre, ne peuvent exister dans la réalité médiatique dominante. À vous, à nous de  faire entendre une voix qui dérange et pourfende le désordre établi.

Alexandre Penasse

Notes et références
  1. Voir respectivement « L’illusion technocratique à la lumière de la 5G », Kairos février-
    mars 2019, « Je refuse qu’on installe un compteur «intelligent» chez moi », Kairos, février-mars 2018.
  2. « Sans notre modèle économique et technologique, il sera impossible d’atteindre l’excellence écologique », La Libre, 23 avril 2019, https://www.lalibre.be/debats/opinions/sans-notre-modele-economique-et-technologique-il-sera-impossible-d-atteindre-l-excellence-ecologique-5cb9a0519978e253477936bf.
  3. Voir « Le système Libre cadenassé », Kairos, septembre-octobre 2018.
  4. https://www.youtube.com/watch?v=nxo-JYMSSMw

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