REY, WEBER ET HUNYADI DÉGOMMENT LE TRANSHUMANISME

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Visible sur la Toile dès le milieu de la décennie précédente, révélé par l’activisme extralucide de Pièces et Main d’Oeuvre(1), le dossier du transet posthumanisme est l’objet d’une intense activité éditoriale(2) dont je sélectionnerai, tout à fait subjectivement, les essais récents (2018) de trois philosophes, Mark Hunyadi (Le temps du post-humanisme. Un diagnostic d’époque, Les Belles Lettres), Olivier Rey (Leurre et malheurs du transhumanisme, Desclée de Brouwer) et Michel Weber (Contre le totalitarisme transhumaniste. Les enseignements philosophiques du sens commun, Fyp). Dans une première étape, la doctrine transhumaniste recommande l’« augmentation » physique et cognitive de l’être humain par le recours aux technologies NBIC, autrement dit les nanotechnologies, les biotechnologies, l’informatique et les sciences de la cognition, dont la convergence est recherchée et scientifiquement réalisable(3). Dans une seconde étape — préviennent les adeptes de la Singularité technologique(4) —, l’humain devra s’hybrider avec la machine, sous peine de déclassement, voire d’extinction. Ses promoteurs, principalement localisés dans la Silicon Valley (mais pas seulement), jouissent du vif intérêt que lui portent les États et les entreprises — d’où une pluie de subventions publiques et d’investissements privés —, de la collusion des médias et de la fascination qu’il exerce parmi le grand public. Il fallait remettre du poids dans l’autre plateau de la balance, ce que font magistralement nos trois auteurs, forts de leur érudition et de leur sens de la généalogie. Voyons cela en détail.

Comme philosophe de la psychiatrie (entre autres), notre collaborateur Michel Weber (né en 1963) n’a pas eu de peine à comprendre les tenants et aboutissants du transhumanisme. Contextualiser celui-ci dans la crise globale systémique(5) permet de dégonfler ses prétentions démocratiques et progressistes(6) : il « n’a absolument aucun sens autre que totalitaire dans le contexte d’une société en crise terminale » (p. 146). Pilotées par le capitalisme financier mondialisé, les technologies convergentes pourraient enserrer l’humanité dans une nasse invisible de laquelle il lui serait quasi-impossible de s’extraire, « un déterminisme [qui] évacuerait définitivement toute forme de spontanéité et, avec elle, tout sens existentiel » (p. 55). Derniers rejetons de la folie consumériste et technoscientiste, les fantasmes transhumanistes — non seulement guérir mais améliorer physiquement, mentalement et moralement, et même immortaliser — font corps avec l’hyper-individualisme et la guerre des clones où « chacun veut, pour lui-même, exactement la même chose que l’autre, tout en lui refusant le droit de l’obtenir » (p. 41). Les transhumanistes haïssant notre enracinement cosmique, animal et politique, leur volonté de transcender la nature « équivaut à rompre avec notre biotope, c’est-à-dire à mourir en tant qu’espèce coexistant synchroniquement et diachroniquement avec toutes autres formes de vie » (p. 126). « La vérité de notre existence se trouve dans l’organique, pas dans le mécanique, et encore moins dans l’hybride » (p. 124).

Deux remèdes originaux sont proposés par Michel Weber. Primo, sans s’attarder à la religion et à la morale, écrit-il, renouons plutôt avec le sens commun, une faculté supposément partagée par tous qui « exprime l’évidence même, sous la forme des présupposés de la vie et des enseignements de l’évolution » (p. 147). Ce sens commun a toutefois été gravement altéré dans la modernité par une crise de la communauté perceptive humaine qu’il s’agit maintenant de restaurer. Reste à savoir comment s’y prendre… Secundo, la recherche des états modifiés de conscience et de la perfectibilité est inhérente à la nature humaine. La spiritualité et l’ascétisme par le moins permettent d’y arriver, bénéficiant, eux, d’une expérience millénaire accréditant leur valeur. Dans un contexte désenchanté, intéressons-nous au chamanisme, sorte de « thérapie cosmique » qui, bien qu’à la portée de tous, requiert un encadrement initiatique (précisons qu’il n’est en rien contradictoire avec le sens commun). La tâche sera néanmoins rude dans le contexte d’une dissociété hyper-individualiste. Dans sa conclusion, Michel Weber convoque et compare les deux auteurs du XXe siècle annonciateurs de la déraison transhumaniste : Aldous Huxley et George Orwell.

Professeur à l’Université de Paris 1, Olivier Rey (né en 1964) avoue ne s’intéresser au transhumanisme que depuis peu. Mais comme la critique de la science l’occupe depuis longtemps(7), il fallait tôt ou tard qu’il s’attaque à ce gros morceau qui représente l’apothéose de l’utopie technoscientifique, apothéose elle-même du projet moderne d’emprise totale sur le monde. Il faut prendre au sérieux les transhumanistes dans la mesure où ils cherchent à imposer leur agenda à l’humanité. Si l’on peut être sceptique vis-à-vis de leur intention pratique — parvenir à mettre au point toutes ces technologies dignes de la science-fiction —, leur intention culturelle — rendre désirable l’amélioration technologique de la condition humaine — a par contre déjà marqué des points. « La perte de confiance dans le progrès doit être compensée par une inflation de ce qu’il est censé apporter : plus le monde va mal et menace de s’écrouler, plus il faut arracher l’adhésion à cette course à l’abîme par des promesses exorbitantes » (p. 32). Bien rodée, la propagande transhumaniste se déroule en trois temps. D’abord elle épate le public en mettant en évidence le caractère révolutionnaire, disruptif des techniques en question ; ensuite elle le rassure en affirmant paradoxalement que celles-ci ne sont que le prolongement normal des progrès de l’humanité. Mais « arguer de la continuité des processus pour faire accepter sans broncher les discontinuités attendues de ces mêmes processus est d’une malhonnêteté caractérisée » (p. 24) ; enfin, pas la peine de s’y opposer, le mouvement est irrésistible et irréversible, que cela nous plaise ou non. Les transhumanistes parlent davantage des promesses futures — surtout dans le domaine de la santé — pour éviter de décrire par le menu tout ce qui est déjà réalisé dans le secret (relatif) des laboratoires(8). Ainsi, la procréation médicalement assistée (PMA) est devenue une réalité politique et sociale dans plusieurs pays. Olivier Rey insiste sur la perte de capacités humaines naturelles qu’induirait le programme transhumaniste, alors que celui-ci laisse entendre également qu’il s’agit, au nom de l’autoconservation, d’adapter l’être humain aux temps difficiles qui s’annoncent, en modifiant radicalement sa nature. « Les choses vont suffisamment mal sans qu’en plus on se prive de ce qui les fait empirer », ironise-t-il (p. 66).

Les Occidentaux sont depuis longtemps obsédés par les machines, au point d’en construire pour tout et n’importe quoi, et ainsi d’exploiter le monde toujours plus frénétiquement. Mais dorénavant, c’est le corps lui-même qui est appelé à se « machiniser » pièce par pièce, ce qui pose quelques questions à cette souveraineté individuelle sur laquelle insistent par ailleurs les transhumanistes. « Le rêve de s’augmenter par la technologie séduit des êtres préalablement rendus infirmes par cette même technologie » (p. 90). Olivier Rey montre ensuite que la science moderne est faite pour dominer la vie, non pour la servir ou la contempler, les propos d’Ernest Renan (1823–1892) étant à cet égard révélateurs(9). Le transhumanisme apparaît comme l’aboutissement de l’humanisme des Lumières (Diderot, d’Alembert, Voltaire, Condorcet) et ses prémices (Bacon, Kepler, Galilée et Descartes) (10), ces penseurs ayant chacun à leur manière théorisé la notion de progrès et exalté la liberté et les pouvoirs de l’homme émancipé de la nature et du Créateur. Il ne faudra pas s’étonner que cette tyrannie sur une nature objectivée menace en même temps de soumettre les êtres humains aux mêmes procédures d’objectivation. Au XXe siècle, capitalisme et communisme ont partagé cette conception. À terme, Olivier Rey prévoit que l’effondrement de la civilisation thermo-industrielle entraînera celui du programme transhumaniste, puisque « sa mise en œuvre sous-entend que le monde tel qu’on le connaît va perdurer » (p. 171). À quelque chose, malheur est bon.

Ancien élève de Jürgen Habermas et professeur à l’UCLouvain, Mark Hunyadi (né en 1960) s’est spécialisé dans la critique du libéralisme, déjà présente dans La tyrannie des modes de vie. Sur le paradoxe moral de notre temps (Le Bord de l’eau, 2015), court essai remarquable. Aussi enthousiasmant, le nouveau place le posthumanisme(11) en regard de la philosophie politique et morale et en fait un symptôme par excellence de la « petite éthique » (12) du libéralisme, celle qui ne jure que par l’individu et lutte à mort contre le paternalisme et les idéologies. Quiconque adhère à la numérisation du monde en jouissant de ses objets connectés participe aussi à l’avancée du posthumanisme, ne fût-ce qu’à son corps défendant. Condition de la domination du système, la fragmentation numérique sépare les usages de leurs conséquences systémiques : chacun apprécie les avantages apportés par son smartphone sans éprouver le moindre scrupule(13) d’alimenter l’ogre Big Data qui un jour le dévorera. Le récit posthumaniste, à la fois évolutionniste et moral, nous annonce la possibilité de nous « augmenter » technologiquement pour atteindre la santé parfaite, aiguiser nos sens, accroître nos capacités d’attention et de concentration, notre intelligence, notre confiance en soi et nous rendre plus généreux ; mais tout cela, est-ce simplement une liberté individuelle de plus, voire un nouveau droit moral ? « Contrairement à ce que prétend la vulgate libérale, la liberté de s’augmenter ne saurait être une liberté individuelle comme une autre, parce qu’elle présuppose, pour pouvoir s’exercer, la mise en place de tout le système technique qui la rend possible » (p. 62). C’est donc au prix d’une servitude collective – en bonne voie d’être enracinée dans des modes de vie robotisés et tyranniques – qu’une minorité de techno-élus pourraient se payer (grassement) la liberté (sic) de passer à un stade supérieur (sic) de l’humanité. Ces aspirants étant acquis à l’idéologie des droits individuels, « le posthumanisme conjugue donc dans un même mouvement […] un frénétique activisme de soi caractéristique de l’individualisme libéral et l’adhésion passive à un fatalisme de système qui se traduit par la soumission docile à des modes de vie non choisis » (pp. 136–137).

Mark Hunyadi reprend ici sa thèse selon laquelle les modes de vie représentent la clé de voûte du capitalisme avancé, cette clé à laquelle il faut s’attaquer. Il précise que l’on peut être technophile (ce qui est son cas) et opposé au posthumanisme et à la technocratie, car il est essentiel de garder la maîtrise politique de la reproduction et des changements de nos sociétés, ce qui implique de refuser leur technologisation intégrale et « l’idéal robot » tels qu’ils nous sont prophétisés, en même temps qu’insidieusement imposés, sans alternative possible et comme un fait accompli, par les entrepreneurs et ingénieurs des GAFA(14) et des NATU(15), auxquels les politiques laissent les mains libres, quand ils ne leur donnent pas un salutaire coup de main ! Tout héroïques qu’ils soient, les actes individuels de résistance n’auront pas raison de ce système tant que des institutions politiques ne seront pas en mesure d’impulser un autre cours des choses qui signerait la fin de l’hégémonie technicienne imposant aux individus « des attentes de comportement telles qu’il leur est de plus en plus difficile, à vrai dire quasiment impossible de s’y soustraire » (p. 139). La politique actuelle n’aborde les problèmes que par la lorgnette de la petite éthique, qui voit tout en termes de liberté individuelle, de sécurité et de droit des personnes. La politique appelée de nos vœux requerrait d’abandonner (relativement) le calcul au profit du jugement et d’« organiser un agir commun » qui régulerait urgemment les finalités du développement technologique, par exemple en imposant un « Sabbat sur la technique », c’est-à-dire « que l’homme accepte de ne pas faire tout ce qu’il pourrait » (p. 104). Car « le futur n’est pas indexé au progrès technique » (p. 164), ou du moins ne devrait-il pas l’être… Voudrions-nous vivre dans une « algorithmocratie » ?

Bernard Legros

Notes et références
  1. Pièces et Main d’Oeuvre, Manifeste des chimpanzés du futur. Contre le transhumanisme, Service compris, 2017.
  2. Philippe Baqué, Homme augmenté, humanité diminuée. D’Alzheimer au transhumanisme, la science au service d’une idéologie hégémonique et mercantile (Agone, 2017) ; Dominique Folscheid, Anne Lécu & Brice de Malherbe, Le transhumanisme, c’est quoi ? (Cerf, 2018) ; Béatrice Jousset-Couturier, Le transhumanisme. Faut-il avoir peur de l’avenir ? (Eyrolles, 2016) ; Mark O’Connell, Aventures chez les transhumanistes (L’Echappée, 2018) ; Mathieu Terence, Le transhumanisme est un intégrisme (Cerf, 2016,) ; Jacques Testart & Agnès Rousseaux, Au péril de l’humain. Les promesses suicidaires des transhumanistes (Seuil, 2018).
  3. D’où leur désignation de technologies convergentes.
  4. La singularité technologique, annoncée par Ray Kurzweil pour 2045, est ce moment hypothétique où l’intelligence artificielle supplantera définitivement l’intelligence organique humaine.
  5. Cette crise globale systémique, déjà décrite dans des ouvrages précédents de Michel Weber (De quelle révolution avons-nous besoin ?, Sang de la Terre, 2013 et Pouvoir, sexe et climat. Biopolitique et création littéraire chez G. R. R. Martin, Le Cénacle, 2017), est à nouveau passée en revue ici.
  6. Un des courants transhumanistes se revendique de la gauche libérale : James Hughes aux États-Unis, l’association Technoprog dans nos contrées, co-présidée par le Belge Didier Cœurnelle, par ailleurs membre du parti Ecolo (!). L’autre est d’obédience libertarienne.
  7. Cf. Olivier Rey, Itinéraire de l’égarement. Du rôle de la science dans l’absurdité contemporaine, Seuil, 2003.
  8. C’est « l’effet vitrine » : « constituer la divulgation sans danger qui protège des questions ultérieures, dangereuses celles-là », in Pierre-Philippe Druet, Peter Kemp & Georges Thill, Technologies et sociétés, Galilée, 1980, p. 117.
  9. « […] la vérité sera un jour la force […] Les forces de l’humanité seraient ainsi concentrées en un très petit nombre de mains, et deviendraient la propriété d’une ligue capable de disposer même de l’existence de la planète et de terroriser par cette menace le monde tout entier. » In Dialogues philosophiques, p. 74, cité dans l’ouvrage, p. 124.
  10. Il contredit ainsi la thèse d’Éric Sadin qui voit dans l’intelligence artificielle un antihumanisme. Cf. L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle. Anatomie d’un antihumanisme radical, L’Échappée, 2018. Précisons que Rey ne décerne pas de satisfecit au transhumanisme en raison de cette filiation, contrairement à Gilbert Hottois qui, dans Le transhumanisme est-il un humanisme ? (Académie Royale de Belgique, 2014), répond positivement à sa propre question, avec soulagement, indiquant que la voie est libre, et la morale, sauve.
  11. L’auteur explique ne pas faire de distinction sémantique entre transhumanisme et posthumanisme.
  12. Formule de l’auteur, elle correspond à ce que Ruwen Ogien appelait l’éthique minimale.
  13. Et si d’aventure un scrupule surgissait, il serait vite refoulé.
  14. Google, Apple, Facebook, Amazon. Le premier a l’intention d’« organiser toute l’information de l’univers » !
  15. Netflix, Airbnb, Tesla, Uber.

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