GILETS JAUNES : LA BRÈCHE…

Si le combat de la lutte des classes « s’est déroulé sans haine, ni violence, ni conflit, [c’est grâce] à un travail discret et méthodique qui a visé à rendre ces trois décennies totalement invisible la majorité des catégories populaires, c’est-à-dire la majorité de la population ». (…) « La manifestation, la lutte avec les corps intermédiaires, les syndicats ne modifieront en rien les rapports de force. Et ce pour une bonne raison : les classes dominantes ont intégré depuis longtemps toutes ces formes de contestation »(1).

En une nuit, des centaines de millions d’euros récoltés pour Notre-Dame embrasée, en provenance directe des comptes bancaires des plus grosses fortunes et autres multinationales, friandes d’évasions et paradis fiscaux : Arnault, Pinault, Bettencourt, Total, Bouygues et autres mécènes ultra-riches.

Si le contraste avec la misère de millions de Français frappe, comme à l’habitude la caste médiatique ne s’en offusquera pas. Leur silence est à la mesure de leur acceptation tacite du monde tel qu’il est et va. Porte-parole de la pensée bourgeoise, ils ne perçoivent pas, dans leur tour d’argent, à l’abri de toutes idées réfractaires et de la misère du monde galopante, le ver qui est dans le fruit, s’occupant seulement de faire blinquer la surface d’un système nocif et corrompu. Pour eux, « tout n’est pas parfait dans notre petit royaume. Mais, globalement, il fait bon vivre en Belgique »(2). Certes, les murs de leurs habitations et, surtout, ceux de leur esprit, protègent ces « couches supérieures intégrées » du gouffre entre « leur » monde et la réalité cinglante de celui des classes sociales défavorisées : « Pour 68% des cadres, la mondialisation est une opportunité alors qu’elle est perçue comme une menace par 74% des ouvriers. De même, pour près de trois cadres sur quatre (72%), la France doit s’ouvrir davantage au monde d’aujourd’hui alors que 75% des ouvriers pensent qu’elle doit s’en protéger. La fracture avec le politique est encore plus nette dans les classes populaires. 87% des ouvriers pensent que le système démocratique fonctionne mal et que leurs idées ne sont pas bien représentées, alors que cette idée est stable chez les cadres à 65%(3).

La soumission de la Belgique, de la France et de la planète entière aux lois du marché ne pouvait mener à une démocratisation de ses effets « modernes »(4). Là où les uns profitaient de la mobilité, de la libre circulation, de la ville, d’écoles et d’hôpitaux de qualité, d’espaces verts…, les autres, une majorité, subissaient de plein fouet les dégâts collatéraux d’un système profondément inégal, relégués aux périphéries de ce spectacle démocratique. Avec comme effet d’opérer la complète disparition des classes populaires des radars politiques et médiatiques(5) : « L’adaptation de l’économie française aux règles de l’économie-monde, à la libre circulation des marchandises, des capitaux et des hommes a donc un coût dissimulé : celui de la mise à l’écart des classes populaires. En quelques décennies, la mondialisation a permis aux classes dominantes de se délester, en douceur et sans contestation majeure, des catégories désormais inutiles au nouveau modèle économique »(6). Et lorsque ces « catégories inutiles », délaissées par une gauche qui dès 1984 en France se focalisera sur les combats sociétaux au détriment de la défense du prolétariat, se retranchera sur le vote FN, la caste dominante n’y verra qu’un retour de la « bête immonde », sans même imaginer que « la montée de l’abstention ou du vote FN ne sont pas des indicateurs d’anomie, ou le signe d’une progression irrationnelle du «populisme», mais la preuve d’une émancipation par le bas d’une part majoritaire de la population. Ces “affranchis” sont en train de remettre en cause l’essentiel de la doxa des classes dirigeantes qui n’ont toujours pas pris la mesure du gouffre idéologique et culturel qui les sépare désormais des classes les plus modestes. Ces dernières, qui n’acceptent plus aucune forme de tutorat ni politique ni intellectuel, développent le propre diagnostic de la société : le “populisme” selon la terminologie des élites. Mais se poser la question du populisme, c’est déjà tomber dans le piège de la mise à distance des classes populaires. Cet a priori récurrent depuis une trentaine d’années permet de délégitimer leur discours. En effet, l’approche de la crise par le “populisme” vise à décrédibiliser les réactions des classes populaires et, pour finir, à occulter les causes du rejet des classes dirigeantes. Cette rhétorique aboutit à exonérer la responsabilité des partis de droite et de gauche. Il s’agit, en fait, de rendre illégitime la contestation des choix économiques et sociétaux effectués par les organisations ayant exercé le pouvoir, quelles que soient leurs étiquettes ».(7)

« RAS LE BOL DES ANTI-TOUT. VOUS N’ARRÊTEREZ PAS LE PROGRÈS »

Incontestables aussi, les choix technologiques faits par les élites. Ceux qui oseront les critiquer et dénoncer l’illusion numérique qui ne nous sauvera pas, ont droit aux mêmes diatribes, cynisme et condescendance des élites politico-médiatiques porteuses de la bonne parole du progrès. N’est-ce pas Michel De Muelenaere, journaliste au Soir depuis 1992 qui, alors que les organisateurs d’une conférence sur les compteurs communicants lui transmettaient le communiqué de presse(8), répondra « Ras le bol des anti-tout. Vous n’arrêterez pas le progrès ». On n’arrêtera pas le progrès, certes, surtout tant qu’il y aura autant de hérauts comme lui pour le propager et taire ses dommages intrinsèques.

Ceux qui remettent en question le progrès dérangent profondément les certitudes des dominants et des sous-fifres médiatiques qui les servent. Leur morgue n’est dès lors qu’une forme d’atténuation publique de leur haine profonde vis-à-vis des classes dominées, et il en faudrait peu pour qu’ils répètent l’histoire des meurtres de masse dont l’Occident n’a tiré aucun enseignement. Yves Calvi dira, évoquant les gilets jaunes : « Et ces gens-là, à un moment, l’acte de police consiste à aller mettre ces gens… la seule solution c’est dans un stade, avec tout ce que ça provoque sur le plan historique et imaginaire. Après, on pourrait dire qu’aujourd’hui ils sont prévenus »(9). Lequels de ces chiens de garde, médias, politiques et intellectuels, employés du capital, se plaindraient qu’on élimine en douce ces empêcheurs de progresser en rond ?(10) Oui, ils sont prévenus, et s’ils ne l’entendent pas et persistent à ne pas voir comment ce monde est bon, ils périront « dans des stades », que les policiers « se servent de leur arme une bonne fois, ça suffit » (dixit Luc Ferry). Cela peut étonner, pourtant c’est la réalité quotidienne d’un monde qui a érigé l’inégalité en valeur et la course au profit en principe. N’est-ce pas Macron qui disait qu’« il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires » ? Et pour cela il faut des êtres qui crèvent dans la misère.

Dans ce contexte, il devient dès lors indécent d’oser encore débattre sans rappeler d’emblée la réalité de la fuite fiscale, de l’écart de richesses ou du pouvoir destructeur des multinationales. Pour éluder ces questions dérangeantes, les philantrocapitalistes, qui participent chaque jour un peu plus à la destruction du monde, proposeront via leur porte-parole présidentiel, de réparer la Notre-Dame en 5 ans ; ils ne feront pas de même pour la nature ou la société. On nous focalisera alors sur ces symboles qui créent l’unité : le terrorisme comme Notre-Dame, tout le monde s’y retrouve. Leur générosité n’est pourtant que spectacle servant à occulter leur avarice et leurs rapines. Donner, ça rapporte : « Le secteur de la charité est une des industries les plus florissantes de l’économie mondialisée […]. Ce déluge de philanthropie a contribué à l’avènement d’un monde où les milliardaires concentrent toujours plus de pouvoir sur les politiques d’éducation, l’agriculture mondiale et la santé comme jamais auparavant ».(11)

L’État redoublera dès lors de violence à l’égard des pourfendeurs de l’illusion démocratique, tout en continuant à alimenter le spectacle. « J’assume parfaitement de mentir pour protéger le président », nous disait Sibeth Ndiaye, directrice du service de presse à L’express (Juillet 2017). L’arrestation de Julian Assange(12) marque de ce fait dans cette période historique la volonté de museler la vérité en faisant des victimes qui serviront d’exemple. Notre longue interview de ce dossier avec Andrea, gilet jaune belge, met en évidence en Belgique cette même volonté, ici en étouffant dans l’oeuf la contestation et la réprimant avant qu’elle ait même lieu, par une arrestation préventive sur base de propos tenus sur Facebook. Le second article, celui de Jean-Claude Paye, montre à son tour la place de la police dans la contre-insurrection étatique, poussant également la réflexion sur ce que l’auteur considère comme une disparition de la dimension de classe, avec une autre couche prolétaire, au rapport de force, selon l’auteur, beaucoup plus faible.

Il est à souhaiter qu’à un moment, une fraction de la classe moyenne choisisse son camp, décidant de ne plus tomber dans ce mépris de classe ignoble qui ne sert qu’à occulter l’inégalité profonde de ce monde et éviter que ceux qui en sont le plus victimes ne se réveillent.

Alexandre Penasse

Notes et références
  1. Christophe Guilluy, La France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion, 2014, respectivement p.10 et p. 130.
  2. Introduction à une conférence donnée par l’éditorialiste en chef du quotidien la Libre Belgique, Francis Van de Woestyne.
  3. Christophe Guilluy, La France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires, Ibid., p. 75–76.
  4. Nous ne développerons pas ce sujet ici, mais comme l’indique Christophe Guilluy, par exemple dans le domaine de la mobilité : « Le discours consensuel sur le «droit à la mobilité» masque une réalité incontournable : si les catégories modestes se déplaçaient autant et aussi loin que les catégories supérieures, ce serait le «week-end du 15 août tous les jours» ! Personne ne le souhaite. Si les «prolos» étaient aussi mobiles que les catégories supérieures, les axes routiers seraient saturés, les grandes villes paralysées, les sites touristiques deviendraient inaccessibles… », Ibid., p.118.
  5. Sauf pour les railler sous les traits du « beauf », dans diverses émissions télévisées.
  6. Christophe Guilluy, La France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires, Ibid., 129.
  7. , p. 89–90. Il est intéressant à ce sujet de voir comme le FN devient, selon la conjoncture, parfois fréquentable, même hautement. Voir à ce sujet Médiacritique(s), avril-juin 2019.
  8. Communiqué de presse : « Pourquoi veulent-ils jeter nos compteurs d’électricité? », 18 avril 2019.
  9. Pour un florilège de cette haine médiatique du gilet jaune, voir « Gilets jaunes : chez les vrais incendiaires », 22 avril 2019, la-bas.org.
  10. Voir « Petit à petit en arriver à justifier qu’on tue les gilets jaunes… démocratiquement, cela va de soi! », http://www.kairospresse.be/article/petit-petit-en-arriver-justifier-quon-tue-les-gilets-jaunes-democratiquement-cela-va-de-soi
  11. Linsey McGoey, cité dans L’art de la fausse générosité. La fondation Bill et Melinda Gates, Lionel Astruc, Actes Sud, 2019.
  12. Comme, à un autre niveau, celle de Gaspard Glanz, le 20 avril lors de l’acte 23 des gilets jaunes.

 

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