GILETS JAUNES : PEUPLE OU PROLÉTARIAT ?

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Le mouvement des Gilets jaunes est apparu en octobre 2018. La mobilisation de caractère spontané en est à sa 23ème semaine et couvre l’ensemble du territoire français. Il s’organise essentiellement autour de ronds-points et procède à des blocages des voies de communication. À la différence des manifestations traditionnelles, organisées par les organisations syndicales, le mouvement des Gilets jaunes s’est lancé et se développe principalement via le Net, à travers les réseaux sociaux.

Des manifestations nationales ont lieu, chaque samedi, dans de nombreuses villes, depuis le 17 novembre 2018. Les gilets jaunes trouvent un fort écho dans les zones péri-urbaines et, au-delà, dans les métropoles. Étant donné l’organisation informelle, ainsi que l’éclatement des différentes actions, il est difficile de chiffrer précisément la participation. Pour le syndicat Policiers en colère, le nombre de manifestants varie, selon les semaines, de 90.000 à 1.300.000. Ces chiffres contrastent avec ceux du ministère de l’Intérieur qui parle de 30.000 à 280.000 protestataires. Ce dernier nombre est très largement sous-évalué, puisque parfois le nombre de policiers mobilisés serait supérieur au nombre de gilets jaunes.

Les Gilets jaunes représentent un mouvement spontané, singulier par sa composition sociale, reposant sur des couches périphériques du prolétariat, ainsi que par son mode d’organisation, basé uniquement sur le territoire et non plus dans l’entreprise. Il fait suite à une série de défaites des couches centrales de la classe ouvrière, tels les cheminots. Les grèves et manifestations organisées syndicalement contre les réformes du code du travail, contenues dans la Loi El Khomri et les Ordonnances Macron, n’ont pas freiné les initiatives gouvernementales. C’est aujourd’hui de toutes autres couches prolétaires, présentant un rapport de forces immédiat beaucoup plus faible, qui manifestent leur opposition à l’offensive du gouvernement contre le salaire social.

LE PEUPLE COMME RÉFÉRENCE

Avec la révolution française et la notion de peuple comme références, le discours sur les Gilets jaunes dénie plus de 2 siècles de luttes prolétaires. Ce regard, porté par les médias, les désignant comme peuple et non comme prolétariat, témoigne du contexte dans lequel s’inscrit le mouvement. Il relève d’une société qui a perdu toute mémoire, toute référence à sa propre histoire et donc tout rapport avec son présent. « Le dit qui-court » interdit de penser l’opposition des différents intérêts sociaux, ainsi, le caractère de classe du mouvement. Les manifestants restent enfermés dans la notion anhistorique de peuple. Ce n’est pas le passé qui, ici, se substitue au présent, au réel concret, mais seulement son image, telle qu’elle a été fabriquée par l’histoire officielle.

Référence incontournable, devant légitimer la revendication du RIC, l’invocation de la révolution française relève du mythe. L’indistinction règne. Les acteurs de la lutte, le prolétariat urbain et les journaliers, disparaissent derrière la notion englobante de peuple. La réalité historique est déniée par la fiction de l’image, celle de l’unicité de la nation et de son État. Est supprimée l’opposition entre 1789 et 1792, entre la révolution au service de la bourgeoisie et la tentative du prolétariat de reprendre la direction des opérations. Aujourd’hui, la confusion se répète. La composition de classe des manifestants est aussi rejetée au profit de la notion iconique de peuple, d’une figure devant représenter l’ensemble de la population française hors « oligarchie ».

DE LA REVENDICATION À LA REPRÉSENTATION

En répondant à l’injonction du pouvoir de se prononcer, non sur ce que veulent les manifestants, mais sur ce qu’ils sont, le mouvement s’est placé sur le terrain balisé par le pouvoir. La réponse des manifestants était destinée à répliquer au commandement méprisant : « Qui êtes-vous ? », « Quelle est votre légitimité ? », « Quels sont vos représentants ? » Malgré sa forme interrogative, l’intervention n’attendait pas de réponse, c’était simplement une injonction de se définir par rapport au pouvoir et ainsi de le reconnaître comme maître du discours. L’injonction de se définir confisque la parole des Gilets jaunes. Au lieu de répondre en présentant leurs propres revendications, en réclamant « Des sous », les manifestants ont réagi, au mépris présidentiel, en justifiant la légitimité de leurs actions, en déclarant : « Nous sommes le peuple ». Ainsi, le mouvement abandonne son propre terrain de lutte pour se placer là où le pouvoir veut les enfermer.

Les revendications, portant sur le salaire et le pouvoir d’achat, deviennent secondaires par rapport à la recherche de la reconnaissance du pouvoir, dans laquelle s’inscrit la revendication d’un Referendum d’Initiative Populaire.

S’opère ainsi un double mouvement. Il se produit d’abord un déplacement du terrain de la revendication à celui de la représentation, de la lutte salariale à la question de la réforme de la Constitution. Ensuite, s’opère un renversement d’une lutte salariale directement politique, d’un mouvement qui s’attaque directement à la gestion étatique de la force de travail, en un projet abstrait de réforme des modes de représentation, des procédures de médiations politiques.

LE RIC, UNE PROPOSITION PROVIDENTIELLE

Avant qu’elle soit présentée par les médias, mi-décembre 2018, comme l’axe central de la lutte des Gilets jaunes, la revendication d’un Referendum d’initiative populaire était restée marginale. Elle se présente comme un tournant dans le mouvement. Celui-ci quitte son propre terrain, celui des revendications salariales, pour se placer sur celui du pouvoir.

Pour le patronat et le gouvernement, le RIC présente l’avantage de reléguer au second plan les revendications initiales portant sur la revalorisation des salaires minimaux et sur la baisse du prix des carburants, in fine sur la valeur de la force de travail. Quant aux manifestants eux-mêmes, ils se limitent, le plus souvent, à ajouter le RIC à leurs revendications, sans lui donner de contenu précis.

Parallèlement, les médias ont fait connaître au grand public Étienne Chouard, porteur emblématique du Referendum d’initiative citoyenne. Cette initiative a déjà été immédiatement reçue favorablement par le premier ministre, qui a tout de suite exprimé le 17 décembre 2018, dans un entretien aux Échos : « Je ne vois pas comment on peut être contre son principe ».

Une discussion sur le RIC est beaucoup moins onéreuse qu’une réponse positive aux exigences salariales. La possibilité d’organiser des referendums citoyens existe déjà en Suisse et en Italie, sans que l’organisation du pouvoir ait été bouleversée. Il faut aussi rappeler le referendum sur le Traité de la Constitution européenne en 2005 qui, malgré le rejet de plus de 54% des votants, s’est terminé plus tard par la signature du Traité de Lisbonne, texte qui intégrait l’essentiel du caractère supranational de l’acte, précédemment rejeté par les Français.

LE PEUPLE VS PROLÉTARIAT

Les Gilets jaunes représentent une partie importante de la population, mais ils ont des intérêts propres qui ne sont pas ceux de l’ensemble de la société. Ainsi, l’évocation de la notion de peuple occulte la spécificité d’un mouvement social portant des revendications particulières, opposées aux intérêts patronaux.

La manière dont le mouvement se définit pose problème. Si les exigences exprimées portent sur la question du salaire et du pouvoir d’achat, leurs actions sont nommées comme celles d’un mouvement citoyen. Alors que la question salariale est au centre des revendications, le patronat se met complètement hors-jeu. L’État peut alors se poser comme le seul interlocuteur des manifestants.

La notion de peuple recouvrirait un agrégat qui comprend quasiment de l’ensemble de la population, un rassemblement dont l’unité est présupposée, du fait qu’il ne comprendrait pas les 1%, ou les 0,1% ou même les 0,01% de « l’oligarchie » financière. Ainsi, ce n’est pas un concept reposant sur la différence, mais au contraire une catégorie englobante, dont on déduit l’identité par une opposition présupposée aux ultra-riches. Si les classes sociales n’existent que dans leurs rapports de luttes, la notion de peuple neutralise toute opposition de classe. C’est une représentation psychotique, supprimant la différence et rejetant toute séparation d’avec les pouvoirs constitués.

En France, les promoteurs de la notion de peuple font référence à la Révolution de 1789 où le prolétariat urbain a renversé l’aristocratie avec les armes distribuées par les bourgeois et à qui ils les ont remises, une fois le travail accompli(1). Déjà, dans l’historiographie de la Révolution française, la référence au peuple est un paravent dissimulant les acteurs réels, tels les prolétariats urbain et agraire. Elle a, ici aussi, la même fonction de déni de la composition de classe des Gilets jaunes.

Ainsi, disparaissent plus de 2 siècles d’histoire sociale et politique, celle des luttes prolétaires, au nom d’une référence anhistorique de peuple, véhiculée non pas par l’histoire réelle, mais officielle de la Révolution française de 1789.

DÉNI DE LA LUTTE SALARIALE COMME LUTTE POLITIQUE

La dissolution de ses revendications propres dans une demande abstraite de démocratisation de l’État peut facilement se transformer en son contraire, en un renforcement du pouvoir exécutif. Le déni de la composition de classe du mouvement, le refus de se nommer comme prolétariat fait qu’ils sont désignés comme peuple, comme base imaginaire d’un État qui les combat.

Si les revendications portent bien sur la question du salaire, elles ne sont pas présentées comme des actions prolétaires, destinées à défendre la valeur de la force de travail, mais comme un mouvement « citoyen », se réclamant d’un État qui est en première ligne dans la baisse du salaire.

C’est un déni du caractère directement politique de la lutte salariale qui, actuellement, dans une structure de très faible croissance, affronte une accumulation du capital basée, non plus principalement sur l’augmentation de la production de plus-value relative, mais sur une croissance exorbitée de la plus-value absolue. Ainsi, le développement de l’exploitation n’est plus particulièrement basé sur la croissance de la productivité du travail, mais par l’augmentation de sa durée, de la flexibilité du temps de travail, ainsi que la baisse du salaire réel.

La lutte sur le salaire devient directement politique, car toute valorisation de la force de travail remet directement en cause un système d’exploitation basé essentiellement sur la baisse de la valeur absolue de la force de travail. La fonction de l’État comme capitaliste collectif, telles que nous le montre la Loi El Khomri et les Ordonnances Macron, est aujourd’hui centrale dans le démantèlement des garanties permettant aux travailleurs de défendre leurs salaires et leurs conditions de travail. Toute lutte pour le salaire devient une lutte directement politique.

L’ÉTAT POLICIER FORME MODERNE DE L’ÉTAT NATIONAL

La répression, subie par les Gilets jaunes, est d’un niveau inconnu en France depuis des dizaines d’années. Il s’agit pourtant d’un mouvement social non violent qui n’a aucune capacité, ni volonté, de menacer l’exercice même du pouvoir. La violence policière est avant tout « proactive », elle a pour but de créer la peur et de dissoudre préventivement tout processus de recomposition sociale.

Ainsi, tout au long de leurs manifestations, les Gilets jaunes ont été confrontés à la seule structure effective de l’État national : la police. Les États membres de l’UE, même de grands pays comme la France, sont aujourd’hui des instances dépourvues de la plupart des prérogatives régaliennes, qu’elles soient politiques ou économiques. La plupart de celles-ci ont été transférées à des instances européennes et internationales. Les politiques économiques et sociales, telle la réforme du code du travail, sont de simples applications de directives de l’UE.

La police devient l’appareil central de l’État national(2). La prérogative du maintien de l’ordre reste de son ressort, contrairement à la guerre, à la monnaie ou à la politique économique. Si à ce niveau, l’État national garde une autonomie, elle est relative, car étroitement encadrée par la structure impériale états-unienne. Depuis une trentaine d’années, les polices européennes ont été structurées directement par le FBI(3). Non seulement, la police fédérale américaine a organisé les équipes mixtes d’intervention mais, grâce à ses initiatives, elle est parvenue aussi à influencer fortement les législations européennes, tant nationales que communautaires et cela dans les domaines de l’interception des communications, du contrôle du Net, de la création de nouvelles incriminations spécifiant le terrorisme, ainsi que sur les réformes des appareils policiers et judiciaires.

La centralité de l’appareil policier au niveau national a d’abord été explicite dans des pays ayant abandonné depuis longtemps toute souveraineté nationale, telle la Belgique. Elle est maintenant organique à des pays comme la France. Il s’agit là du résultat d’une politique d’abandon de toute indépendance nationale et d’une intégration accrue dans l’Empire étasunien.

UN SUICIDE POLITIQUE

Si la police est devenue, en France, le corps central de l’État national, c’est d’abord comme appareil soumis aux structures impériales. Cette articulation explique les difficultés rencontrées par les luttes prolétaires. La gestion de force de travail est internationale et les luttes restent nationales. L’adversaire est globalement insaisissable. Face aux Gilets jaunes, il n’y a que la police comme représentante d’un État qui a perdu ses prérogatives régaliennes. Les manifestants doivent faire face à un vide de pouvoir. Ils sont confrontés à un État qui règne, mais ne gouverne pas.

La violence de la police vis-à-vis des manifestants et l’utilisation massive de la procédure de comparution immédiate, sont révélatrices de la forme actuelle de l’État, d’un État national qui n’a plus d’autres prérogatives que les fonctions de police et de justice, cette dernière étant réduite à un simple auxiliaire de l’appareil répressif. La procédure de « comparution immédiate » est exemplaire de cette mutation. C’est donc le droit pénal qui est maintenant au centre des relations entre le pouvoir et la population.

Actuellement, le droit pénal a acquis un caractère constituant. Abandonner, comme le demande Étienne Chouard, les revendications salariales et ne pas faire de la défense des libertés fondamentales un axe central de lutte, afin de concentrer tous ses efforts sur le RIC, conduit à l’anéantissement du mouvement. Cela amène à traiter comme objectif principal, sinon unique, la capacité de transformer un texte constitutionnel qui n’a plus qu’une place résiduelle dans l’ordre politique et juridique actuel. Cette tactique se place hors de toute réalité effective. Elle conduit à un suicide politique.

Jean-Claude Paye et Tülay Umay

Notes et références
  1. Henri Guillemin, La révolution française (1789–1794), https://www.youtube.com/watch?v=mh7DWUr_nyA
  2. Jean-Claude Paye, « Vers un Etat policier en Belgique ? », Le Monde diplomatique, novembre 1999, https://www.monde-diplomatique.fr/1999/11/PAYE/3363, ainsi que Vers un Etat policier en Belgique, 159 p, EPO 1999.
  3. Jean-Claude Paye, « Europe-Etats-Unis : un rapport impérial », Le Monde, le 23 février 2004, https://www.lemonde.fr/international/article/2004/02/23/europe-etats-unis-un-rapportimperial-par-jean-claude-paye_354079_3210.html

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