Les facéties de la barbarie ordinaire, #3 — Centenaire de la mort de Kafka (1924–2024)

Introduction

À propos de tel aspect absurde de notre temps, par exemple la bureaucratie numérique, on entend souvent dire : c’est kafkaïen. L’adjectif est injuste. Car…

…Franz Kafka n’est pas kafkaïen.

Le « kafkaïen » résulte d’une lecture superficielle de l’œuvre et de notre temps. Sous prétexte que notre époque passe pour rationnelle et que Kafka s’écarte de cette sorte de rationalité, il serait un écrivain de l’absurde. Un explorateur des gouffres métaphysiques de l’humain. Un religieux de l’abîme. Un mystique. Mieux : un mystique juif. Non qu’il n’y ait pas de gouffres chez lui, mais il faut commencer par entendre l’objection qu’il pose dans son Journal du 25 février 1918 : « Je n’ai pas été, comme Kierkegaard, guidé dans la vie par la main déjà bien affaiblie sans doute du christianisme, et je n’ai pas, comme les sionistes, saisi tout juste la dernière frange du châle de prière juif qui s’envole.(1) »

La servitude libre

La Première Guerre mondiale, la montée du gigantisme industriel, le père entrepreneur en bonneterie, la plongée dans les arcanes du droit au sein des Assicurazioni Generali de Prague ont rendu Kafka faible et suicidaire. Seule planche de salut : écrire. La littérature est vitale. Écrire donne de la force parce que c’est une manière de se tenir hors des « intérêts marchands »(2).

Plus précisément, Kafka est faible parce que les « intérêts marchands » trônent en dictature au beau milieu d’un espace où, dans le principe, ils n’ont pas leur place : la famille. Ils s’y sont installés sous la pression de Hermann, père et patron, chef d’État miniature, qui fait pression sur le fils pour qu’il renonce à la littérature et vienne aider à l’entreprise familiale – au nom de l’amour qu’on se doit dans la famille et surtout du confort que moi, le père, je t’apporte à toi, le fils, dans notre appartement bourgeois où tu as tout loisir d’écrire. Le chantage affectif est épuisant. Franz voudrait fuir le confort qui l’asservit. Il n’y parvient pas. Il affronte ainsi, au cœur de la famille, le grand problème de l’Occident depuis La Boétie : la servitude libre ou désirée-désirante. Il est si bon de servir un État paternaliste et un paternel patron, de jouir du confort que le patriarcat politique ou familial vous apporte. Revers de la médaille : on y perd l’autonomie. Le grand tourment de Kafka est le patriarcat indissociablement politique, économique et psychofamilial.

L’État ne suscite pas la loi propre (auto-nomos) ; il impose une loi impropre (hétéro-nomos). Et la famille nucléaire ne fait pas mieux, car « toute famille typique ne représente d’abord qu’une connexion animale, pour ainsi dire un organisme unique. » Avec un « monstrueux excès de pouvoir » du côté des parents. Or pour qu’il y ait éducation, il faudrait qu’une « recherche d’équilibre a[it] lieu entre parents et enfants ». En l’absence d’équilibre, « il n’y a pas la moindre trace d’une éducation véritable, qui consiste à développer dans le calme et dans un amour désintéressé les facultés d’un être en devenir, ou même seulement à tolérer tranquillement un développement ayant sa loi propre.(3) » Loi propre, auto-nomos, autonomie.

Dans Maîtres anciens (1985), que Pierre Bourdieu commente brièvement à l’occasion de son cours Sur l’État (1989–1992), le romancier autrichien Thomas Bernhard dit : on croit que les enfants naissent du ventre des mères, c’est faux, « les enfants d’État naissent du ventre de l’État », nous n’avons « que des enfants d’État, des élèves d’État, des employés d’État, des vieillards d’État, des cadavres d’État. L’État ne fait et ne permet que des humains étatisés. » Quelques décennies plus tôt, Kafka voyait un peu plus large et disait : nous sommes intimement étatisés, paternisés, patronisés, entrepreneurisés. Kafka est suicidaire parce que le Père-Patron-État-Entrepreneur habite en lui et lui dit : tu es libre et tu es mon serf libre. Tu es libre que je t’asservisse avec amour. Le Père-Patron-État-Entrepreneur tranche le fils en deux. Une moitié du fils est l’esclave fouetté, l’autre moitié du fils est le maître et père fouettard, de sorte que la révolte se tourne contre le révolté : « La bête arrache le fouet au maître et se fouette elle-même pour devenir maître ; et ne sait pas que ce n’est là qu’un fantasme produit par un nouveau nœud dans la lanière du maître.(4) »

Les barreaux de la prison ne sont pas hors du fils, ils sont dedans. Le combat contre la servitude libre est intérieur. « Son propre os frontal lui barre le chemin, il se met le front en sang en le cognant contre son propre front.(5) » Il est difficile de vivre avec une telle schize. Kafka : « J’ai passé ma vie à me défendre d’y mettre fin.(6) » Et s’il a réussi à ne pas y mettre fin, c’est parce qu’il a puisé des forces extraordinaires dans l’écriture : « L’assurance que me procure le moindre travail littéraire est indubitable et merveilleuse.(7) » Un peu plus tard : « J’ai puissamment assimilé l’élément négatif de mon temps », et grâce à l’écriture, activité non seulement libre, mais surtout autonome, « ce négatif extrême se retourne en positif.(8) »

À la fin de 1912, Kafka écrit La Métamorphose. C’est l’histoire de Grégoire qui, un matin, se réveille transformé en infect cancrelat. Pourquoi cette transformation ? Mystère. Absurde ? Cela ne paraît absurde que si on fait abstraction de la concrétisation de la métaphore. La concrétisation de la métaphore consiste à supprimer le « comme » dans la phrase : Kafka se dégoûte tellement lui-même de persévérer dans la servitude libre qu’il se ressent comme un cafard répugnant. Effacez le « comme », et vous obtenez l’homme-cancrelat de La Métamorphose. Grégoire se dégoûte lui-même parce qu’il est voyageur-représentant de commerce, activité qui lui est imposée par ses parents, surtout par son père. La famille a contracté des dettes auprès d’une entreprise, et pour payer les dettes, le père a fait embaucher le fils par l’entreprise. Double absurdité : celle du métier de voyageur de commerce, celle de l’injonction paternelle à laquelle Grégoire se plie par devoir moral. Car les parents, on les aime, même quand ils sont maltraitants. Et cet amour est parfois une prison sans barreaux, une servitude sans fouet. Où est le mystère, où est l’absurde ?

En 1914, pendant la Première Guerre mondiale qui commence, Kafka achève Le Procès. Sommet, paraît-il, de l’absurde, mystère abyssal de la culpabilité substantive de l’humain. Le Procès est l’histoire de Joseph K. (Kafka ?), fondé de pouvoir dans une banque. Un matin, deux gardiens se présentent chez lui et lui signifient son arrestation, en précisant toutefois … qu’ils le laissent libre. Motif de l’arrestation ? Personne ne le sait. Mais Joseph, lui, semble savoir qu’il doit préparer sa défense. Et de courir librement les bureaux et les annexes du tribunal. Il passe tout le roman à courir, à questionner, à demander conseil. Peine perdue. Au dernier chapitre, deux membres du tribunal – deux messieurs fort affables et souriants – viennent le chercher. Joseph les suit volontiers – jusqu’à une carrière en périphérie de la ville. Là, l’un des deux messieurs sort un couteau, et le remet poliment à son collègue qui le lui rend poliment, et ainsi de suite pendant quelques instants. Joseph observe tranquillement ce « répugnant échange de politesses »(9). Jusqu’à ce que l’un des deux hommes lui plante le couteau dans le cœur, et l’y retourne deux fois. Est-ce la fiction de Kafka qui est absurde ? Ou la soumission à l’autorité mortifère que l’on observe quotidiennement dans la réalité ?

Le Journal de Kafka est parsemé d’aphorismes mystérieusement absurdes. « En un sens essentiel, dit l’écrivain, liberté et sujétion sont identiques.(10) » L’identité entre la liberté et la sujétion se lit dans les deux sens ; l’homme libre est captif, et le prisonnier est libre : « Il se serait accommodé d’une prison. Finir en prisonnier, ce serait un but de vie. (…). Le bruit du monde était là comme chez lui et passait à flots à travers la grille, en vérité le prisonnier était libre, il pouvait participer à tout, rien de ce qu’il y avait dehors ne lui échappait, il aurait même pu quitter la cage, les barreaux étaient espacés de plusieurs mètres, il n’était même pas prisonnier.(11) » 

Les aphorismes de Kafka ne paraissent absurdes que parce que, imprégné d’imaginaire libéral, le lecteur se croit librement libre, alors qu’il est servilement libre (il ne cultive pas les pommes qu’il mange librement, il ne coud pas les habits qu’il revêt librement). Telle est au fond la meilleure définition du libéralisme : le règne de la liberté sans l’autonomie. Or c’est justement le contraire qu’est la littérature, et c’est pourquoi elle est force et puissance : quand Kafka écrit, il ne pâtit pas, il agit, c’est-à-dire qu’il n’obéit à personne d’autre qu’à lui-même.

On a souvent dit que Le Procès annonçait les procès staliniens. C’est douteux. Parce que l’État stalinien n’était pas un État de droit. Or l’action du Procès, comme le premier chapitre le dit explicitement, se déroule dans un « État de droit » (Rechtsstaat). Certains traducteurs, s’éloignant de l’exactitude littérale, traduisent par « État libéral ». Ils n’ont pas tort.

« Mon histoire mondiale privée »

Les œuvres de Kafka prennent leur source dans la situation de servitude libre qui est celle du jeune homme dans la famille. Mais elles auraient un intérêt fort limité si elles n’étaient qu’un roman psychofamilial particulier. L’écrivain perçoit sa famille comme le monde, et le monde à l’image de sa famille. Il perçoit son père comme un tyran mondial : « Tu avais une confiance sans bornes dans ta propre opinion. […]. De ton fauteuil tu gouvernais le monde. Ton opinion était juste, toute autre était folle, extravagante, meschugge [fou en yiddish, M.W.], anormale. […]. Il pouvait aussi arriver que tu n’aies pas d’opinion du tout, et il s’ensuivait nécessairement que toutes les opinions possibles en l’occurrence étaient fausses. […]. Tu pris à mes yeux ce caractère énigmatique qu’ont les tyrans. »(12)

« De ton fauteuil tu gouvernais le monde. » Le constat est significatif : Kafka est tétanisé par les phénomènes anciens (égyptiens) et modernes (étatsuniens) de surpuissance, d’expansionnisme, de gigantisme. Ce n’est pas un hasard si le premier roman, L’Amérique, comporte des scènes égyptiennes. L’abyssale inégalité des forces terrifie le faible. Le petit homme est écrasé par l’énormité de la pyramide. Dans L’Amérique, Karl est comme noyé au milieu des 5.000 chambres et des couloirs labyrinthiques du gigantesque hôtel « Occidental » où il s’embauche quand il arrive dans la ville « égyptienne » de Ramsès. Dans un passage du Verdict, Georges, entrant dans la chambre de son père – ce père qui va le condamner à la noyade –, remarque en son for intérieur l’énormité de sa taille. Hermann Kafka lui-même, père de Franz, est un colosse vociférant, un géant mondial. Évoquant le souvenir cuisant de la pawlatsche – balcon qui fait le tour de la cour intérieure dans les maisons d’Europe centrale et sur lequel le père l’avait expulsé d’autorité pendant une nuit où le petit Franz n’en finissait pas de pleurnicher – le fils écrit au père : « Bien des années après, je souffrais encore à la pensée douloureuse que cet homme gigantesque, mon père, l’ultime instance, pouvait presque sans motif me sortir du lit la nuit pour me porter sur la pawlatsche, prouvant par là à quel point j’étais pour lui un néant [ein Nichts].(13) » Le gigantisme est affaire de taille certes, mais aussi et surtout de pouvoir sans limite qui néantise le dominé. Hermann dit à son fils : « Je te déchirerai comme un poisson.(14) » À ce géant universel, à ce père mondialisé, le fils répond : « Il m’arrive d’imaginer la carte de la terre déployée et de te voir étendu transversalement sur toute sa surface.(15) »

Kafka perçoit que la famille occidentale patriarcale-moderne est déjà une micro-structure stato-patronale, et que l’État juridico-économique est encore une structure familiale patriarcale. Le mondial et le privé se mêlent. Dans les deux structures règne une telle disproportion des forces que la normalité y est non pas la paix, mais la guerre. Évoquant la guerre de 1914–1918, l’écrivain dit à son jeune ami Janouch : « La guerre n’a pas seulement déchiré et brûlé le monde, elle l’a aussi éclairé. Nous voyons que c’est un labyrinthe édifié par les hommes eux-mêmes, un monde mécanique et glacé, dont le confort et l’apparente efficacité nous privent de plus en plus de nos forces et de notre dignité.(16) »

En d’autres termes, ni la famille occidentale ni l’État ne sont faits pour susciter en l’individu l’agir propre, l’autonomie, la force du sens. Kafka y fait au contraire l’expérience de l’hétéronomie et du non-sens. « Il se sent prisonnier sur cette terre. (…). Mais si on lui demande ce qu’il voudrait vraiment, il ne peut pas répondre car il n’a aucune idée de la liberté.(17) » L’absurde n’est pas dans la prose de Kafka, mais dans le monde stato-paternel-patronal qu’elle inverse. L’écriture est le convertisseur du pâtir en agir, de la faiblesse en force, de l’absurdité stato-patronale en autonomie sensée.

À Prague, la famille a un logement où les pièces sont en enfilade (comme dans La Métamorphose) : on ne peut pas aller dans la dernière sans passer par les précédentes. Franz occupe une précédente. On dérange Franz, on passe dans sa chambre sans crier gare, on le prive de son intimité, de son autonomie. Il l’écrit en novembre 1912, dans une lettre à sa fiancée Felice, à qui il dit d’abord son habitude de porter dans sa poche la dernière lettre qu’il reçoit d’elle : « Une fois à la maison, je change de veston et j’accroche celui de mon costume de ville au portemanteau de ma chambre. Ma mère ayant traversé ma chambre à un moment où je n’y étais pas – ma chambre est un passage, ou mieux une rue de communication entre la salle commune et la chambre à coucher de mes parents – elle a vu la lettre luire dans la poche intérieure, et avec l’indiscrétion propre à l’amour, elle l’a sortie et lue […]. J’ai toujours ressenti mes parents comme des persécuteurs. […]. Les parents ne désirent rien d’autre que de vous attirer vers eux, vers le bas ; naturellement, ils le veulent par amour, mais c’est bien cela qui est affreux.(18) »

La chambre est une rue de communication, comme l’hôtel « Occidental » de Ramsès-Amérique est une usine à courants d’air. Les membranes entre les sphères autonomes étant rompues, on ne sait plus si on est chez soi ou chez les autres, si on est en liberté ou servitude. « Notre époque, dit Kafka à Janouch, est celle du Mal. Cela se manifeste d’abord par le fait que rien ne porte plus son nom exact. Ainsi par exemple on parle de patrie, aujourd’hui, à un moment où les racines de l’homme sont depuis longtemps arrachées du sol. […]. Tout navigue sous de faux pavillons, aucun mot ne correspond à la vérité. Moi, par exemple, je rentre maintenant chez moi. Mais ce n’est qu’une apparence. En réalité, je prends place dans un cachot installé spécialement à mon intention, d’autant plus qu’il ressemble à un appartement bourgeois tout à fait ordinaire et que personne à part moi ne discerne qu’il s’agit d’une prison. D’où également l’absence de toute tentative d’évasion. On ne peut pas briser les chaînes quand il n’y en a pas de visibles.(19) »

Le privé et le mondial sont non seulement homomorphes l’un à l’autre, mais en l’absence de membranes entre les deux, ils se mêlent. Kafka en a une conscience si claire qu’il parle dans son journal de « mon histoire mondiale privée » (meine private Weltgeschichte)(20). C’est en ces termes qu’il interprète la tuberculose contractée en 1917, en pleine guerre. La rencontre du corps privé et de l’esprit guerrier-mondial fait de la tuberculose une maladie qui affecte autant la tête que les poumons. À l’été 1917 Kafka écrit son ami Max Brod : « J’ai quelquefois l’impression que mon cerveau et mes poumons ont conclu un pacte à mon insu. “Ca ne peut pas durer comme ça”, a dit le cerveau, et au bout de cinq ans les poumons se sont déclarés prêts à l’aider(21). » Au même moment, une lettre à sa sœur Ottla évoque « cette maladie spirituelle [geistige Krankheit] qu’est la tuberculose »(22). Et comme l’esprit est tout à la fois celui de la famille et de l’époque, cela signifie que la maladie ne peut pas être vue comme personnelle : elle a l’ampleur d’un drame historique. Ce n’est pas de la mégalomanie – on sait ce que Kafka pense du gigantisme –, c’est le refus de s’apitoyer sur lui-même. Foin du lyrisme, oui à l’épopée modeste. C’est toute l’époque et toute l’Europe qui est atteinte par la maladie. D’où le leitmotiv napoléonien. Lettre à la sœur Ottla (août 1917) : « Une victoire entraînant une perte de sang à peu près supportable aurait eu quelque chose de napoléonien.(23) » En septembre 1923, alors que la tuberculose n’est plus très loin d’achever son œuvre de mort, Kafka envisage un voyage à Berlin – il écrit à l’ami Oskar Baum : « À l’intérieur de ma situation, c’est une audace folle, pour laquelle on ne peut trouver de point de comparaison qu’en feuilletant l’histoire du passé, disons la campagne de Russie de Napoléon.[24] »  

La loi propre ou l’auto-nomie

S’il y a maladie, c’est parce que partout, dans la famille comme dans le monde, se pose la même question : non pas celle de la liberté, trop semblable à la servitude, mais celle de l’autonomie, c’est-à-dire, on l’a vu, de la loi propre.

La question de la loi est omniprésente chez Kafka. Mais bien sûr elle est particulièrement prégnante dans Le Procès. On a vu tout à l’heure ce qui arrive à Joseph K. (Kafka ?) : d’abord librement arrêté, il est finalement librement assassiné, après avoir passé tout le roman à écumer librement les bureaux d’un tribunal… qui ne lui demandait rien.

Pourquoi la situation de Joseph semble-t-elle absurde ? Parce que, ici comme ailleurs, Kafka réalise-concrétise la métaphore : il supprime le « comme ». La phrase « Joseph est comme un serf volontairement soumis au maître » devient : « Joseph est arrêté. » Et laissé en liberté. Tel est l’extravagant paradoxe de l’événement initial : l’arrestation libre. Les gardiens viennent arrêter Joseph K. et le laissent libre. Seulement, cette liberté, Joseph l’oublie parce qu’il l’utilise pour la nier : il cherche librement son crime…, un crime qu’il n’a pas commis (ou qu’il commet servilement par le fait même de le chercher ?). Et cette liberté de Joseph, nous, lecteurs, nous l’oublions avec lui parce que, projetant sur lui deux millénaires chrétiens de péché originel, nous ne voyons plus que Kafka a supprimé le « comme ». Si Joseph est arrêté, pensons-nous confusément, c’est qu’il a bien dû commettre quelque faute. Et de conclure à l’absurde, à l’arbitraire, au scandale : les gardiens ne lui ont pas dit sa faute ! L’absurde de surface révélerait un absurde des profondeurs : Joseph serait essentiellement coupable.

Quand Kafka a lu le premier chapitre du Procès à ses amis, ils ont éclaté de rire. On ne dit pas assez que l’auteur du Procès est le maître de la dérision et de l’auto-dérision. C’est pourquoi il ne faut pas prendre l’absurde au pied de la lettre, ni faire de Kafka un mystique. Comme dira sa dernière fiancée, Dora Diamant, « la littérature était pour lui quelque chose de sacré »(24), mais non un motif de mysticisme.

Pourquoi les amis ont-ils ri au récit de l’arrestation libre ? Parce qu’ils ont perçu ce que souvent les critiques ultérieurs ne perçoivent plus – à savoir que le romancier fait une expérience de laboratoire sur la servitude libre – intime et mondiale.

Kafka a l’humour cruel : il est dans son laboratoire littéraire et il tient une souris nommée Joseph K. Il l’arrête et il la laisse libre, et il lui dit : voyons ce que tu vas faire. La meilleure preuve qu’il s’agit d’une expérience de laboratoire est que l’écrivain ne peut supprimer aucun des deux termes de la contradiction initiale : s’il supprime l’arrestation, Joseph n’a plus aucune raison d’enquêter sur sa faute, et donc il n’y a pas de roman Le Procès. S’il supprime la liberté, Joseph est incarcéré, il n’a pas la possibilité d’enquêter sur sa faute, et là encore il n’y a pas de roman. L’arrestation libre sert à mettre en branle une quête et une enquête dont le mouvement même montre que Joseph K. est incapable de faire sa loi propre, de prendre son envol autonome. Au lieu de regarder la réalité en propre (l’arrestation n’est qu’un mot des gardiens, et en réalité il est libre), au lieu d’agir en propre conformément à cette réalité, il réagit de façon impropre : il prend le mot « arrestation » pour la réalité et il l’accepte. Il accepte la loi d’autrui, la loi des gardiens. Au lieu de faire son autonomie, il fait son hétéronomie.

Et nous, lecteurs, nous sommes sous la même menace d’hétéronomie. Si nous oublions l’arrestation libre de Joseph, ou bien si, à propos de cette cocasserie, nous nous demandons « pourquoi » (un pourquoi forcément psycho-métaphysique), nous encourons le risque que Kafka nous dise : « Cher lecteur, tu ne sais pas lire. Tu fais une lecture impropre de mon roman. Non que le sens de mon roman se réduise à l’expérimentation laborantine, mais comment édifier les autres interprétations sans prendre en considération ce sens premier, initial, fondamental ? » En d’autres termes, le pourquoi psycho-métaphysique montrerait que nous ne savons pas élaborer un rapport autonome au texte du Procès, un rapport où la loi propre du lecteur – sa faculté de lire ce qui est écrit, et non de plaquer dessus une idée préconçue – rencontrerait la loi propre du roman : la servitude-arrestation libre.

Je ne parle ici du lecteur que parce que Kafka en parle lui-même. À l’avant-dernier chapitre du roman, Joseph se rend à la cathédrale de la ville. Il y rencontre un prêtre et lui parle de son procès. L’ecclésiastique, qui est l’un des nombreux employés du tribunal, se rend compte que Joseph se trompe sur les intentions de la justice. Pour le lui faire comprendre, il lui raconte une parabole apparemment absurde, intitulée « Devant la loi ». Joseph écoute. Il devient auditeur-lecteur. Résumons ce petit récit interne au roman.

Un campagnard arrive devant la porte de la loi. Celle-ci est gardée par une sentinelle qui lui dit qu’il ne peut pas le laisser entrer maintenant. Mais la porte est ouverte et reste ouverte. S’il le veut, l’homme de la campagne peut regarder à l’intérieur, d’où provient, comme il le constatera plus tard, le rayonnement (Glanz) de la loi. Au-delà du premier gardien et de la première salle, il y a d’autres gardiens et une enfilade d’autres salles. Les gardiens sont nombreux et puissants, mais si le campagnard est vraiment attiré, dit le premier gardien, il peut toujours essayer d’entrer malgré l’interdiction. L’homme préfère attendre. Il attend des jours, des mois, des années, il vieillit, sa vue faiblit. À la fin de sa vie, il demande à la sentinelle pourquoi personne d’autre n’a essayé d’entrer dans la loi pendant qu’il attendait. « Parce que cette entrée n’était destinée qu’à toi »(25), répond le gardien en refermant la porte.

Réaction immédiate de Joseph indigné : la sentinelle a trompé le campagnard, elle s’est bien gardée de lui faire cette révélation avant la fermeture de la porte. Réplique du prêtre : « N’adopte pas sans examen l’opinion d’autrui [die fremde Meinung]. Je t’ai raconté l’histoire selon les termes mêmes de l’Écriture [die Schrift]. Il n’y est pas question de tromperie. Tu n’as pas assez de respect pour l’Écriture et tu changes l’histoire.(26) »

Autrement dit, Joseph est un mauvais lecteur, un lecteur hétéronome, qui « adopte l’opinion d’autrui » au lieu de se faire son propre jugement. Que veut dire l’ecclésiastique en récusant la l’interprétation hétéronome de Joseph ? Il suggère sans doute une interprétation plus autonome. Rappelons-nous : le campagnard hésite à entrer, il attend devant la porte… certes interdite, mais ouverte. Il est attiré par l’éclat de la loi qui lui parvient de l’intérieur. La conclusion s’impose d’elle-même : pour que l’homme de la campagne fasse sa loi propre, il aurait suffi qu’il entre puisque la porte est ouverte, c’est-à-dire qu’il brave une interdiction de pure forme, comme était de pure forme l’arrestation de Joseph. Au lieu de quoi il attend, hésite, tergiverse des années durant. Le gardien en tire la seule leçon possible : il ferme la porte… qui était celle du campagnard (elle « n’était destinée qu’à toi »). C’était sa porte, sa loi propre, son auto‑nomie. Mais l’homme y a renoncé d’emblée. De même, Joseph-lecteur renonce à son interprétation autonome de la parabole. De même, Joseph-agent-social renonce à son autonomie quand, au début du roman, il fait de l’arrestation une réalité alors que ce n’est qu’un flatus vocis destiné à tester sa capacité d’autonomie. Le campagnard, c’est Joseph, et vice versa. Et c’est aussi Franz. Et c’est nous tous, lecteurs, qui, par un brusque mouvement de balancier, n’échappons à l’hétéronomie rationaliste (du gigantisme industriel) que pour nous jeter vers l’extrémité inversement symétrique – l’hétéronomie mystique et « absurdiste » – que nous projetons sur la prose de Kafka.

Conclusion

Entre les deux extrémités, il y a la visée d’autonomie, en vertu de laquelle la littérature de Kafka n’a pas besoin d’être engagée pour nous dire des choses essentielles sur la liberté et la servitude. Elle n’est pas engagée puisque, par la méthode de la réalisation de la métaphore, par la suppression du comme qui déstabilise notre perception ordinaire de l’impureté (La Métamorphose) ou de la culpabilité (Le Procès), elle ne nous impose pas de passer la porte du sens. Elle se contente de l’ouvrir et de nous proposer d’entrer dans l’autonomie, comme le campagnard aurait pu profiter de la porte ouverte pour entrer dans la loi. Toute la finesse de Kafka est de suggérer que la loi du campagnard n’existe pas en général, avant lui, toute faite : la loi ne serait devenue sa loi que s’il avait accompli l’acte d’y entrer.

La loi qui, toute faite, tombe sur nous d’en haut ne peut pas devenir notre loi. Elle ne peut le devenir que si nous l’agissons d’en bas pour la faire monter au-dessus de nous.

Dans son roman historique Un pays à l’aube (2009), l’écrivain étatsunien Dennis Lehane a relaté les pillages qui ont eu lieu à Boston en 1919 pendant la grève de la police. Quand la loi n’est pas ma-notre loi, il suffit que le chat policier s’absente pour que les souris de l’anomie se mettent à danser.

Marc Weinstein

Notes et références
  1. III, p. 482. Cette référence et toutes les références ultérieures renvoient à l’édition des Œuvres complètes de Kafka en 4 volumes, Gallimard/La Pléiade, Paris, 1976–1989. Pour chaque citation ultérieure, la traduction française est susceptible d’avoir été modifiée dans le sens d’un respect accru envers le style sobre et répétitif de Kafka.
  2. Gustav Janouch, Conversations avec Kafka, tr. B. Lortholary, éd. Maurice Nadeau, Paris, 1978, p. 152.
  3. III, p. 1097–1098.
  4. III, p. 449.
  5. III, p. 493.
  6. III, p. 507.
  7. III, p. 319.
  8. III, p. 482.
  9. I, p. 466.
  10. III, p. 476.
  11. III, p. 492–493.
  12. Lettre au père, IV, p. 838–839.
  13. IV, p. 837.
  14. IV, p. 844.
  15. IV, p. 877.
  16. G. Janouch, Conversations avec Kafka, op. cit., p. 72.
  17. III, p. 493.
  18. IV, p. 76–77.
  19. G. Janouch, Conversations avec Kafka, op. cit., p. 68–69.
  20. III, p. 784.
  21. III, p. 793.
  22. III, p. 784.
  23. III, p. 784.
  24. III, p. 1232.
  25. Dora Diamant, « Ma vie avec Franz Kafka » in Hans-Gerd Koch (textes réunis par), J’ai connu Kafka, Témoignages, tr. Fr.-G. Lorrain, éd. Solin et Actes Sud, Arles, 1998, p. 231.
  26. I, p. 455.
  27. I, p. 455.

Espace membre