Digitalisering van scholen, het Faustiaanse/excellentiepact
« Notre principal effort est de veiller à ce que tout le monde puisse suivre le rythme des changements et à ce que personne ne soit mis de côté lorsque les exigences du travail changent.[note] »Olaf Scholtz, chancelier de la République Fédérale d’Allemagne.
Illustration : Barbara Lemarchal
La numérisation de l’École serait-elle devenue un marronnier ? C’est en tout cas un thème que votre serviteur[note] a abordé plusieurs fois depuis une douzaine d’années[note] en lanceur d’alerte, jusqu’à présent en vain. Car la Fédération Wallonie-Bruxelles n’est pas la Suède. Au printemps dernier, celle-ci a décidé de faire marche arrière — normal, avec un gouvernement de centre-droit, entends-je déjà — en enlevant les écrans et en réintroduisant les manuels scolaires. Il se fait que les derniers tests PISA ne donnaient pas une image très glorieuse du niveau des élèves suédois… L’exemple de politiques reconnaissant leur erreur fera-t-il tache d’huile ? On ne peut que l’espérer. Dans nos contrées, nous n’y sommes pas encore, les zéla- teurs de l’École numérique sont toujours au taquet[note] ; à les écouter, là résideraient un destin et une vertu, celle de l’innovation, et même de la disruption. Pour l’institution scolaire, il s’agit toujours de « pré- parer les jeunes au monde qui les attend ». Mais quel monde ? Un cauchemar cybernétique répandant H24 un poison aussi intelligent qu’artificiel[note] ? Et « implémenté » par qui ? Le peuple souverain ? Quoiqu’il en soit, la perspective n’est pas très motivante…
La citation ci-dessus relève à la fois de la langue de bois et de la realpolitik néolibérale à laquelle les dirigeants nous ont habitués depuis 4 décennies : marchez ou crevez, braves gens ! Ou dit plus gentiment : adaptez-vous[note]. Nous aurions envie de demander à Scholtz les précisions suivantes :
1. Pourquoi tout le monde devrait-il suivre le rythme des changements ?
2. De quels changements s’agit-il ?3. Tout changement est-il nécessairement un progrès, a fortiori dans le domaine technique ?
4. Qui dicte les exigences du travail ?
Répondons brièvement à sa place.
La diversité régnant par définition dans le corps social, tout le monde n’est pas obligé de marcher au pas cadencé. Que ceux qui se pâment devant le « progrès technique » y aillent, grand bien (ou mal) leur fasse ; mais qu’ils fichent la paix aux autres.
Des changements surtout technologiques, qui nous sont imposés à la fois d’en haut — UE, OCDE, WEF pour le volet institutionnel, GAFAM et clubs patronaux pour le volet commercial — et d’à côté — tous les agents (famille, amis, collègues) qui fonctionnent, se robotisent, oubliant qu’ils sont nés humains et qu’il convient donc de vivre en humain.
Bien sûr que non. Citons par exemple la bombe atomique, les mines anti-personnel, les pesticides, la nanotechnologie, les réseaux asociaux d’Internet, le QR-code, les « vaccins » à ARN messager, la 5G, la monnaie numérique, etc.
Les propriétaires des outils de travail, autrement dit, de nos jours, principalement les entreprises transnationales, dont les quatre volontés sont obligeamment relayées par les États et les médias dominants.
DANS LES LIVRES…
Ceux qui ont quitté l’enseignement depuis 2019 — par pension, détachement professionnel ou démission — n’endurent plus la pression à la numérisation. S’ils ne sont pas définitivement dégoûtés, ils peuvent lire les chercheurs[note], universitaires ou non, qui décortiquent l’école numérique et l’addiction aux écrans, comme ces deux Québécois professeurs de philosophie, Eric Martin et Sébastien Mussi, auteurs de Bienvenue dans la machine. Enseigner à l’ère numérique (Écosociété, 2023), un essai philosophico-politique à mettre dans les mains de tout enseignant. On peut voir ces auteurs comme des représentants de ce que devrait être une authentique écologie politique, mâtinée de luddisme[note] et de décroissance. Ils enquêtent sur le cas du Québec à partir de chiffres assez comparables à ceux des pays européens. Ils constatent que « […] on branche, on arrime l’école sur le développement technico-économique et sur les systèmes autonomes qui ont pris le contrôle de notre monde[note] » et que « la nouvelle éducation ne sert plus à initier et à inviter les nouveaux venus à la société, à la culture, au monde commun qui lui préexistent ; bien au contraire, elle est mobilisée pour dissoudre le rapport à la société, à la culture locale aussi bien qu’universelle, au politique. Elle produit alors des individus déracinés, hors sol, avant de les repiquer au sein des réseaux informatique et des organisations multinationales du capitalisme globalisé[note] ». Bien que l’école en ligne, généralisée pendant la période covidienne, soit inefficace, les politiques de nos contrées persistent et signent ; l’apprentissage à travers les réseaux (networking) est un des chevaux de Troie de la marchandisation de l’école ; l’arrivée de l’intelligence artificielle (comme Chat GPT) signifie l’obsolescence prochaine des professeurs, dont le rôle se bornera à « tenir la main aux enfants qui devraient subir ce processus de dés-humanisation[note] » ; ajoutons‑y encore le remplacement du principe de précaution par le « principe d’irresponsabilité », l’extension du contrôle, le déni de démocratie, l’illusion d’une école « verte », le risque cognitif… Voici le règne des « bouffons cybernétiques » acteurs de ce « totalitarisme systémique » dont parlait le sociologue canadien Michel Freitag. Martin et Mussi exhortent à aller résolument à contre-courant de la tendance actuelle, car il s’agit ni plus ni moins de sauver l’École de l’assaut des machines de guerre du transhumanisme.
ET SUR LE TERRAIN
Après la théorie, il était temps d’aller aussi sur le terrain pour rencontrer un acteur qui a allumé des contre-feux pour tenir la bête informatique à distance. Dominique Verlinden est le directeur de l’école communale du centre, à Uccle. Depuis cette rentrée 2023, les compétences numériques font officiellement leur apparition dans l’enseignement primaire, à charge pour les instituteurs/trices de se former rapidement. Mais le directeur ne l’entend pas de cette oreille, ce qu’il avait déjà formulé dans Le Soir du 29 août : « En tant que président de l’Union des directeurs d’écoles communales (UDEC), je suis régulièrement appelé dans les médias. J’ai donc donné une interview dans Le Soir qui est tombée à pic. La journaliste ne venait pas spécialement chercher une contre-argumentation, mais c’est avec celle-ci qu’elle a conclu son article ! L’École devrait s’abstenir de renforcer l’attrait pour les écrans. Pourtant il y a encore, hélas, des établissements qui misent tout sur les machines numériques. À l’inauguration de l’un d’eux, à Bruxelles, j’avais vu un énorme écran avec lequel de jeunes enfants d’une section maternelle s’amusaient, en testant ses multiples possibilités tactiles. Cette mode m’inquiète, elle devient un argument commercial pour attirer les élèves : “Venez chez nous, nous proposons des tablettes et des tableaux blancs interactifs dans les classes !”. Mais pour faire quoi de mieux que ce qu’on fait déjà sans l’informatique ? La grande mode est aussi au codage. Des petites boîtes informatiques nous contactent, mais nous déclinons leur offre, comme la demande de certains parents d’intégrer des petits robots à l’apprentissage. Heureusement, la plupart d’entre eux sont de plus en plus sensibles aux arguments contre le numérique à l’école. Dans le cadre du Pacte d’excellence, tous les niveaux de l’enseignement obligatoire ont dû élaborer un “plan de pilotage”, qui est une analyse approfondie de leur situation et de leurs pratiques, également à partir de données chiffrées disponibles. L’état des lieux portait évidemment aussi sur le numérique, parmi 15 autres thématiques. Dans un second temps, les écoles ont fixé des objectifs d’amélioration, qui sont évidemment variables d’un établissement à l’autre. Bien qu’on y ait argumenté dans le sens de la plus grande méfiance à l’égard des écrans, le plan de pilotage a pourtant été bien reçu par les autorités, les délégués aux contrats d’objectifs et les directeurs de zones. Est-ce que l’argumentaire a été lu en profondeur ? Je ne sais pas… J’y ai fait un compte-rendu de ce qui existe dans notre école en matière de numérisation scolaire mais en parlant aussi d’autres priorités, comme celle de compenser le syndrome du “manque de nature” particulièrement présent en milieu urbain. J’affichais la couleur et citais de nombreuses références, dont les ouvrages de Michel Desmurget, La fabrique du crétin digital et Faites-les lire ![note] Je suis satisfait d’avoir intégré toutes ces remarques dans ce document officiel, validé par les instances communales et de la Fédération Wallonie-Bruxelles. C’est une petite victoire symbolique que je peux revendiquer pour résister quelque peu à d’éventuelles pressions à la numérisation. Elle a aussi une dimension politique, au sens noble du terme… Enseigner est en effet un acte politique : dans quelle société veut-on vivre ? »
« J’ai pris conscience du problème de la numérisation de l’école progressivement, car on ne voyait pas les choses arriver directement. Remarquons que le numérique n’est pas seulement présent dans la classe, mais en dehors, dans la préparation des cours. Les enseignants communiquent entre eux sur des réseaux sociaux à propos de leurs pratiques, ce qui est en soi une bonne chose. Mais comme les partages de ressources “pédagogiques” sont pléthoriques, certains vont littéralement “à la pêche” sur Internet, en s’appropriant des outils conçus par d’autres, sans recul ni réflexion… Il y a aussi des enseignants qui utilisent leur smartphone en classe, par exemple pour scanner des QR-codes lors de la correction d’un exercice. En quoi une telle pratique sert-elle la cause ? Certains sont même devenus des “ambassadeurs” de Microsoft en recevant des outils gratuits, perdant du coup leur autonomie et leur liberté de pensée. Ils deviennent de véritables influenceurs ! On est loin de l’enseignant-chercheur que je préconise. D’un autre côté, il y a les questions éthiques et écologiques qui sont bien connues, et qu’il faut intégrer dans la réflexivité des acteurs de l’école. Tout comme les questions économiques, qui montrent des disparités entre les familles. Visons la cohérence et la conscience. Les instituteurs et institutrices de mon établissement adhèrent à ce discours en théorie. Même si certains vont quand même ponctuellement “à la pêche sur le Net”, aucun ne me demande du matériel informatique, sauf lorsque cela est justifié, par exemple pour un enfant dyslexique ou dyspraxique. Il y a une dizaine d’années, le parc informatique de l’école a été démantelé au profit de projets ayant du sens, comme le rayonnement musical et l’initiation à l’environnement, ou encore tous les projets visant à améliorer le bien-être et le vivre-ensemble. »
« Du côté des enseignants, qui ont un rôle crucial à jouer, je considère qu’ils doivent lire davantage et devenir des enseignants-penseurs-chercheurs aptes à s’affranchir des courants de pensée dominants et à faire des choix assumés. Par exemple, notre établissement possède un jardin dans lequel sont organisées plein d’activités pédagogiques ; ça, c’est bien plus important pour les écoliers que de leur mettre une tablette dans les mains ! Le problème des enseignants non lecteurs, c’est que paradoxalement ils sont chargés de transmettre le goût de la lecture, celle-ci étant au centre de tous les enjeux d’apprentissages. Or les inégalités de lecture sont abyssales entre les écoliers, certains lisant en deux jours ce que d’autres liront en un an ! Pour combattre cette tendance, les enseignants doivent commencer par lire eux-mêmes, ce qui est hélas loin d’être gagné actuellement, puisqu’ils sont nombreux à n’avoir qu’une faible culture générale, gavés d’émissions et de séries sans intérêt… Il est difficile d’agir directement sur le milieu familial, contrairement à l’école, où il est de mon devoir d’aller à contre-sens de la tendance dominante, de lutter contre l’abêtissement et de développer une vision ambitieuse pour les enfants que nous accueillons et pour la société dans laquelle nous vivons. »
Merci Monsieur Verlinden, tout espoir n’est pas perdu !
Bernard Legros