« La barbarie n’est pas un commencement, elle est toujours seconde à un état de culture. » Michel Henry
Je demande pardon pour la lourdeur du mot « libéral-fascisme ». On est souvent lourd quand on veut être précis. Et encore ! S’il fallait être tout à fait précis historiquement, il faudrait dire : « Néolibéral-fascisme ». Et puis, comme le fascisme des années 2020 n’est pas exactement celui des années 1930, il faudrait même dire « néolibéral-fascistoïde ». Je ne le dis pas, mais le cœur y est.
Allons‑y donc pour le libéral-fascisme. Afin de comprendre pourquoi et comment le (néo)libéralisme et le fascisme s’accouplent, il faut se rappeler que la civilisation occidentale est habitée depuis longtemps par l’essentialisme. Si Bertrand a volé un scooter, c’est qu’il est méchant par essence : il ne changera jamais. Si Jeanine donne 2 euros à un mendiant, c’est qu’elle est gentille par essence, elle sera toujours gentille, et jamais elle ne flanquera une claque à son gamin qui lui casse les pieds. On me demande : « Où veux-tu en venir ? » Je veux en venir au fait que le libéral-fascisme combine deux essentialismes.
Le néolibéralisme dit : le pauvre est mauvais par essence (donc le riche est gentil par essence). Voyez l’enquête sociologique de Serge Paugam, Ce que les riches pensent des pauvres (Seuil, 2017).
Le fascisme dit : l’étranger (au teint foncé) est mauvais par essence (donc le blanc est bon par essence). Si vous êtes blanc-riche, bravo : ticket gagnant. Si vous êtes pauvre-foncé, tant pis pour vous. La France blanche qui, au prix de quelques centaines de milliers de morts, a colonisé l’Algérie est essentiellement gentille. La Belgique blanche qui, au prix de quelques centaines de milliers de morts, a colonisé le Congo est essentiellement gentille. L’Israël blanche qui, au prix d’une expulsion de 750.000 Palestiniens en 1948, a colonisé la Palestine, est essentiellement gentille.
On me demande encore : « Bon, et alors ? »
Alors, voilà : dans la « rationalité » essentialiste du libéral-fascisme, il y a deux choses intéressantes. D’abord, la relation de cause à effet n’existe plus. Ensuite, c’est le temps lui-même qui n’existe plus. Je reprends.
1. Il n’y a plus de relation de cause à effet. Quand il fait plus-chaud, c’est parce qu’il fait plus-chaud par essence (il n’y a pas de causes de réchauffement : il est donc inutile de réduire les extractions et les consommations fossiles). Quand un attentat se produit quelque part, c’est parce que les auteurs de l’attentat sont méchants par essence. L’attentat n’a pas de causes sociales, politiques, économiques, etc. Les essentialistes, horrifiés par l’attentat du 7 octobre 2023, confondent l’inexcusable et l’inexplicable.
Au fond du discours libéral-fasciste se trouvent des tautologies essentialistes : le chômage étant sans cause, le chômeur est chômeur parce qu’il est chômeur par essence ou, si vous préférez, par volonté : il n’a pas voulu traverser la rue. Il faut donc le sanctionner en réduisant ses indemnités. De même, l’immigré est immigré parce qu’il est immigré. Pourquoi a‑t‑il quitté son pays pour venir en Europe ? Mystère essentiel. L’une des causes (je dis bien : une parmi d’autres) ne serait-elle pas le fait que l’Europe colonisatrice a laissé dans son pays des structures étatiques et économiques qui produisent des phénomènes incitant à l’émigration ? Question idiote. L’émigration n’a pas de cause. L’immigré doit être expulsé, ostracisé, humilié, soumis à ségrégation.
2/ Le temps n’existe plus, le temps ne passe plus. C’est là que se forme la magie verbale. Mode d’emploi : mettez un costume, une chemise blanche, une cravate et un masque de Macron. Déclarez noblement (en 2017) : « Il y a ceux qui réussissent [par essence], et il y a ceux qui ne sont rien [par essence]. » Massacrez les yeux et les jambes des Gilets jaunes, envoyez la police estropier les résistants aux mégabassines, demandez à vos ministres de tenir des propos d’extrême-droite, dévastez l’hôpital et l’Université en coupant les crédits, sabotez les sciences humaines qui développent, en principe, « l’esprit de libre examen » (Durkheim), reculez l’âge de départ en retraite de telle sorte que les gens qui font des métiers pénibles meurent avant de l’avoir atteint, abstenez-vous de toute initiative diplomatique, de toute pression économique et laissez le gouvernement israélien lancer des obus étatsuniens sur les civils palestiniens, recolonisez la Nouvelle-Calédonie. Une fois que vous avez fait tout cela, reprenez la parole et répétez avec conviction : « La France est une démocratie. La France est une démocratie… »
La magie essentialiste tient à ce que, la France ayant parfois été « démocratique » (acceptons cette approximation) dans son passé, elle est et sera toujours démocratique, parce qu’elle est démocratique par essence, indépendamment de ses actes. Pétain, responsable de la déportation de plusieurs milliers de juifs français dans les camps nazis, appartient à l’essence démocratique de la France.
Etape suivante : il suffit de faire passer cette essence démocratique dans le verbe pour que la magie verbale opère. Remettez le masque de Macron (ou de von der Leyen, ou de Biden), prononcez la formule magique « je suis démocrate » – et hop, vous voilà démocrate !… quelle que soit l’infamie anti-démocratique des actes politiques, économiques, technologiques, sociaux que vous commettez. Ce qui est commode avec la magie verbale libéral-fasciste, c’est qu’elle est imperméable à vos actes. Les actes et le temps dans lequel vous commettez vos actes n’affectent pas l’essence immuable. Il n’y a plus d’actes, le temps n’existe plus. La magie verbale essentialiste est essentielle, si j’ose dire, pour comprendre le cynisme des dirigeants occidentaux (ou leur l’aveuglement sur eux-mêmes) : ils ne peuvent pas reconnaître (aux deux sens du verbe : « avouer » et « avoir conscience ») qu’ils deviennent des libéraux-fascistes puisqu’ils sont « démocrates » par essence.
Dernière étape : si jamais vous avez mis le masque de Macron-von der Leyen-Biden et que soudain, troublé par la question désagréable d’un électeur antifasciste, vous vous demandez s’il n’y a pas un petit problème avec la démocratie en Europe, surtout ne cédez pas au doute. Appliquez la logique du pire – renvoyez à votre objecteur la question qui tue : « Dites donc, cher Monsieur, vous avez essayé la Corée du Nord ? »
Je me demande si le fascisme italien n’était pas une démocratie par rapport à au nazisme.
Marc Weinstein