Dans une période de grande confusion où se côtoient quotidiennement le constat personnel de la dégradation en cours du monde et celui de l’absence d’un discours partagé sur les causes à l’origine de cette dégradation, le concept de spectacle a plus que jamais toute sa pertinence. Cette théorie critique de la société moderne que Guy Debord décrit en 1967 dans son ouvrage La société du spectacle, est une arme intellectuelle qui pourra aider à distinguer le faux du vrai, reconnaître les imposteurs, nommer ce qui accompagne le système capitaliste ou rompt réellement avec lui. Alors que Guy Debord écrivait que le spectacle est « sans doute le plus important événement qui se soit produit dans ce siècle ; et aussi celui que l’on s’est le moins aventuré à expliquer(1) », rien n’a changé au XXIe siècle, s’aggravant même avec les « progrès » de la communication de masse. Voici un article autour de cette question, suivi d’une brève interview anachronique de Guy Debord.
Le plus souvent la société semble appréhendée comme un fait total qui, à l’instar de la nature vivante, nous aurait été léguée et au sujet duquel il n’y aurait rien à redire. Protestons-nous sur les caractéristiques biologiques qui font qu’une plante pousse d’une telle manière, ou donne des fleurs qui ont tel aspect, pourquoi en ferions-nous autrement avec le corps social, qui serait dès lors dans notre imaginaire, comme l’arbre, dirigé par une force externe ? Cornelius Castoriadis parlait à ce sujet d’hétéronomie, soit le contraire de l’autonomie, en précisant « qu’une idée centrale et fallacieuse de la plupart des mouvements de gauche […] a été de confondre l’hétéronomie avec la domination et l’exploitation par une couche sociale particulière. Mais la domination et l’exploitation par une couche sociale particulière n’est qu’une des manifestations (ou réalisations) de l’hétéronomie. L’essence de l’hétéronomie est plus que cela. (…) Ainsi, l’hétéronomie est le fait que l’institution de la société, création de la société elle-même, est posée par la société comme donnée par quelqu’un d’autre, une source “transcendante”: les ancêtres, les dieux, le Dieu, la nature, ou – comme avec Marx – les “lois de l’histoire” »(2).
Plongé dans un bain médiatique qui détient le monopole de la représentation du monde, les images véhiculées confortent cette hétéronomie, entretiennent le mensonge, présentent le monde comme une donnée intangible et assurent la pérennité de la domination. « Sur le plan des techniques, quand l’image construite et choisie par quelqu’un d’autre est devenue le principal rapport de l’individu au monde qu’auparavant il regardait par lui-même, de chaque endroit où il pouvait aller, on n’ignore évidemment pas que l’image va supporter tout ; parce qu’à l’intérieur d’une même image on peut juxtaposer sans contradiction n’importe quoi. Le flux des images emporte tout, et c’est également quelqu’un d’autre qui gouverne à son gré ce résumé simplifié du monde sensible ; qui choisit où ira ce courant, et aussi le rythme de ce qui devra s’y manifester, comme perpétuelle surprise arbitraire, ne voulant laisser nul temps à la réflexion, et tout à fait indépendamment de ce que le spectateur peut en comprendre ou en penser. Dans cette expérience concrète de la soumission permanente, se trouve la racine psychologique de l’adhésion si générale à ce qui est là ; qui en vient à lui reconnaître ipso facto une valeur suffisante. Le discours spectaculaire tait évidemment, outre ce qui est proprement secret, tout ce qui ne lui convient pas. Il isole toujours, de ce qu’il montre, l’entourage, le passé, les intentions, les conséquences. Il est donc totalement illogique »(3).
Ainsi, à l’heure où la consommation d’écrans peut dépasser 7 heures par jour chez des adolescents, qu’en moyenne un enfant atteignant sa septième année aura passé une année de temps éveillé devant ceux-ci (télévision, tablette, smartphone, consoles de jeux…), que les fabricants mettent au point des tablettes pour des bébés de moins de 6 mois(4), la réalité est fiction et le monde que l’on « connaît » n’est que celui de l’image. Ce qui aurait pourtant dû demeurer du domaine de la propagande inacceptable a été accepté par une majorité, tombée progressivement dans l’incapacité de prendre conscience de son aliénation aux objets virtuels et à l’imaginaire imposé, siphonnant l’intelligence du sujet et contenant ce risque de « nous priver si entièrement de liberté qu’il ne nous resterait même plus la liberté de savoir que nous ne sommes pas libres »(5).
Dans cette dynamique où l’image occupe la place de l’imaginaire, les dénominations changent dans le seul dessein de continuer à tromper le sujet et lui inoculer toujours la même représentation de la société dans laquelle il vit – « la plus évoluée » – et ne rien changer. Ceux qui profitent de quelques façons du système en place auront tout intérêt à croire ce qu’on leur raconte et éviteront les expériences réelles qui contredisent la réalité officielle. Ils trouveront ainsi toujours des explications pour justifier le monde existant, pourtant injustifiable.
Les mots changent, la domination demeure. Nous sommes ainsi par exemple passés d’un « développement durable » qui acceptait encore dans ses termes que le progrès, c’est-à-dire l’accumulation matérielle infinie, puisse se concilier avec la durée, à une « lutte pour le climat », dont les contours sont flous mais les fondements identiques : on veut imaginer qu’on pourra continuer comme avant, sans réduction drastique de nos consommations, et donc modification profonde de nos modes de vie, tout en imposant cette supériorité de l’homme sur tout, décrétant encore que c’est celui qui avait tout détruit qui devait maintenant se faire sauveur. Bien évidemment, ces deux approches – développement durable et lutte pour le climat – se fondent sur les mêmes principes et naissent pour divertir le sujet et pouvoir continuer la même chose. Pourquoi ce changement assez soudain pourtant ? Parce que malgré l’omerta médiatique, quelques idées à contre-courant sont toutefois passées par les interstices du mur de la pensée unique ; parce qu’internet a néanmoins offert une contre-information face à la toute-puissance médiatique, que la misère et les inégalités se sont accrues et les dispositifs institutionnels palliatifs réduits. Certes, il y a aussi les effets sur la nature qui se sont faits plus visibles, les ressources fossiles qui ont atteint leur pic et introduit l’idée de rareté, alors que la société marchande devenait paradoxalement de plus en plus une évidence : « Il est assurément dommage que la société humaine rencontre de si brûlants problèmes au moment où il est devenu matériellement impossible de faire entendre la moindre objection au discours marchand ; au moment où la domination , justement parce qu’elle est abritée par le spectacle de toute réponse à ses décisions et justifications fragmentaires ou délirantes, croit qu’elle n’a plus besoin de penser ; et véritablement ne sait plus penser »(6).
Mais la société spectaculaire ne s’avoue pas vaincue si facilement. La lutte contre le changement climatique est restée dans les rails de la contestation acceptable pour le régime, symbolisée par quelques icônes intronisées par les médias sous la figure du messie – ce qui en dit long sur l’ignorance partagée majoritairement quant aux médias dominants, leur structure et leur fonctionnement, qui n’ont évidemment pas subitement adopté un rôle autre que celui qu’il jouait depuis toujours, à savoir de faire accepter le monde tel qu’il est. Le discours doit donc demeurer toujours flou sur les causes de la situation, constamment « décentré ». « Dans certains cas, il s’agit de créer, sur des questions qui risqueraient de devenir brûlantes, une autre pseudo-opinion critique ; et entre les deux opinions qui surgiraient ainsi, l’une et l’autre étrangères aux miséreuses conventions spectaculaires, le jugement ingénu pourra indéfiniment osciller, et la discussion pour les peser sera relancée chaque fois qu’il conviendra. Plus souvent, il s’agit d’un discours général sur ce qui est médiatiquement caché, et ce discours pourra être fort critique, et sur quelques points manifestement intelligent, mais en restant curieusement décentré. Les thèmes et les mots ont été sélectionnés facticement, à l’aide d’ordinateurs informés en pensée critique. Il y a dans ces textes quelques absences, assez peu visibles, mais tout de même remarquables : le point de fuite de la perspective y est toujours anormalement absent. Ils ressemblent au fac simile d’une arme célèbre, où manque seulement le percuteur. C’est nécessairement une critique latérale, qui voit plusieurs choses avec beaucoup de franchise et de justesse, mais en se plaçant de côté. Ceci non parce qu’elle affecterait une quelconque impartialité, car il lui faut au contraire avoir l’air de blâmer beaucoup, mais sans jamais sembler ressentir le besoin de laisser paraître quelle est sa cause ; donc de dire, même implicitement, d’où elle vient et vers quoi elle voudrait aller »(7). Si les mots de la jeune Suédoise sonnent ainsi parfois juste, ils dessinent une forme générale qui ne touche pas à nos modes de vie bourgeois, focalisant l’attention sur « les décideurs » qui ne nous auraient pas écouté. « Oubliant » de nommer l’essentiel, des mouvements se présentant comme « rebelles » peuvent ainsi envoyer un courrier au pouvoir politique local sur la pollution de l’air dans la ville sans mentionner une fois la voiture. Cela permettra deux choses : de ne pas culpabiliser l’automobiliste et de faire pression sur les autorités publiques pour adopter des lois accélérant le passage aux voitures électriques(8), aussi néfastes pour la planète, aussi criminelles pour les peuples exploités.
Le brouillard sur les causes est de fait la condition sine qua non pour bénéficier de l’oreille des puissants et disposer de la bouche des médias, lesquels ont plus que jamais besoin aujourd’hui d’une contestation acceptable et maîtrisée. On ne discute pas avec Barack Obama, Arnold Schwarzenneger ou Léonardo Di Caprio (qu’a rencontré Greta Thunberg) quand on va jusqu’au bout du raisonnement et qu’on explique le système qui les a créés. Pied de nez fantastique d’ailleurs que de rencontrer ceux parmi les plus fidèles serviteurs de la société du spectacle, pour nous faire croire qu’on trouvera avec eux une solution au désastre auquel ils participent activement. Ici aussi, encore, l’image… « Une notoriété anti-spectaculaire est devenue quelque chose d’extrêmement rare (…) Mais c’est aussi devenu extraordinairement suspect. La société s’est officiellement proclamée spectaculaire. Être connu en dehors des relations spectaculaires, cela équivaut déjà à être connu comme ennemi de la société »(9). Pas de risque ici…
Le « terrorisme » lui-même, celui que l’Occident seul a la prérogative de nommer(10), est au service de la domination, participant par la barbarisation de l’autre à l’excellence attribuée en retour à celui qui nomme. « Cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme. Elle veut, en effet, être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats. L’histoire du terrorisme est écrite par l’État ; elle est donc éducative. Les populations spectatrices ne peuvent certes pas tout savoir du terrorisme, mais elles peuvent toujours en savoir assez pour être persuadées que, par rapport à ce terrorisme, tout le reste devra leur sembler plutôt acceptable, en tout cas plus rationnel et plus démocratique »(11).
Tout est là pour continuer donc. On passera aux voitures électriques et panneaux photovoltaïques ? 1.000 milliards seront dépensés sur 10 ans pour assurer en Europe un Green New Deal. Argent qui, assurément, constituera une sorte de transfert des plus pauvres vers les plus riches, les premiers subsidiant la « transition » et les entreprises de ceux qui auront les moyens techniques de la mettre en oeuvre. Les autres, ceux qui meurent loin de nous pour assurer notre mode de vie, continueront à mourir.
« DÉMOCRATIE » RÉDUITE AUX URNES ET AU DISCOURS DES MÉDIAS
À l’instar des spectateurs d’un combat de catch, nous trouvons tout de même étonnant que ceux qui assistent quotidiennement aux joutes politiques mises en scène médiatiquement puissent encore confondre la fiction avec la réalité. Car il y a une permanente connivence entre les acteurs politiques et les médias qui leur permettent de se représenter, même si on ne sait pas vraiment si le match a lieu parce que tous ont acheté leur ticket et font semblant d’y croire ou parce que peu y croient mais tous se taisent, ce qui dans les deux cas conduit au même résultat. On découvre pourtant assez vite que les ennemis politiques le sont uniquement quand ils passent à l’écran, et qu’aussitôt la caméra éteinte ils continuent leurs affaires, le politique flamand et wallon constituant un bel exemple.
Il n’y a donc aucune absurdité nommée à ce que le même qui demande précipitamment, alors qu’il se sait en danger de poursuites judiciaires, de voter une loi punissant à plusieurs mois de prison et des milliers d’euros d’amende les lanceurs d’alerte et les journalistes qui révéleraient des informations secrètes du gouvernement(12), intègre quelques mois après la fonction de Commissaire européen à la justice et que sa première affaire soit celle relative à… l’assassinat de la journaliste Daphne Caruana Galizia, qui avait révélé les complicités du gouvernement maltais avec le crime organisé, notamment dans des affaires liées au Panama Papers. Aucun étonnement de ces médias bienveillants quand l’homme politique déclare au sujet de cette première tâche : « Ce que l’on envisage pour l’instant, c’est de poursuivre d’abord les démarches en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et la manière dont les passeports peuvent parfois être donnés contre des paiements », alors que lui-même est soupçonné de blanchiment et que son empreinte marque de multiples gros dossiers de corruption(13). De même, un ancien banquier atteint les plus hautes sphères de l’État français, lui-même produit issu d’un processus médiatique, et ces mêmes médias se gargarisent de la nouveauté qui arrive. Rien de neuf pourtant, juste une évolution vers la perfection. Les mensonges politiques sont colportés par la voie médiatique, qui à son tour entretient la duperie politique. Comme disait Orwell, « le langage politique – et, avec quelques variantes, cela s’applique à tous les partis politiques, des conservateurs aux anarchistes – a pour fonction de rendre le mensonge crédible et le meurtre respectable, et de donner à ce qui n’est que du vent une apparence de consistance(14) ».
Dans cette configuration, la vie politique ne pouvait ainsi que se réduire au régime électoral et n’être plus que cela, fait dont on trouvera l’expression suprême dans la bonne conscience du type qui vous sermonne, lorsque vous lui dites que vous ne votez plus : « Ne te plains pas alors des décisions qui seront prises »… L’ingénu, qui pensait encore que c’est le vote, le sien ou un autre, qui pouvait influencer quelques décisions, confondant causes et coïncidences : si un gouvernement fait des choix, ce n’est pas parce qu’une majorité en a décidé ainsi, mais parce que les élites qui savaient préalablement les cartes qu’ils allaient jouer et qui avaient entériné pré-électoralement les décisions, ont réussi à convaincre, via leurs organes de propagande médiatique, une partie assez importante de la population de le faire. Tout va dans le sens du vent. La fidélité partisane, l’idolâtrie découlant de la personnification politique, une forme de servitude volontaire atavique et l’amour du spectaculaire politique feront le reste. Les mêmes pantins joueront un jeu toujours sur le fond identique, sensiblement différent sur la forme. Après, si malgré tout, l’électeur « se trompe », on réorganisera des élections pour que le peuple puisse voter « bien ». L’individu s’en contentera le plus souvent, et si ce n’est pas le cas, il restera passif du fait de l’incapacité de savoir par où agir.
La litanie des scandales, elle, n’annonce jamais sa fin, et fait doucement poindre l’idée que la révélation ponctuelle des petits arrangements politiques ne relève pas de cette catégorie, mais plutôt d’une forme d’habitude inscrite dans la structure même du pouvoir. On comprend alors que le scandale, le seul et l’unique, c’est celui qui a ôté au peuple sa souveraineté.
Dans ce vide démocratique, la compensation qu’offre la consommation marchande sert d’exutoire à une vie essentiellement dirigée de l’extérieur, sur laquelle on perd prise. C’est le seul pouvoir qu’ils veulent nous laisser, celui de l’achat, revendication reprise en cœur par tout le spectre politique, syndicats et secteurs associatifs. L’inaction politique réelle est donc compensée par cet ersatz d’action qu’est la consommation, devenant dès lors une forme de « rachat » à notre perte de liberté, assurant à ceux qui confisquent les choix politiques de ne jamais être embêtés. Mais les choses peuvent changer, et ceux qui ont toujours cru qu’ils pourraient continuer à nous manipuler, doivent craindre un retournement prochain.
Alexandre Penasse
- Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, Gallimard, 1988/1992, p. 99, souligné par l’auteur.
- Freud, le sujet social, sous la direction de Annick Le Guen & al., Presses universitaires de France, 2002, p.12–13. Voir également notre long article «La montée de l’insignifiance », Kairos juin 2016.
- Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, Ibid., p. 44–45.
- Voir Ducanda https://www.youtube.com/watch?v=Ud3vbVxS2PI&t=187s
- Gunther Anders, cité dans « Que faire de la liberté individuelle ? », Kairos novembre-décembre 2019.
- Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, ibid, p. 56, souligné par l’auteur.
- Ibid, p. 102.
- Voir le dossier de Kairos « La bagnole est morte. Vive la bagnole », notamment l’article «La voiture électrique, une imposture durable », Alain Gras, novembre 2017.
- Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle ibid, p. 33.
- Voir « L’Occident terroriste », numéro spécial de Kairos, novembre 2016.
- Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, ibid, p. 40.
- Projet de loi porté par le cabinet du Ministre belge de la Défense et des Affaires étrangères Didier Reynders.
- Voir les différents articles à ce sujet sur www.kairospresse.be.
- George Orwell, Tels, tels étaient nos plaisirs. Et autres essais (1944–1949), Ivréa, Encyclopédie des nuisances, 2005, p. 160. Le 21 janvier 2020 signait les 70 ans de la disparition de George Orwell, que les médias du pouvoir, dont ils dénonçaient la fonction de propagande, ont relayé, balayant d’un trait l’essence subversive de son œuvre. Comme disait Simone Leys dans Orwell ou l’horreur de la politique : « Cette annexion d’Orwell par la nouvelle droite reflète moins le potentiel conservateur de sa pensée que la persistante stupidité d’une gauche qui, au lieu de commencer à le lire et le comprendre, s’est laissé scandaleusement confisquer le plus puissant de ses écrivains ». Plon, 2006, p. 73.