DE QUOI LA MUTATION EST-ELLE LE NOM ?

Entretien avec Jean-Pierre Lebrun

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Jean-Pierre Lebrun, psychiatre et psychanalyste, ancien président de l’Association freudienne internationale, est l’auteur de plusieurs essais, dont Un monde sans limite (Érès-poche, 1997),
La perversion ordinaire (collection Champs, Flammarion), Les couleurs de l’inceste (Denoël, 2013).
Bernard Legros l’a rencontré et interviewé à Bruxelles en novembre 2018.

B. L. : Depuis quelque temps, la psychanalyse est attaquée de toute part, les coups proviennent de la psychologie comportementaliste, des médias, du monde intellectuel. Quelle en est l’explication ?

J.-P. L. : Il y a plusieurs raisons à cette méfiance, voire même à ce rejet. Parmi les plus déterminantes, il y a d’abord que ce que la psychanalyse soutient ne correspond pas à l’air du temps, qu’elle lui est même antagoniste. Ainsi, la parole y a un statut qui ne se réduit pas à la communication, comme c’est souvent le cas aujourd’hui. Ensuite, il y a aussi une raison dont on parle moins, c’est que les psychanalystes, au moment des années de leur gloire, se sont montrés très souvent arrogants et, de ce fait, il y a une revanche à prendre. Mais au-delà de ces raisons, il est aussi légitime de se demander si, après tout, la psychanalyse va être capable de se confronter à l’époque actuelle et de perdurer ; c’est une vraie question !

Justement, à propos de l’évolution psycho-sociétale, le thérapeute Jean-Paul Gaillard désigne comme « mutants » ces jeunes, représentant une majorité, qui ne fonctionnent plus cognitivement et mentalement comme leurs aînés. En avez-vous entendu parler ?

Oui, les « mutants » sont justement ceux qui adhèrent aux impératifs d’aujourd’hui. Charles Melman a parlé de « nouvelle économie psychique » pour désigner le fait de vouloir atteindre la jouissance plutôt que de soutenir un désir. Il s’agit là effectivement d’un déplacement de l’axe de l’organisation psychique qui aujourd’hui fait quasiment nouvelle normalité. Elle n’est pas pour autant sans souffrance. Ladite mutation est à l’œuvre depuis, disons une quarantaine d’années ; elle va de pair avec la montée au zénith de l’objet de consommation, mais ce n’est que très récemment qu’on peut la constater dans son effectivité. Nous sommes en effet arrivés à la troisième génération de sujets pour qui ce qu’on peut appeler la « loi du père » ne fait plus recette et pour qui l’individu autonome est désormais prévalent. Au fond, coexistent aujourd’hui deux mondes qui, comme des plaques tectoniques, se heurtent et s’entrechoquent. Celle des gens encore formatés sur l’ancien monde, pyramidal, socialement organisé sur le modèle de la religion avec, pour assurer sa transmission, ce levier de la « loi du père », qui avait la charge de faire admettre à chacun les traits de ce qu’exigeait la condition humaine. Et celle des nouvelles générations pour qui le nouveau monde est organisé autour de l’horizontalité, visant l’égalité, que ce soit celle des sexes ou des statuts, et dans lequel se développer comme individu autonome est prévalent. Il ne s’agit pas que d’un conflit de générations, car ce sont véritablement deux mondes qui trop souvent s’affrontent sans travailler à repérer la nouvelle voie qui est pourtant à l’œuvre et qui est en train de nous reconfigurer. Car devant cette mutation aux impacts considérables, la question ne peut pas consister à continuer comme avant – ce serait une naïveté délétère – mais ce serait une autre naïveté que de croire que ce que soutiennent les mutants soit sans difficultés spécifiques. Ce serait d’ailleurs là que la psychanalyse pourrait contribuer à éclairer ce qui se passe : car en fin du compte, les deux discours ont leur part de vérité : le changement qui s’opère est colossal et inédit – il suffit de penser que nous pouvons désormais faire des enfants sans en passer par la relation sexuelle, du jamais vu ! – et en même temps la condition humaine reste ce qu’elle est : des sujets contraints de vivre leur vie en parlant, qui subjectivent ce qui leur arrive par le langage.

Le modèle du patriarcat est-il toujours aussi prégnant en 2019 ?

Non, mais il faut bien garder en tête que nos sociétés occidentales ne sont pas les seules au monde, pour ne pas dire qu’elles sont éminemment minoritaires. Il ne faut pas aller très loin pour voir le patriarcat, familialement ou/et politiquement, toujours à l’œuvre. Prenez par exemple, à nos portes, la Turquie. À cet égard, il ne faut pas oublier qu’une partie seulement de l’Europe et l’Amérique du nord sont la pointe avancée de la mutation anthropologique et sociétale qui est en cours et que, même dans ces sociétés, il reste que l’ancien modèle subsiste encore dans un nombre important de familles. Mais ailleurs dans le monde, c’est certainement le patriarcat qui toujours prévaut.

Comment se fait-il qu’en Occident les féministes libérales continuent à clamer que « tout reste à faire », 50 ans après Mai 68, moment où la condition de la femme s’est nettement améliorée ?

Je crois qu’il est beaucoup plus facile de perpétuer une posture de contestation qui a et aura toujours sa légitimité à l’encontre du patriarcat plutôt que de se demander si celui-ci recouvrait uniquement ce dont nous ne voulons plus, à savoir ses abus, ses inégalités, la mise au silence des femmes, etc. Il devrait plutôt s’agir de reconnaître que ce patriarcat, à une époque où nous ne disposions pas des ressources de la science, organisait le monde d’une façon qui, assurément et à juste titre, ne nous satisfait plus. Dans mon livre Les couleurs de l’inceste j’ai montré que, dès la tragédie grecque, la fonction de la prévalence accordée au père n’était pas que d’asservir la femme, mais aussi de donner la prévalence au régime de la parole. À une époque où seule la parole pouvait organiser le monde, les femmes prenaient sur elles la reproduction biologique et les hommes la transmission de la culture. Nous ne sommes plus à cette époque et c’est là notre possibilité de progrès : il est tout à fait légitime de vouloir aujourd’hui mener les choses plus loin, mais il s’avère tout aussi important de nous demander comment nous allons aujourd’hui opérer la transmission de l’humain. Pour le dire trop rapidement, la « loi du père » véhiculait d’emblée une légitimation de l’exception et donc ouvrait à des abus qui n’ont pas manqué, mais elle avait aussi la charge de canaliser la pulsionnalité de l’enfant pour qu’il puisse être capable de subjectiver au travers des mots, en un mot, la charge de l’humaniser. Aujourd’hui, c’est comme si on déniait cette double polarité, simplement parce que la reconnaître pourrait équivaloir à ne pas rejeter avec la vigueur qu’il faudrait le modèle du patriarcat, et donc l’asymétrie et la domination qu’il implique. On préfère alors simplifier la lecture et continuer à rejeter d’un bloc tout ce que recouvrait la domination patriarcale. Pourtant, cela ne nous facilitera pas la tâche. Car, même si d’aucuns en ont abusé, la domination patriarcale et masculine n’était pas qu’au service des mâles, elle était au service de l’humanité. Ceci, rappelons-le, ne justifie pas pour autant que cela se perpétue aujourd’hui.

Nous avons raison de ne plus être d’accord avec cette façon de faire et c’est une voie de progrès. Mais ce modèle allait au-delà de la prétention du père à ordonner le monde, il introduisait l’enfant à l’usage de la dimension symbolique. Cette « loi du père » était le levier dont nos ancêtres disposaient pour transmettre la condition d’êtres parlants. Comme je le disais, une fois que cette « loi du père » a été jugée obsolète, nous n’avons pas trop voulu savoir que cela délégitimait du même coup les parents dans leur tâche d’inscrire leurs enfants dans cette condition d’êtres parlants. Et nous avons aujourd’hui affaire aux conséquences de cette délégitimation. Des parents ne savent plus ce qu’implique d’être parents, ceci valant surtout pour la fonction du père. Car la délégitimation dont je parle a évidemment opéré surtout sur l’intervention du père. En plus, nous sommes et restons dans le déni de cette difficulté, tant cela serait considéré comme tentative de remettre en place l’ordre patriarcal. S’ensuit par exemple, ce qu’on qualifie aujourd’hui de burn-out parental qui concerne de plus en plus de parents. La société s’est alors mise à riposter en mettant en place des soutiens à la parentalité. Mais on oublie que depuis que le monde est monde, être parent, cela allait de soi : c’était dès le milieu familial que les enfants avaient à intégrer leur futur métier d’humains. Toute cette organisation anthropologique qui a fonctionné durant des siècles se retrouve aujourd’hui battue en brèche, et cela aboutit à des impasses, car nous ne disposons plus du levier qui, hier, nous permettait de transmettre ce qu’exige l’humanisation. Il ne s’agit pas ici de seulement regretter la chose, il nous faut simplement la constater, et sereinement, sans non plus d’emblée nous interdire de la penser, sous le prétexte que ceci équivaudrait à vouloir restaurer le patriarcat. Devant ce fait, nous avons à nous demander comment nous allons transmettre la condition humaine, car nous sommes et resterons des êtres de langage. C’est ce qui définit notre espèce.

Que pensez-vous de ce mot d’ordre de « mettre fin à toutes les dominations » ?

C’est justement un avatar supplémentaire de notre méprise. Ce n’est pas parce que l’on mettra fin à la domination patriarcale ou masculine que la domination en tant que telle disparaîtra. Qui d’ailleurs pourrait soutenir qu’il nous soit possible de supprimer la domination ? Celle-ci se montre partout, dans le couple, dans l’école, au travail, dans les classes sociales… La domination existe du fait que les individus sont immanquablement tous différents et, de plus, à des places différentes. Par exemple, pendant que je parle, vous vous taisez. La domination – en tout cas la prévalence de l’un sur l’autre – est donc déjà inscrite dans la structure de l’être parlant. Pas question de penser l’évacuer, mais par contre, nous pouvons et devons la relativiser… Mais justement, en laissant croire qu’il est possible d’abolir toute domination, on entretient un vœu pieux et, en supposant qu’elle puisse ne pas être, on se prive de construire les armes pour la combattre. En exigeant l’antiracisme, on prépare le racisme comme jamais, puisqu’on fait croire qu’il pourrait n’y avoir plus ce racisme, alors qu’il est indéracinable et présent chez chacun et que c’est seulement par le lent travail de la culture que nous pouvons nous en distancer.

Ne risque-t-on pas également de tomber d’une domination à une autre, de celle du patriarcat à celle de la technoscience ?

Vous avez entièrement raison parce que ce que nous ne voulons pas savoir, c’est qu’en nous référant à la technoscience, nous nous rendons de moins en moins capables de soutenir une place de notre propre chef, et nous allons de plus en plus nous en remettre à ce qu’on appelle, par exemple, les procédures. C’en sera fini de quelqu’un que l’on rencontre, d’un interlocuteur à qui parler, on devra se contenter de lutter contre des procédures, des algorithmes, des évaluations chiffrées, des statistiques… toutes plus anonymes les unes que les autres. Bref du système présenté comme acéphale. Et ceci n’est pas une moindre domination ; elle pourrait plutôt s’avérer pire puisque nous n’aurons plus accès à celui ou à ceux qui l’auront produite…

Revenons au langage. Dans la postmodernité, la parole tourne à vide et en vient à se substituer aux faits, aboutissant aux délires de la « post-vérité ». La psychanalyse, qui a toujours défendu la capacité de langage du sujet, se verrait-elle dépassée sur son propre terrain ? Comment rétablir la vérité et donner droit au réel ? Le discours de la science serait-il un remède ?

Nous nous trouvons devant un problème identique à celui que je viens de vous évoquer. Hier, la vérité devait être et rester intangible car elle était la seule à dire ce qui était. Ainsi, par exemple, l’enfant était l’enfant de la mère, ça se savait indubitablement à l’accouchement, mais qui alors était le père ? Celui, bien sûr, que la parole de la mère désignait, mais aussi et surtout celui que la société légitimait. En l’occurrence, le mari de la mère. Nous savions pourtant bien que souvent ce n’était pas là, la vérité. Mais il a fallu attendre les avancées de la science pour pouvoir relativiser cette vérité-là et donner de la consistance à la réalité des faits qui était plus vraie que celle dite par la loi. On entend donc bien que cela peut être un progrès que de pouvoir relativiser la Vérité d’hier écrite avec une majuscule. Et que cela n’est possible qu’avec les avancées de la science qui aujourd’hui sont capables d’identifier le géniteur et éventuellement de contester une paternité. Mais une chose est de tenir compte de cette réalité nouvelle et de soutenir l’incertitude que la relativisation de la Vérité introduit, une autre est d’enlever, au nom de la post-vérité, toute valeur à la vérité, sous le prétexte qu’elle devrait plier face aux lectures subjectives. En ce sens, le discours de la science n’est certainement pas un remède. Je dirais qu’il permet certainement de relativiser une parole qui s’est souvent fait passer pour vraie sans supporter de remise en question. Mais ce faisant, il ne fait pas disparaître le trou – un réel – dont se soutient toujours une énonciation. Ce qu’exige une parole qui se soutienne, c’est de devoir toujours assumer ce « trou », et donc la négativité, le réel, l’absence de certitude, l’impossible. Mais aujourd’hui, c’est comme si le discours sociétal voulait faire disparaître la présence de ce trou et ainsi le lien entre le vrai et la réalité. Mais, comme l’avait très bien vu Orwell avec ce qu’il appelait « la décence commune », sa disparition ne peut que rendre le monde commun inhabitable. Car, comment faire monde commun si vérité et réalité ne constituent pas des ingrédients incontournables ? On est quand même frappé aujourd’hui de ce que toutes les opinions se valent. Au point que dans l’air ambiant, il devient parfois difficile à quelqu’un d’autorisé de soutenir ce qu’il pense tant il risque l’opprobre. Aujourd’hui, c’est votre parole contre la mienne, la mienne contre la vôtre ! Il y a là à l’œuvre une dégradation du statut de la parole. Celle-ci doit pourtant continuer à engager la subjectivité et en même temps accepter de se confronter à ceux qui la contestent.

Chez mes élèves adolescents, il y a fréquemment confusion entre faits et opinions…

C’est la conséquence de cette relativisation sans bornes. La vérité du fait devrait désormais céder devant la vérité du ressenti singulier. Toute opposition ne peut alors que devenir blessure narcissique et ceci ne peut que s’aggraver chaque jour davantage, en même temps que la réalité du fait est de plus en plus estompée. Nous devrions d’ailleurs être attentifs à ce que cela ne peut qu’engendrer de la violence supplémentaire. C’est une conséquence de ce que nous voulons être tous sur le même pied, à égalité, dans un monde purement horizontal, le résultat de notre croyance implicite dans un système qui peut entièrement se passer de la place d’exception, autrement dit, d’un minimum de verticalité. Ceci engendre que chacun a non seulement droit au chapitre, comme on le disait, mais fait chapitre à lui tout seul, face à d’autres qui eux aussi font chapitre. Nous voilà alors paradoxalement tous devenus des exceptions ! Mais comment en ce cas faire encore monde commun ? On se trouve à nouveau devant deux possibles ; soit on reconnaît qu’il s’agit de relativiser la Vérité, soit l’on pense que toutes les vérités, fussent-elles subjectives, désormais se valent. La chose se complique encore si à chaque fois que je rappelle la réalité imparable des faits, ceci est entendu comme une volonté de résurgence de la Vérité d’hier.

Comment expliquer ce fait apparemment paradoxal : l’objectivation de la vie sociale, sous la férule de l’économie et de la technoscience, génère en retour un subjectivisme débridé, au point que l’on peut parler d’une tyrannie des vies privées et des subjectivités qui s’impose à la sphère publique. Ce subjectivisme n’est-il pas d’ailleurs le signe d’une désubjectivation ?

Vous pouvez effectivement le dire comme cela. L’économie et la technoscience, qui objectivent la vie sociale, entérinent en effet le processus de déréliction de la parole. Devant des faits scientifiquement et économiquement prouvés, il n’y aurait  plus  besoin  de  parler,  de  s’engager dans sa parole ; communiquer suffirait. On le voit bien dans la politique actuelle, qui ne soutient plus vraiment le champ de ce qui s’appelle le politique lorsqu’elle se met sous la férule de l’économique. La génération de ceux qui ont, à juste titre, ébranlé la « loi du père » ne veut pas vraiment prendre en compte qu’elle a ainsi contribué elle-même à autoriser ce modèle de priorité à l’économique en se débarrassant de tout ce qui, de près ou de loin, désignait la place d’exception. Autrement dit, en croyant qu’au tout vertical d’hier, il s’agissait d’opposer un tout horizontal et en ne percevant pas qu’il fallait plutôt lire ce qui se passait comme le passage d’un « pastout » vertical vers un « pastout » horizontal.

Plus les normes et les règles s’imposent à nous, plus le subjectivisme s’exacerbe…

Vous avez certainement raison ; cela devient une manière de penser pouvoir se mettre à l’abri de ce qui est implicitement imposé. Mon ressenti devient alors mon apparente boussole, mais le problème, c’est qu’elle n’indique plus le nord. J’entends par nord le fait de vivre dans le collectif et de s’y référer, autrement dit de garder présente un peu de verticalité.

Se sentant totalement dominé par une technostructure, l’individu compense par une subjectivité débridée…

Oui, mais c’est alors une subjectivité appauvrie, limitée à la sensibilité, hors élaboration et hors lien au collectif. Elle n’est qu’individualiste, valorisant le ressenti immédiat ; elle n’est alors plus en dialogue avec les autres pour arriver à se faire entendre. Quand, en plus, vous savez qu’elle pourra se légitimer par le droit, vous comprenez que, mine de rien, elle ne peut qu’inciter au ressentiment, à la haine et donc tôt ou tard, si rien ne l’arrête, à la guerre civile.

Ce subjectivisme est le signe d’une désubjectivation, finalement…

Oui, car le sujet ne se réfère plus à une collectivité et perd la dimension de la vraie subjectivité qui est toujours en lien avec le collectif. Au fond, le « C’est mon droit de penser comme ça » va toujours de pair avec le « Je ne pense pas vraiment ». Nous sommes du coup dans la république des faux selfs. S’il suffit de revendiquer le droit de porter des cravates rouges, quel appauvrissement de la subjectivité ! Le modèle ancien introduisait d’abord des contraintes, mais une fois que l’enfant les avait acceptées, il avait le droit de dire son désaccord en vertu de sa singularité ; ceci lui demandait néanmoins un travail pour apporter ainsi sa pierre à l’universel. Aujourd’hui, on veut faire disparaître les contraintes car il faut d’abord reconnaître la singularité potentielle de l’enfant. Cela ne l’aide pas à trouver sa voie, et encore moins à la tracer mieux. Le sujet vient d’emblée avec le droit d’avoir une singularité qui ne doit alors plus se construire sur une opposition. Il n’a dès lors plus d’interlocuteur contre qui s’appuyer pour construire et soutenir sa singularité. C’est ce qui fait dire au philosophe coréen Byung Chul Han que nous sommes dans une société de la positivité, et non plus de la négativité, et que cela change la donne. L’implicite de la mutation fait que le social n’est plus positionné avant l’individu ; contrairement à jadis, il n’est plus cause, il est effet. Mais si le sujet prévaut aujourd’hui, comment fait-on pour « vivre ensemble » ? Ce n’est pas pour rien que cette expression s’entend aujourd’hui partout. Mais nous sommes toujours constitués d’abord par les autres, ne fût-ce que dans notre usage de la langue.

On parle souvent du sentiment de honte qu’éprouverait l’individu contemporain face à l’empire de la technique, à la bureaucratie et à la réalité post-coloniale, entre autres. Même si cela n’est pas faux, je soutiens au contraire que le sujet néolibéral est arrogant, fier de lui-même et de ses choix de vie, est complaisant envers ses propres agissements…

Je crains que vous n’ayez raison.

L’individualisme des Lumières n’a‑t-il pas muté aujourd’hui en hyper-individualisme ? Le cas échéant, quelle différence faites-vous entre les deux ?

La question de l’individualisme est liée à cette bascule. Jadis, le modèle était transmis presque sans aucune possibilité de le modifier. C’était l’hétéronomie, la toute-puissance du collectif ; elle a été attaquée à partir du XVIe siècle ; ce n’est qu’à partir des années 1970 qu’elle a été définitivement balayée. Aujourd’hui, l’individu prévaut. Un individualisme spontané s’est même mis en place, et personne n’y échappe. Mais une fois que l’on est individualiste, on ouvre la voie à tous les excès de l’individu, comme par exemple le transhumanisme, qui promet de guérir toutes les souffrances de l’humanité. Autrement dit, l’hubris s’est démocratisée.

Les menaces globales devraient nous ouvrir les yeux et nous amener à réfléchir à notre soif de libertés individuelles…

Certes, mais comme chacun donne surtout crédit à ses envies personnelles, nous sommes plutôt mal partis !

Sens de l’effort et soustraction de jouissance, ne sont-ce pas deux conditions d’un nouveau pacte social ?

On peut le dire comme ça, mais reconnaissez que ces deux choses ne sont pas au programme ! À propos de soustraction de jouissance, c’est le propre de l’humain de se fonder sur une limite non pas tant interdictrice que constituante, comme l’avait avancé Camus à propos d’un dire de son père : « Un homme, ça s’empêche ! », formulation qui dit ce qu’implique l’humain et pas seulement le patriarcal ! Mais le problème du mutant, c’est qu’il peut n’avoir plus cela à son programme. Comment remettre cette exigence à l’ordre du jour ? Ce serait là que résiderait le vrai progrès. S’en suivrait l’intérêt du sens de l’effort. Donner de l’importance à l’horizontal est en soi un projet qui pourrait davantage être respectueux de la singularité, mais pas au prix d’abraser la verticalité. Quelque chose nous dépasse tous et reste à jamais inatteignable, ce que j’appelle une transcendance immanente.

L’idéologie libérale semble avoir conquis définitivement les esprits. Comment pourrait-elle refluer autrement que par une démarche thérapeutique individuelle ?

En principe, ce devrait être la tâche du politique d’impulser cela. Mais pour ce faire, il faut qu’il dispose d’autorité. Lutter contre les dérèglements climatiques à l’échelon individuel, c’est généreux mais insuffisant. On pourrait avancer que l’idée même d’individu est un mensonge. Il n’y a qu’un sujet marqué par le social dont il vient, à partir duquel il a constitué au mieux sa singularité, par individuation, ce que j’appelle l’aut®onomie. C’est ce qui doit se mettre en place dans l’enfance d’un sujet. Cet apprentissage si on peut le dire ainsi, fonctionne par fenêtre temporelle. Il y a un âge pour apprendre à lire, entre 5 et 8 ans. Après, ça devient immensément plus compliqué.

Cette notion de fenêtre temporelle est niée actuellement, notamment dans le cas des parentalités tardives qui sont décidées au nom de l’amour, sorte de mot magique qui assurerait que tout va très bien se passer…

L’amour, il faut savoir ce que l’on vise par là ! Cela reste une valeur déterminante, mais à la condition que ce ne soit pas que l’amour maternant, inconditionnel, qui soit désigné. Or, n’est-ce pas un peu ce que l’on est en train de valoriser aujourd’hui ? Dans le film Beautiful Boy de Félix Van Groeningen, un père aime inconditionnellement son fils tombé dans la drogue, essaie de l’aider constamment et par tous les moyens à sortir de son addiction. Mais plus le père redouble d’attention, plus le fils s’enfonce dans son problème. C’est quand il reconnaît son impuissance et lui signifie que chacun, à un moment donné, est responsable de son existence, que les choses commencent à s’améliorer pour le fils, certes au risque de sa mort. La spécificité de ce qu’apportait la « loi du père », c’était de présentifier l’absence ; cela est donc étroitement lié au langage. Parler, c’est rendre présent ce qui est absent. Aujourd’hui, seule la présence compte et sans cesse l’on voit des personnes espérer obtenir par un supplément de présence ce qui ne peut s’obtenir que par de l’absence. C’est tout le modèle actuel de l’accompagnement, certes important, mais le moment de lâcher la main l’est tout autant !

Le clivage droite/gauche fait-il toujours sens pour vous ?

Il est ébranlé, en tout cas. Gauche et droite ont opté pour la défense du libéralisme, la première s’occupant du versant culturel et la seconde du versant économique, pour aller vite et pour faire référence aux travaux de Jean-Claude Michéa. Ce bouleversement est lié à la mutation que je viens d’évoquer, je pense. La sensibilité de gauche existe toujours, celle qui veut prendre en considération les gens les moins favorisés. Mais l’individualisme a changé cela. À droite, il signifie « mon argent, mes affaires », à gauche, « ma singularité, mon identité ». Je ne me reconnais pas dans cette dualité-là. Y a‑t-il une alternative, une autre façon de faire ? Je n’ai pas la réponse…

Propos recueillis par Bernard Legros, novembre 2018

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