Le téléphone portable: miroir de nos sociétés

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En quelques années, le téléphone mobile aura conquis les espaces et les esprits comme aucun objet moderne n’aura réussi à le faire auparavant. Celui qui tente pourtant de lever le voile consensuel, construit par l’industrie des télécommunications et la publicité, qui recouvre désormais sa consommation de masse, passe le plus souvent pour un être agaçant empêchant la jouissance simple et bon-enfant du consommateur. Pourtant, l’existence de l’objet n’est rendue possible que par l’exploitation de l’homme et de la nature noyée, dans l’illusion qu’il sert notre intérêt et notre liberté.

La «réussite» inédite de cette marchandise qu’est le téléphone portable en a fait un objet paradigmatique de la consommation de masse, et explique qu’il en condense les caractéristiques essentielles. Par sa naissance tout d’abord. Intronisé dans l’espace social comme objet de luxe, conséquemment à un déploiement tout support de la propagande publicitaire, il ne fut de prime abord accessible qu’à une minorité privilégiée. Celle-ci, assimilée à ce que Thorstein Veblen appelait la classe de loisir, qui «définit les règles de l’honorabilité» et «favorise la pratique de la consommation ostensible», servit dans un premier temps de courroie de transmission des désirs premiers pour l’objet.

Avant de pouvoir se payer un téléphone portable, il fallait donc, pour qu’il devienne objet de consommation massive, que le plus grand nombre d’individus le désirent. Par mimétisme, la majorité souhaite ce qu’au départ seule une minorité nantie peut s’offrir, faisant de l’objet un symbole de la relative «puissance pécuniaire». Une fois générés le sentiment de manque et l’envie de posséder, le «corps social» est donc prêt à l’achat. Il va sans dire que les possibilités de profit pour quelques-uns écartent d’emblée tout débat sur son éventuelle nocivité: face aux perspectives d’enrichissement le principe de précaution n’a pas lieu d’être.

Cette inauguration de l’ère «populaire» de la nouvelle marchandise s’accompagne d’une colonisation spatiale et d’une mort programmée des usages antérieurs qui contenaient le risque d’entraver sa propagation. La communication privée, à partir d’un poste qui n’est plus fixe mais attaché à une personne et à sa position spatiale, se développe d’autant mieux qu’elle tue les structures anciennes – la «cabine publique» et, progressivement, le téléphone à domicile – pour, par après, les rendre tout à fait obsolètes, en même temps que se créent les conditions commerciales de sa propagation posant les exigences de son utilisation exclusive — tarifs exorbitants pour appeler d’un poste fixe à un portable et vice versa. Le principe «un objet pour chacun» se complaît peu de celui «un objet pour plusieurs»: la privatisation accompagne logiquement la fin du partage. Pourtant, à mesure qu’on se dirige vers cette réalité et que nous nous y enfonçons, on nous vante sans cesse les nouvelles potentialités de partage créées.

Dans ce sens, inévitablement, le téléphone portable génère de «nouvelles» communications, mais nouvelles non pas dans le sens d’un enrichissement relationnel, mais surtout parce qu’un autre temps et un autre lieu suscitent en eux-mêmes d’autres occasions de communiquer. Ce n’est donc plus à ce niveau le besoin qui appelle l’objet, mais l’existence de l’objet qui suscite le besoin. Dès lors, tout change, le réel se modelant sur nos nouvelles pratiques qui en retour sont façonnées par le réel. Nous n’osons même plus imaginer comment nous vivions auparavant, sans téléphone mobile, préférant mettre cela sur le compte du «progrès» et de l’«inévitable», oubliant expressément que nous participons de cet inévitable. Lorsque nous demandons à des jeunes entre 12 et 20 ans d’imaginer un monde sans téléphone portable, la plupart nous répondent (1): «impossible», «compliqué», «pas moyen», «pas concevable», «j’ose pas imaginer», etc. Beaucoup d’autres répondent à la question par un simple «non», suivi parfois d’un point d’exclamation, comme si notre question était perçue comme une agression et qu’il fallait s’en défendre. Ce sont donc les capacités imaginatives mêmes qui sont affectées par l’utilisation et l’importance accordée à l’objet. Et ce n’est pas rien: cela signifie de façon évidente que l’éventualité de la fin de son usage serait en premier lieu combattue par… ceux qui l’achètent et l’utilisent, dans tous les cas: que l’on démontre de façon certaine et scientifique sa nocivité, ou que l’on répète incessamment que nos communications mobiles tuent l’Afrique. Et ce n’est donc pas moins que l’opposition entre les Hommes et la destruction de la nature que cette nouvelle technologie, comme d’autres, crée et encourage.

De façon récurrente également, les étudiants interrogés sur l’hypothèse d’un monde sans GSM, font du téléphone portable un synonyme de la communication, l’associant aussi souvent à la sécurité: «les gens ne sauraient pas communiquer», «un monde sans communication et sans moi», «un monde sans sécurité». L’objet s’érige en modèle du «progrès», instituant un avant et un après, l’après étant toujours mieux que l’avant, et sa disparition hypothétique nourrissant l’imagination – cette fois-ci possible! – du «retour» impensable: «imaginez un monde sans lumière», «c’est le Moyen-Âge qui refera son apparition». D’autres font des traits d’humour mais disent la même chose: «imaginez une Belgique sans frites», «imaginez un monde sans vêtements».

Si certains font preuve d’une certaine lucidité, on perçoit le plus souvent une forme d’addiction qui touche presque tous les répondants. Car même chez les moins friands de l’objet, la pression consumériste et mimétique associée à la colonisation spatiale et à l’organisation commerciale de son usage en fait, presque, un objet «à avoir». Sur 215 jeunes interrogés, seul un n’a pas de téléphone portable (A la question, imagine un monde sans GSM, il répond: «je l’imagine…»). Rappelez-vous cette publicité: «Si vous n’avez pas un iphone, et bien… vous n’avez pas un I‑phone». C’est-à-dire que c’est votre responsabilité de ne pas en avoir mais qu’un autre fera le choix inverse et que vous devrez dès lors assumer, devant les autres, de ne pas l’avoir.

Il ne faudrait toutefois pas minimiser l’aspect fondamental du téléphone portable dans sa fantastique conquête commerciale et l’analyser de la même façon que nous pourrions le faire pour d’autres objets du capitalisme. Sa caractéristique essentielle: le fait de n’être plus attaché à un lieu mais à une personne et à sa mobilité, a en effet des résonances inédites sur notre subjectivité et nos rapports aux autres, à l’espace et au temps. L’objet se confondant avec l’individu, il en vient à constituer une prothèse technologique, faisant de son détenteur une sorte de centrale téléphonique rendant possible la communication interpersonnelle permanente, augmentant de façon incalculable les possibilités de «connections». Mais alors que l’objet est censé créer de nouvelles possibilités connectives, il se révèle surtout réveiller un fantasme fondamental de l’être humain: le don d’ubiquité. Ubiquité qui, dans le langage religieux signifie: «attribut de dieux, présent partout dans un même instant», c’est-à-dire dans le langage courant la «possibilité d’être présent en plusieurs lieux à la fois(2)», et est synonyme d’«omniprésence». Le slogan favori d’un opérateur de téléphonie: «always connected», incrusté dans toutes les têtes, ressemble lui-même étrangement à «omniprésence». Les effets sur le réel sont visibles: le sujet «toujours connecté» n’est plus réellement situable dans une place précise et entouré physiquement, de près ou de loin, de certaines personnes. Il est là physiquement, mais dans un situation perpétuelle de possibilité de connextion avec un autre lieu et d’autres gens. Le fait que la première question lors d’un appel entre «mobiles» soit «t’es où», n’est à cet égard pas anodine. Cette possibilité connue de nous et des autres, tue le présent et réduit de façon drastique les possibilités de communication réelle : observez attentivement les gens qui vous entourent dans un train ou tout autre lieu public. Tirez-en les conclusions.

COMMENT CRÉER LES CONDITIONS DE L’INDISPENSABLE?

Il n’est alors nullement étonnant qu’à la question «t’arrive-t-il de ne pas avoir de GSM sur toi? Dans ce cas-là, comment te sens-tu?», on ait ce type de réponse: «Je déprime», «je me sens stressé», «j’ai peur de louper un appel», «une sorte de manque dans la poche», «je me sens piégé si j’ai un problème», «je me sens mal, je m’ennuie beaucoup», «je me sens nu», «je panique», «sans protection», «ça ne m’est jamais arrivé», «j’ai l’impression d’avoir perdu quelque chose», «je ne me sens pas bien, je transpire», «je me sens seul», «un grand vide», «impossible», «je ressens un sentiment de vide», «on dirait que je suis coupé de la vie», etc.

Dans l’histoire des objets de consommation de masse, nous sommes très certainement en face de quelque chose d’inédit. L’impression de manque, de vide suscité par l’absence de l’objet, le fait qu’on le considère comme faisant partie de soi, d’être nu quand on ne l’a pas, fait de l’objet une prothèse technique symbolique, c’est-à-dire selon la définition même du terme un «appareil, dispositif servant à remplacer un membre, un organe par un appareil», se substituant dans ce cas à la communication libre et socialement contrôlée. Le portable se mue en doudou permanent, en objet transitionnel qui recrée symboliquement la distance avec l’autre, tout en tuant la reconnaissance et la gestion de notre solitude fondamentale. A ce stade, comme le disait bien Herbert Marcuse «la satisfaction instinctuelle dans le système de la non-liberté aide le système à se perpétuer(3)». Le fait que les individus se reconnaissent dans leurs marchandises rend la notion même d’aliénation inadéquate: le contrôle est dans leurs désirs même.

Ces ingrédients décrits ci-dessus, favorables à une parfaite addiction, rendront compliquée, si pas impossible, une remise en question de l’utilité réelle des communications mobiles, et le fait qu’elles ne soient souvent que le succédané dans l’instantanéité de communications qui, avant, se faisaient autrement. C’est que ces communications, en elles-mêmes et de façon presque systématique, n’apportent rien, ou rarement, à un enrichissement relationnel ou à une simplification du contact. Quelques aspects fondamentaux de ces «nouvelles» communications appuient cette thèse:

- notre personne maintenant associée à la communication technologique, nous ressentons le besoin de partager directement des émotions, informations, plaisirs, vécus, qu’on aurait pu partager en présence de la personne ou via un appareil fixe. Toute communication différée est rendue presque impossible;

- le nouvel objet rend «obligatoire» la nécessité de la justification («t’étais où, je n’arrivais pas à te joindre»), sachant que l’appelant et l’appelé ont la connaissance respective implicite de leur possibilité connective – à savoir qu’ils savent que l’autre doit avoir son gsm allumé»;

- cette connaissance de la disponibilité connective de l’autre présuppose donc – et souvent exige – sa connectivité permanente, qui bien souvent se muera en anticipation calculée. C’est-à-dire que sachant que l’autre est connecté, ou présupposant qu’il «doit» l’être, nous adapterons nos comportements en fonction de cette connaissance. Cette possibilité inscrira dans le réel la possibilité de «modification perpétuelle», l’heure et le lieu d’une rencontre prévue, par exemple, ayant des potentialités de modification multiples avant la rencontre concrète. Dès lors, pour certains, fixer un lieu et une heure de rendez-vous relève du domaine de l’impossible sans possession par chacun des protagonistes d’un téléphone portable.

Comme cet objet et ses possibilités de fonctionnalités dépendent de l’industrie de la télécommunication dont le but est d’augmenter ses profits, cette communication appartient désormais au domaine commercial. Dès lors qu’un adolescent pense que la communication est impossible sans téléphone portable, l’industrie a réussi: elle a marchandisé la communication. Elle a créé les conditions de l’hétéronomie.

La communication mobile est donc un produit qu’il faut vendre à l’individu. Chaque appel est profit, mais l’objet en lui-même «réinventé» continuellement dans son design et ses fonctionnalités associés – gps, internet, appareil photo, musique … – perpétue la nécessité de son renouvellement continu, et de notre dépendance. Il joue sur l’effet de mode de façon parfaite car il est, au contraire d’un téléphone fixe – à l’instar de l’habillement ou d’une automobile – un objet que l’on peut emporter partout avec soi, faisant de lui un modèle supérieur dans la gamme des objets qui portent au faîte les possibilités de consommation ostentatoire.

Pour ceux qui resteraient toutefois dubitatifs à l’égard des propos contenus ci-dessus, rappelons que ces arguments sont tout à fait superfétatoires pour atteindre la conviction de la nécessité impérieuse d’annihiler ce «gadget de destruction massive» qu’est le téléphone portable. Il serait d’ailleurs égocentrique et réducteur de n’évoquer que les maux subjectifs et interpersonnels de cette pratique. Pour ne citer que quelques causes rédhibitoires: au début de la chaîne, le besoin de minéraux rares extraits en Afrique, dont le Coltan, poussent des enfants dans les mines et détruit la faune et la flore des régions prospectées; les puces électroniques de nos gsm sont incroyablement énergivores en eau et en électricité, tout en nécessitant l’utilisation de nombreux composés chimiques; la disparition des abeilles, dont l’expérience décrite ci-après justifierait à elle seule un moratoire sur la vente et l’utilisation de téléphone portable: «placez quatre essaims d’abeilles à huit cents mètres de leurs ruches respectives. Exposez deux des quatre ruches aux émissions d’un téléphone sans fil, laissez les deux autres tranquilles. Observez les abeilles. Résultats obtenus par l’équipe des professeurs Stever et Kuhn, de l’université allemande de Koblenz-Landau: les deux premiers essaims retrouvent fort mal, voire pas du tout, leur ruche communiquante, tandis que les deux autres s’en sortent très bien (4)».

Ce déni des effets induits par nos pratiques n’a toutefois rien d’étonnant, comme le soulignait déjà François Partant: «Nous ne savons pas qu’en consommant nous influons – et surtout dans quel sens – sur le sort de ces peuples. Il y a une complète rupture entre l’acte et la conscience des résultats de l’acte(5)». Ce principe de la consommation de masse promu par les publicitaires et leurs acolytes, c’est celui de la consommation orgasmique. La jouissance décontextualisée.

Outre que le déploiement de cette nouvelle technologie dans l’espace rend son non-usage difficile et stigmatisant, faisant du besoin un «besoin obligé», le seul aspect de sa production, inhumaine, explique donc qu’il soit un faux besoin, c’est-à-dire un besoin que «des intérêts sociaux particuliers imposent à l’individu: les besoins qui justifient un travail pénible, l’agressivité, la misère, l’injustice. Leur satisfaction pourrait être une source d’aise pour l’individu, mais on ne devrait pas protéger un tel bonheur s’il empêche l’individu de percevoir le malaise général et de saisir les occasions de le faire disparaître. Le résultat est alors l’euphorie dans le malheur (6)».

DÉNONCER, MAIS POURQUOI?

La question de l’utilité de diffuser l’information contenue dans cet article se pose toutefois car, à vrai dire, la généralisation de l’objet de consommation contient intrinsèquement les conditions de l’inhibition contestataire. Modelant l’espace, les usages, habitudes et pratiques, l’outil crée progressivement, et peut-être définitivement, la dépendance dont il a besoin pour se pérenniser et la connaissance des mécanismes d’aliénation est insuffisante à fournir les conditions de son sevrage. «Les réalisations du progrès défient leur mise en cause idéologique aussi bien que leur justification (7)».

Nous avons trop peu conscience des changements majeurs qu’a induit le téléphone portable dans nos sociétés, car sa capacité de propagation n’a d’égal que celle d’avoir créé le consensus et le conformisme sur son usage. Alors que nous nous battons pour dénoncer ce qui partout aliène l’Homme et le prive de ses capacités de pensée, un seul objet aura en quelques années réussi ce qu’aucun pouvoir totalitaire et coercitif n’aura pu faire. Il va donc de soi que sa dénonciation fera partie de nos outils de «désapprentissage».

Notes et références
  1. Cette enquête – de huit questions, sur laquelle nous reviendrons dans un prochain Kairos – a été réalisée par l’auteur auprès de 215 étudiants de l’enseignement secondaire, âgés de 12 à 20 ans.
  2. Le Petit Robert.
  3. Marcuse, H., L’homme unidimensionnel, Editions de Minuit, Paris, 1968, p.8
  4. Étude citée dans Pièces et Main d’Oeuvre, « Le téléphone portable, gadget de destruction massive », Éditions L’Echappée, Montreuil, 2008.
  5. Partant, F., La ligne d’horizon, essai sur l’après-développement, La découverte, 2007, p.20.
  6. Marcuse, H., Ibid, p.33.
  7. Idem, p.3.

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