MANSET OU BRISER LES CHAÎNES DE L’INUTILE

UNE ÉCOLOGIE POÉTIQUE

Illustré par :

Gérard Manset vient de sortir un nouvel album (À bord du Blossom). L’occasion de revenir sur les nombreuses créations de ce poète estimé par la critique mais peu connu du grand public, tant il méprise publicité, culte de l’image et autres ventes de soi-même (il n’est quasiment jamais apparu dans une émission télévisée).

Servis par des mélodies et des accompagnements souvent fascinants, ses textes parlent très fréquemment de la nature, de sa destruction, de l’invasion technologique et de ses suites. Sans jamais glisser dans le didactisme, ces chansons nourrissent l’éveil et la révolte. Elles sont à l’exact opposé des nombreux produits kitsch et consensuels des rimailleurs à la mode développement durable. On peut y voir l’expression poétique d’une écologie radicale. Quelques coups d’œil sur des perles tirées de ces trésors.

Manset dénonce, mais sans jamais tomber dans la laideur de ce qu’il pointe. Il évoque d’abord ce qu’on est en train de perdre, et c’est surtout par cette voie qu’il nourrit la colère dont on a besoin. « Dans les jardins du XXIe siècle / Où les enfants clonés jouent sous les arbres / Le chagrin, la gaieté, ont la couleur du marbre / Et rien n’est plus de ce qui fut aimé / Souvenez-vous de ces longues gorgées / De cette eau pure, le ciel était gorgé ».

Il dit les choses telles qu’elles sont ou deviennent, sans se soucier des sensibilités malsaines (p. ex., celle des gens qui se réjouissent que leurs gamins passent devant leurs smartphones plus de 4 heures par jour – durée qui est déjà la moyenne, chez les enfants. C’est en tout cas ce dont se vante Laurent Alexandre, grand promoteur de « l’intelligence » artificielle(1)). « Dans ce jardin maudit / Où les enfants mauvais jouent sous les branches (…) À quelques faux moineaux jetant de fausses miettes / Souvenez-vous que la folie les guette (…) / Dans ces jardins et leurs gazons mutants / Et nous peut-être un jour les imitant ».

Le même tableau évoque aussi les illusions de ceux qui croient que la technique, y compris celle présentée comme durable, suffira à éviter le pire : « Souvenez-vous de ces chansons anciennes / Ne reste plus que le filet de vent / Qui fait tourner là-bas les éoliennes / Dont les longs doigts s’étendent sur la plaine ».(2)

SILENCES AUX MILLE VOIX

Manset sait invoquer des choses sans jamais les dire, de sorte à toucher avec bien plus de force qu’avec des propos explicites. P. ex., dans sa chanson sur l’Amazonie, sur l’album Manitoba ne répond plus. Il y décrit cette région où il a voyagé, sans rien dire de la tragédie innommable qui s’y joue depuis tant d’années. Mais cette tragédie n’en est que plus présente, dans toute son immensité. « Oh, Amazonie, que tu es loin (…) / Avec tes grands arbres nus (…) / Tes bassins bleus comme du verre (…) / Tes sons de flûtes inconnues (…) / Comme une page à moitié lue. »

D’une façon aussi pudique que directe, il dépeint les destins des damnés de la Terre. P. ex., les enfants soldats, qu’il a rencontrés au cours de ses nombreux voyages en Asie et en Afrique, bien loin des itinéraires touristiques. « Enrôlés de force / Quelques coups de crosse / sur un visage d’enfant / C’est comme un fruit qui se fend / Dans la jungle, pire encore / Mais que rien n’interdira / Vivant dans son trou, comme un rat / Mais que rien n’interdira (…) / C’est cette eau sale qu’il a bue / Cadavres de chiens, de zébus (…) / Ces lèvres noires qui me sourient / De Lagos à Conakry ».(3)

D’une image enfantine, Manset peut faire une métaphore qui contient à peu près toute la destinée de notre civilisation. « Les maisons, les lacs, les continents / Comme un Lego avec du vent / La faiblesse des tout-puissants / Comme un Lego avec du sang / Force décuplée des perdants / Comme un Lego avec des dents (…) / Les capitales sont toutes les mêmes devenues / Facettes d’un même miroir (…) / Comme un Lego mais sans mémoire »(4).

En quelques mots simples, ce poète peut suggérer des choses aussi vastes que les rapports entre les peuples, le Nord et le Sud, la vanité et l’illusion des possessions des dominants. « Millions de vies cachées dans des maisons de tôles / Fourmi portant le monde sur tes épaules / qui plie mais ne rompt pas, comme le saule (…) / Maisons, châteaux, murs de sables, murs de vent (…) / Cristal taillé plus pur que le diamant / Qui devient, sous nos doigts, sable, tout simplement ».(5)

Les 3 dernières lignes de Jardin des délices(6), après une évocation aussi sobre que poignante, disent plus que 100 plaidoyers de valeur : « Quand le monde autour de toi aura tant changé / Que toutes ces choses que tu frôlais sans danger / Seront toutes si lourdes à bouger / Seront toutes des objets étrangers / Où l’a-t-on rangé / Ce bout de verger ? (…) / Avec sa glycine / Comme une racine / Dans la terre plongée / Jardin des délices / Tourne comme une hélice / Dans le fond du crâne ».

CENT FACETTES, UN ESPRIT

L’œuvre de Manset a encore bien d’autres visages, même s’ils forment une unité. Grand voyageur sur Terre, il l’est aussi intérieurement. Dans le passé, il s’est plongé dans le bouddhisme notamment, et évoque d’autres religions et philosophies, dans ses textes. Les doutes peuvent cependant l’envahir douloureusement, ce qui confirme son âme de chercheur. Mais l’esprit et la profondeur sont partout, dans ses créations. « Quand on perd un ami / C’est peut-être qu’il dort / Dans un autre univers / De gel et de bois mort / Dans un autre décor / Simplement affaibli (…) / Son âme se décolle / Comme un papier jauni / Papyrus d’école (…) / Fakir embaumé / Transpercé de pointes (…) / Peut-être, ce n’est pas / Ce qu’on nous en a dit / Si là-bas il fait froid / Comme il le fait ici ? (…) / Quand on perd un ami / De la lumière subsiste ».(7)

Même si des joyaux se trouvent dans la plupart de ses créations, je pense qu’on accèdera le mieux à l’univers de Manset à travers ses quatre albums sortis entre 1998 et 2008. Ce sont eux qui témoignent le plus pleinement de ses pouvoirs de poète, qui, auparavant, se révélaient plus ponctuellement – même si avec force également. Les deux derniers albums, quant à eux, sont d’un accès plus difficile. Bon à savoir : Manset est aussi écrivain et peintre (et vient de publier le récit Cupidon de la nuit).

Espérons qu’il nous aidera longtemps encore à nous élever. Pour que le jardin que fut le monde reste autre chose qu’un souvenir et une torture au fond du crâne.

Daniel Zink

Notes et références
  1. France Culture, Répliques, L’exploration du futur : transhumanisme et intelligence artificielle.
  2. Cet extrait et les précédents sont tirés de la chanson Les Jardins du 21e siècle, album Le Langage oublié.
  3. Extraits de L’Enfant-soldat, album Obok.
  4. Extraits de Comme un Lego, album Manitoba ne répond plus.
  5. Extraits de Que deviens-tu, album Lumières.
  6. Album Obok.
  7. Extraits de Quand on perd un ami, album Le Langage oublié.

Espace membre