Kairos N°38

Février 2019

Des dizaines de milliers de gilets jaunes qui manifestent depuis trois mois dans toute la France, malgré les violences policières, la répression féroce et ses effets  sur des centaines de manifestants (manifestants éborgnés, mutilations, traumatismes divers) ; des milliers d’étudiants qui font grève en Suède, Suisse, Belgique… ; des « marches pour le climat » qui se répètent un peu partout. Cela laisse penser que nous vivons une période inédite, peut-être la plus prometteuse en termes de changements réels depuis mai 68 ? Mais elle est aussi celle qui verra un tournant qui se caractérisera soit par une prise en main populaire de l’avenir soit par un contrôle technocratique sans précédent. 

Il est évident que depuis 1968, les forces en présence sont fort différentes : d’un côté un monde économique plus puissant que jamais, propriétaire des principaux moyens de communication de masse et influant sur l’ensemble des décisions politiques dans un monde unipolaire où désormais l’impératif de croissance semble le seul auquel ils peuvent obéir, alors que la fuite en avant depuis 68, quand « tout était encore possible », a saigné la terre comme jamais en 50 années ; de l’autre, une société fragmentée avec des classes moyennes urbanisées, réformistes et non violentes, face à une population précarisée et humiliée, première victime de la mondialisation, ces « beaufs » dont les Dechiens et Canal+ ont amené à graver la caricature dans l’esprit des classes moyennes. 

L’engouement politico-médiatique devant les manifestants du climat contraste avec la morgue et la condescendance des mêmes vis-à-vis des gilets jaunes et en dit long sur la perception du risque différent que représentent ces mouvements pour le pouvoir. Cette inégalité de traitement marque la frontière de classes que la propagande nous avait fait oublier, réduisant depuis des décennies le conflit social à « nous » et les « banlieues », analyse  proprement inoffensive, car confinée à la sphère « culturelle ». Cette même frontière qui vous revient en pleine gueule quand, espérant trouver chez un ami, la famille, un collègue, une commune vision de ce formidable élan populaire qu’offrent les gilets jaunes, vous recevez comme unique réponse des inepties mimétiques, véritables gramophones de BFMTV ou de la RTBF, avec des « les gilets jaunes sont quand même violents ». On ne peut qu’être un privilégié ou un arriviste pour réduire la réaction d’un peuple meurtri à de la violence. 

Certes, nous savons que les techniques d’influence des masses ont été longuement éprouvées et sont maintenant au faîte de leur efficacité. Ainsi, derrière l’« ouverture » des politiques aux « revendications » des manifestants pour le climat(1), il n’y a qu’une tactique de récupération visant à annexer une contestation populaire à un projet clé sur porte pensé sans le peuple dans les hautes sphères du pouvoir capitaliste. La brèche politico-médiatique veut tracer le sillon du peuple vers le grand piège de la « transition énergétique » que capitaines d’industrie, politiciens et médias s’emploient d’ores et déjà à nous vendre comme le futur vert(2). De fait, s’il est heureux que parmi les manifestants du climat, certains réaliseront vite le subterfuge, il est à souhaiter qu’ils soient assez nombreux, mais, surtout, que s’articule la lutte climatique à celle pour une vie décente, soit gilets vert et gilets jaunes réunis. Non pas ce rouge teinté de verre où l’on se focalise sur la question de la répartition pour mieux éluder celle de la production, mais une posture courageuse qui prenant acte de l’état des lieux garantisse une politique écologique et humaine véritable. Point unifié de lutte contre l’exploitation de la Terre et de l’Homme, cette convergence ne pourra aboutir qu’au constat que la solution est dans le changement radical de nos modes de vie, dont la réduction de la production, et subséquemment de la consommation, est le principe fondamental. 

L’œuvre est gigantesque, immensité dont le tournis qu’elle génère en nous provient de ce paradoxe d’une perspective à la fois crédible mais grandement improbable, tant nous sommes déjà avancés dans le chaos. Nous entendons évidemment déjà les cris outrés de ceux qui nous réduisent à d’uniques pourfendeurs de l’espoir. Comme eux pourtant, nous souhaitons vivement le changement, mais notre volonté optimiste ne doit pas occulter tout ce qui empêche qu’ait lieu la révolution que nous appelons de nos vœux. L’unisson des appels climatiques, repris par les stars françaises dans leur dernière supplique (cf. « L’affaire du siècle »), contraste avec le silence sur les responsabilités du système capitaliste et les êtres qu’il a produits, dont le monde de la jet set et du Festival de Cannes est le parfait représentant. Il ne s’agit pas d’être pessimiste, négatif, décourageant. Au contraire, il convient d’identifier les forces antagonistes, les points de friction, les contradictions qui non dépassées restreindront les capacités d’action. Il ne s’agit en effet pas d’acquiescer et de dire « c’est déjà ça ! », car ce peu ne signifie pas d’emblée qu’on va dans le bon sens. Au contraire, ces petits pas vidés de toute critique contre une société de consommation, du spectacle, du toujours plus, ne participeront pas du changement, mais présagent très certainement le dévoiement d’aspirations légitimes vers des projets prépensés par les élites technocrates dont le but (faire toujours plus d’argent) et les effets (destruction de la Terre et des êtres vivants) seront les mêmes. Le mythe de la transition énergétique et numérique en offre l’exemple parfait, pensé par les élites pour assurer la continuité du capitalisme.

Ce que nous essayons de dire, c’est que certains espoirs sont désespérants, fruits d’illusions bâties sur une certaine ignorance des rapports de force, et que nous trouverions bien plus grisant « ce désespoir surmonté » qu’évoquait François Partant. Seul lui sans doute, pourra donner quelque chose.

Alexandre Penasse

Notes et références
  1. L’hypermédiatisation d’un véritable opposant au système dominant étant impossible (car lui étant contradictoire), ceux qui passent sont toujours indirectement ou directement, volontairement ou malgré eux, au service de l’ordre dominant. Voir « Quelques remarques sur Greta Thunberg et Extinction Rebellion », Nicolas Casaux, partage-le.com.
  2. Le Pacte national d’investissements stratégiques, préparé par des chefs d’entreprise et mis en œuvre par les politiciens, en est un exemple parfait.

Espace membre