Le phénomène historique du « déclin » des civilisations est délicat à étudier. Il paraît qu’en ces périodes-là les comportements socio-moraux se dégradent, que la société tombe dans l’anomie ou dans l’hubris. Même s’il faut manier avec une grande prudence l’idée morale de déclin-décadence-déchéance, laquelle fait bizarrement abstraction des antagonismes politiques internes et externes, on admettra ici provisoirement cette dégradation des comportements. J’admets provisoirement cette dégradation des comportements parce que cela permet de poser la question de ce qu’il en est des façons de penser : est-ce que, dans les périodes terminales des civilisations, le penser se dégrade autant que l’agir ? Est-ce que les humains se mettent à penser-dire « n’importe quoi » ? Est-ce qu’ils se mettent à affirmer une chose et son contraire sans être gênés par l’incohérence ?
La civilisation du « progrès techno-économique » va aujourd’hui vers sa fin. Le libéral-fascisme (plus précisément : le néolibéral-fascistoïde) est l’un des symptômes de cette fin interminable et chaotique (qui a commencé à vrai dire en 1914). La dégradation actuelle des comportements est évidente, surtout chez les oligarques milliardaires et chez leurs complices gouvernementaux. Un signe, parmi d’autres, de cette dégradation est la zone floue où l’on ne distingue plus bien le cynisme conscient et la folie inconsciente : Macron, Musk, Modi, Arnault, Milei, Bolloré… sont-ils cinglés ou sadiques ? Un peu des deux ? Beaucoup des deux ? Mais cette dégradation des manières d’agir ne va-t-elle pas de pair avec celle des façons de penser ? On voit en tout cas que dans les oligarchies du néolibéralisme fascisant, on n’est pas à une contradiction près. Naomi Klein a montré comment le capitalisme néolibéral provoque des désastres sociaux et écologiques et utilise ces mêmes désastres pour imposer plus avant ses pratiques. Il en va de même dans le langage et la pensée : le capitalisme fascistoïde provoque des désastres dans la pensée et utilise ces mêmes désastres pour imposer plus avant sa folie comme une rationalité.
Le désastre de pensée qui m’occupe aujourd’hui est la contradiction suivante : il y a du temps (le temps existe) et il n’y a pas de temps (le temps n’existe pas).
Il y a du temps, du temps long, et même si long qu’il confine au mythe religieux. Avec d’autres peuples, le peuple d’Israël habitait la Palestine il y a deux millénaires et plus. C’est dans l’Ancien Testament. « Donc » il est « normal » que depuis 1948 Israël habite de nouveau la Palestine en évinçant les autres peuples. Ici, le temps existe, et c’est du temps long. Le temps long, c’est un temps qu’on fait mine de considérer comme continu. On fait semblant de croire qu’il n’y a pas eu de changements historiques, par exemple des changements qui, au Moyen Âge, ont amené diverses populations à coexister et à se mélanger en Palestine. On fait comme s’il n’y avait pas eu de ruptures historiques, comme si la rupture était la « continuité », comme si Israël était l’origine absolue de la Palestine. Mais origine pour origine, il vaut mieux savoir qu’avant les juifs, au second millénaire de l’ère pré-chrétienne, la Palestine était habitée par une majorité d’Égyptiens. Au nom du temps de l’origine, pourquoi les Égyptiens ne revendiqueraient-ils pas aujourd’hui la souveraineté absolue sur la Palestine ? (Il est vrai qu’à l’époque l’imaginaire de la propriété-souveraineté économique et étatique existait peu, et cela rendait plus facile ce que l’historien libanais Georges Corm appelle « le bon vieux pluralisme religieux du bassin méditerranéen ».) Mais les Égyptiens sont des petits joueurs : bien avant eux, « à l’origine », il y avait en Palestine des homo erectus, eux-mêmes venus d’Afrique – bref, de méchants émigrés qui voulaient procéder au « grand remplacement » de l’« identité » palestinienne antique dont personne ne sait en quoi elle consistait. Il y a deux millénaires, les Romains habitaient la « Belgique ». Puis, pour diverses raisons historiques, leur habitat a cessé. Depuis quelque temps la rumeur court que les habitants méloniens de Rome – du genre homo melonius – ont le projet de revenir occuper la Belgique en 2027 et que, dans ce but (ressusciter l’Empire romain), ils vont chasser les Wallons et les Flamands du plat pays. Il semble que les Belges de 2027, réfractaires comme des Gaulois, regimbent. Mais tant pis pour eux : c’est la loi du temps long, « donc » continu. Puisque les Romains étaient en Belgique il y a 2 millénaires, les Belges devront quitter Bruxelles et Liège en 2027. Et s’ils ne sont pas contents, qu’ils aillent se faire voir chez les Égyptiens.
Question : l’Europe a massacré les Juifs européens pendant la Deuxième Guerre mondiale – à l’initiative de l’Allemagne nazie, avec l’aide de la France de Vichy, de l’Autriche annexée et de quelques autres. Pourquoi donc, au titre d’une juste réparation, l’Europe n’a‑t-elle pas fait une place en Europe aux Juifs européens ? Pourquoi ne leur a‑t-elle pas donné un territoire, par exemple, à la frontière de l’Allemagne, de la France et de la Suisse ? Ou aux confins de l’Allemagne, de l’Autriche et de la Suisse ? Quelqu’un peut-il m’expliquer la logique qui veut que la politique européenne de 1914–1945, responsable du judéocide, s’abstienne de réserver un territoire européen aux survivants – pour mieux les expédier dans une Palestine qui n’était en rien responsable du judéocide ? Ainsi le temps existe. Depuis l’Ancien Testament jusqu’à aujourd’hui.
Mais le temps n’existe pas. J’explique. Je commence à expliquer en faisant un petit détour par une définition minimale du terrorisme : celui-ci se définit par le fait que des organisations armées, étatiques ou para-étatiques, utilisent des armes contre des civils désarmés. Par exemple, l’État des États-Unis, parce qu’il a bombardé pendant des années la population civile du Vietnam, est un État terroriste. Sur les crimes terroristes initiaux perpétrés par les États-Unis contre les peuples amérindiens (crimes qui ont fait entre 15 et 20 millions de morts amérindiens), sur les crimes terroristes plus tardifs, on lira le livre de l’historien Howard Zinn, Histoire populaire des États-Unis (Agone, 2003).
Le 7 octobre 2023, le Hamas a assassiné des centaines de civils israéliens. Cela constitue une attaque terroriste parce que les assaillants étaient armés, et les assaillis étaient presque tous des civils désarmés. À ce propos, Jean-Paul Vesco, archevêque d’Alger, a déclaré dans le journal La Croix du 16 octobre 2023 : « Cette violence barbare est sans excuse, mais elle n’est pas sans cause. » En parlant de cause, l’archevêque suggère que le temps existe. Eh oui, comment une cause pourrait-elle produire ses effets si le temps n’existait pas entre les deux ?… ce temps qui en l’occurrence prend la forme du lien de cause à effet. Les gouvernements occidentaux ont déclaré qu’Israël avait un droit inconditionnel à se défendre. Mais ce droit d’autodéfense implique-t-il celui de commettre, contre la population civile gazaouie désarmée, des massacres terroristes ? Les gouvernements occidentaux sont un peu gênés aux entournures, mais leur réponse implicite est : « Oui, l’armée israélienne a le droit de commettre des massacres terroristes contre les civils palestiniens. » Pourquoi les gouvernements occidentaux ne disent rien et ne font rien contre ces massacres ? Parce que pour eux l’archevêque d’Alger n’existe pas, la notion de cause n’existe pas, donc la notion d’effet n’existe pas, donc le temps historique n’existe pas non plus. On imagine aisément la cause ou les causes auxquelles pense l’archevêque d’Alger pour expliquer l’attentat du 7 octobre : cette cause n’est rien d’autre que le nombre des grandes et petites cruautés liées à l’entreprise de colonisation de la Palestine, entreprise que l’État israélien mène depuis 1948.
Inexistence du temps et essentialisme se tiennent par la main. Le temps n’existe pas, donc la colonisation israélienne de la Palestine depuis 1948 n’existe pas. Donc les attaques du 7 octobre n’ont pas de cause, elles sont hors temps. Si les attaques du 7 octobre n’ont pas de cause et si elles ont eu lieu malgré tout, c’est que les Palestiniens sont méchants par essence – colonisés qu’ils sont par un État israélien qui est gentil par essence. En 2017, en visite à Alger, Macron a déclaré que la colonisation (de l’Algérie par la France) était un crime contre l’humanité. Et la colonisation de la Palestine par l’État d’Israël ? En 2024 Macron, von der Leyen et leurs complices n’en disent rien. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas de temps. Le temps n’existe pas. La colonisation moderne de la Palestine par l’État moderne d’Israël est hors temps : elle n’existe pas. Dans la mesure où, paraît-il, Israël est en Palestine depuis plus de 2 millénaires, avec des ruptures historiques que seuls les imbéciles oublient de voir comme des continuités, le colonialisme étatique israélien n’existe pas. Mieux : ce n’est pas un colonialisme. Il n’y a donc aucune raison pour que le colonialisme de l’État non-colonialiste d’Israël soit condamné par les oligarques occidentaux. Comment en effet condamner quelque chose qui n’existe pas ? Qui serait prêt à condamner les éléphants volants qui barrissent dans nos cieux nocturnes ?
J’avoue que j’ai mauvais esprit. Il faut vraiment avoir mauvais esprit pour remarquer que la déraison néolibéral-fascistoïde oscille « rationnellement » entre le temps long qui existe dans la fiction biblique et le temps court du colonialisme qui n’existe pas (qui n’existe que dans la tête des damnés de la terre). Y a‑t-il une contradiction entre le temps biblico-mythique long qui existe et le temps historique court qui n’existe pas ? Peut-être. Mais la contradiction se résout de manière malheureusement assez facile : le propre du mythique temps long n’est-il pas d’avaler le temps historique court ?
Marc Weinstein