LES TROIS FORMES DES RELIGIONS

Illustré par :

On a vu dans un précédent article(1) que ceux qui ont besoin d’effrayer leurs populations, afin de les maintenir sous leur domination, ont inventé la menace de la guerre des civilisations. Or, cette guerre menaçante, qu’ils veulent faire croire éternelle, est imaginée comme conséquence de l’affrontement de différentes cultures basées sur des religions jugées irréconciliables. Or, à y regarder de plus près, dans notre monde globalisé, toutes les religions se déclinent aujourd’hui selon trois modalités finalement très proches.

Raphaël Liogier est un sociologue dont les recherches portent sur la mutation des identités religieuses, en particulier dans l’actuel contexte de globalisation. Il est donc bien placé pour connaître les mythes contemporains, les constructions imaginaires individuelles et collectives et leurs conséquences politiques et sociales. Il a étudié le bouddhisme(2), la laïcité(3), l’islam(4) et les a comparés(5). Dans un récent ouvrage(6), il avance une synthèse argumentée qui jette un doute plus que sérieux sur les thèses de ceux qui prétendent que la petite dizaine de grandes civilisations, et les religions qui les sous-tendent, ne peuvent que s’opposer en des conflits violents.

Bien sûr, il n’est pas question de nier qu’existent des identités multiples et que celles-ci « prédatrices, s’exhibent, jouent et s’opposent sur la scène planétaire » mais la globalisation, avec ses langages communs (scientifico-technologique, anglais…), avec des échanges permanents (commerciaux, estudiantins, touristiques…) uniformise la planète et fait que l’autre n’est plus cet inconnu, lointain et effrayant. En particulier, les religions, censées séparer de manière irrévocable et irréductible les groupes humains, partagent en fait des évolutions communes. Au final, les divisions les plus rudes se vivent au sein des religions et pas nécessairement entre elles. Ainsi, on peut relever trois polarités majeures qui traversent toutes les religions.

LES TROIS POSTURES RELIGIEUSES

Dans chaque religion, on peut trouver les mêmes manières de vivre ses croyances.

1) Le charismatisme met l’accent sur l’émotion, vécue de façon collective. Il est aujourd’hui majoritaire dans le protestantisme (au niveau mondial) avec les mouvements néo-évangéliques dont on connaît l’influence, souvent négative, notamment aux États-Unis et au Brésil où ils ont largement contribué à porter au pouvoir des dirigeants d’extrême droite (Trump et Bolzonaro). Le renouveau charismatique est aussi actif au sein de l’Église catholique. On connaît moins les charismatiques bouddhistes (le mouvement Söka Gakkai) ou les télécoranistes qui, en Égypte, copient les pasteurs évangélistes qui pullulent sur les chaînes télé étatsuniennes.

2) Les fondamentalistes sont ceux qui adoptent et développent à l’excès les thèses du choc des civilisations. On connaît (et déteste) bien évidemment les néo-fondamentalistes musulmans dont la figure honnie est celle de Ben Laden et de ses émules djihadistes qui ont mis en œuvre, à leur échelle, la guerre des religions. Les salafistes, heureusement moins guerriers mais isolationnistes, partagent cette option. Mais on trouve aussi des catholiques intégristes en Europe occidentale, des orthodoxes rabiques en Russie et des juifs ultra-orthodoxes qui massacreraient allégrement tous les musulmans de Palestine si on ne les en empêchait (en général) pas. Alors que l’on croyait que le bouddhisme, philosophie plutôt que religion, était épargné par cette dérive, les horreurs commises par les bouddhistes birmans à l’encontre de la minorité musulmane des Rohingya a forcé à constater que personne n’était à l’abri de cette dérive sectaire.

3) Heureusement, au sein de chaque religion, existent des courants spiritualistes qui cultivent leur foi mais sans la considérer comme une machine de guerre dressée contre les autres variétés du croire. Ainsi, on trouve dans la pensée d’un néo-soufi musulman pas mal de points communs avec ce que croit un bouddhiste occidentalisé.

L’INDIVIDUALO-GLOBALISME

Ces manières de croire sont en fait des réactions face à une évolution originale qui n’est apparue que depuis un siècle. Dans les sociétés occidentales développées, industrielles ou même récemment postindustrielles (celles qui ont façonné le monde actuel), une sécularisation touche une partie de plus en plus importante des populations. En Europe occidentale (surtout Scandinavie et pays francophones) beaucoup se disent athées. Si ceux-là ont rejeté les religions traditionnelles de leurs contrées, cela ne veut pas dire qu’ils parviennent à ne plus croire en rien. Dans les années 60 et 70, on a ainsi vu se développer les mouvements dits New Age qui empruntaient beaucoup aux spiritualités orientales en un joyeux mélange. Ce zapping religieux n’est plus resté minoritaire et, peu à peu, il a influencé une grande partie des populations. Aujourd’hui, parmi les classes privilégiées d’Occident, le yoga, le taï-chi-chuan, la méditation, les pratiques néo-bouddhistes, néo-chamaniques… conquièrent des parts croissantes du marché du spirituel. Dans les zones du monde moins privilégiées au plan économique, ce ne sont que des minorités, celles des winners de la globalisation néo-libérale, qui adoptent de telles options spiritualistes.

Dans des proportions variables selon le degré de développement économique et social, ceux qui sont encore intégrés mais se sentent très précarisés adoptent des croyances charismatiques (pentecotistes en Amérique latine, évangélistes en Afrique sub-saharienne…) et ceux qui se sentent exclus (que ce soit individuellement ou collectivement) optent pour des postures fondamentalistes (notamment au Moyen-Orient, minorisé depuis la chute de l’Empire ottoman ou des immigrés maghrébins de 2ème ou 3ème générations en Europe de l’Ouest). Il y a tant de variétés (néo-kabbalistes, mille variantes de néo-bouddhismes occidentalisés) souvent organisées en réseaux transnationaux, qu’il faut lire les ouvrages de Raphaël Liogier pour commencer à s’y retrouver un peu.

Il ressort d’une analyse sociologique non partisane que toute cette complexité des religiosités modernes s’organise autour (pour, contre, à côté) de l’émergence d’une manière de penser que l’on peut appeler individualo-globalisme et qui force les religions traditionnelles à se refonder dans un nouveau moule imaginaire. Les lecteurs de Kairos ne doivent pas se sentir étrangers à ce mode de pensée qui entend concilier attention à soi et attention au monde (les autres sociétés). Culture du bienêtre, hédonisme modéré, réinterprétation des vérités des religions traditionnelles sous le regard des connaissances scientifiques modernes, libéralisme culturel, féminisme, anti-spécisme, acceptation des pratiques sexuelles et de mœurs minoritaires, écologisme plus ou moins mystique : toutes ces options concourent à l’émergence d’une société post-matérialiste.

L’INTÉRÊT DES PEUPLES

Il est clair que cette évolution sociétale de fond ne se fera pas sans tensions, sans conflits, sans violences parfois. Toutefois, tous ces heurts, s’ils se déroulent au sein des sociétés, sont en général à petite échelle. Ils font bien moins de dégâts que les bonnes vieilles guerres entre États qu’aime voir se développer le complexe militaro-industriel qui, lui, privilégie le choc de civilisations bien étanches plutôt que ce brassage incontrôlable. Quelques centaines de morts à coups de couteau, de camion bélier ou même de kalachnikov, ça fait bien moins de profits que des millions de morts grâce à des chars d’assaut, des chasseurs-bombardiers et des porte-avions nucléaires…

Ces pratiques religieuses ou spirituelles bâtardes, entremêlées, c’est totalement contraire à la logique du Choc des civilisations(7) qui permettrait de se lancer dans des conflits sérieux, rentables et favorables au maintien au pouvoir des minorités dictatoriales qui ont toujours divisé pour régner. Finalement, si c’est inconfortable pour tous ceux qui ont besoin de certitudes pour se sentir rassurés (et ils sont nombreux), ce melting pot spirituel, qui ressemble finalement assez fort à la complexité du vivant, nous préservera peut-être de la tranquillité des cimetières militaires.

Alain Adriaens

Notes et références
  1. « Le refuge identitaire », Kairos n°37.
  2. Le Bouddhisme mondialisé, Éditions Ellipses, 2003.
  3. Une laïcité « légitime ». La France et ses religions d’État, Médicis Entrelas, 2006.
  4. Le Mythe de l’islamisation, essai sur une obsession collective, Le Seuil, 2012.
  5. Les Évidences universelles, Éditions de la Librairie de la Galerie, 2011.
  6. La guerre des civilisations n’aura pas lieu : coexistence et violence au XXIe siècle, CNRS Éditions, 2016.
  7. Samuel P. Huntington, Le choc des civilisations, Odile Jacobs, Histoire, 2000.

Espace membre