Jeudi 10 mai, montant à la tribune, Didier Reynders est interpellé par Philippe Moureaux, bourgmestre de Molenbeek, au sujet des propos tenus sur la radio La Première le matin même, comparant les routes belges aux routes afghanes. La réponse ne se fait pas attendre, expression spontanée qu’occulte souvent le travestissement humaniste de certains personnages politiques : « J’aurais pu aller à Molenbeek, ç’aurait été plus près, c’était plus court pour me déplacer à l’étranger », rétorqua-t-il, avec une morgue et une condescendance accompagnées d’un geste d’ajustement de sa cravate expression probable de son assurance. Cela dit beaucoup, la suite aussi, et même plus, M. Reynders continuant « allez, allez, je suis donc bien au sénat Madame la présidente, c’est un vrai plaisir », effleurant de ses deux mains les branches des ses lunettes. Aucune réaction explicite dans l’hémicycle, pas d’indignation, le débat continue. Visiblement pas une once de malaise chez celui qui vient de parler.
Car l’indignation des dirigeants et autres personnages publics a pris des airs théâtraux dans nos sociétés, semblant avoir plus pour fonction d’attirer le regard de la presse, quand on sait qu’elle est là et qu’on vient à elle, que d’exprimer de vrais sentiments. Donc, rien à l’hémicycle… la presse n’est pas là. Personne qui gueule, s’offusque, vitupère, aucun sénateur qui se lève pour quitter la salle. Parce que les propos ne sont que l’émanation de véritables préjugés. Parce que le racisme est encore là.
Le préjugé se passe bien des vérités et se sert de la confusion. Indifférent aux véritables chiffres de l’immigration selon les communes, l’orateur établit, comme beaucoup, une définition arbitraire de l’étranger qui varie selon le pays – extérieur au pays d’accueil – dont il a la nationalité, tout comme il entretient la confusion entre origine et nationalité (qui consiste à assimiler le belge non-blanc à un étranger). Certainement, car cette différence rétablie, un des fondements du racisme de la classe dominante pourrait s’exprimer : la différence de richesse.
Il y a à Molenbeek-Saint-Jean 20.893 personnes qui n’ont pas la nationalité belge, sur un total de 83.674 individus. Uccle compte 20.614 résidents non-belges sur 76.732 personnes. Ixelles, 33.344 sur 79.768. Mais M. Reynders ne se sentira pas en terre étrangère à Uccle – où il vient de se domicilier – ni à Ixelles, car la majorité des étrangers ne rencontrent pas les critères de ce qui fait un étranger pour le Ministre des affaires… étrangères. Uccle compte 7.155 Français – parmi 16.410 étrangers issus de l’union européenne ; une minorité provient des pays de l’Europe non membres de l’Union (830) ou de l’ensemble du continent africain (1.489) dont 421 Marocains – nous nous focalisons ici sur ces populations moins blanches, ces Autres auxquels le ministre semble plus attentifs. Plus de 30% des résidents étrangers ucclois sont donc français, contre 7.5% d’Africains (toutes nationalités confondues pour un continent comptant plus d’un milliard d’habitants).
Parmi les trois communes que sont Uccle, Molenbeek et Ixelles, Molenbeek compte proportionnellement le moins d’étrangers. Mais la répartition est différente entre le « type » d’étrangers : parmi la population étrangère de chaque commune, il y a 35% de Français à Uccle et 2% de Marocains, 10% de Français à Ixelles et 4.2% de Marocains, 35% de Marocains et 9.5% de Français à Molenbeek.
Selon le pays d’origine donc, l’étranger ne sera pas vraiment considéré comme étranger même s’il n’a pas la nationalité belge – un Français à Uccle par exemple – alors qu’il continuera d’être perçu dans les représentations collectives comme étranger bien qu’il ait la nationalité belge – un Belge marocain d’origine à Molenbeek par exemple. Ignorant la nationalité réelle et perpétuant la confusion entre origine et nationalité, amenant à penser qu’il y a plus d’étrangers à Molenbeeek que dans d’autres communes, alors que c’est faux. Monsieur Reynders appelle « étrangers » les gueules de métèques, même belges !
Le ministre définit ainsi comme étranger ce qui est plus foncé et plus pauvre, les immigrés français d’Ixelles, par exemple, souvent plus riches et plus blancs. Le fait que les différentes entités allochtones se regroupent dans des communes différentes est en grande partie la conséquence d’une ségrégation géographique aux fondements socio-économiques qui répartit les individus dans la ville en fonction de leur revenu et donc, nécessairement, différemment selon les causes de leur immigration. Là où les immigrés français d’Ixelles et Uccle fuient leur pays car ils refusent de partager leur richesse et de payer l’impôt sur la fortune, les Marocains fuient car ils recherchent de meilleures conditions de vie. Sans oublier que de nombreux Marocains furent tout bonnement appelés dans le passé pour participer à l’enrichissement de la Belgique. Imagine-t-on M. Reynders tenir les mêmes propos dévalorisants à l’encontre des Français de sa nouvelle commune d’élection, ou des Américains de Bruxelles ?
En assimilant Molenbeek à l’étranger, M. Reynders exprime donc un racisme de classe dominante, qui légitime le racisme tout court. Les sénateurs, en ne réagissant pas de suite aux propos racistes du ministre, légitiment tacitement ce genre de discours. Les réactions ultérieures dans les médias apparaissent comme une mise en scène affectée, des joutes verbales entre politiciens qui prennent pour prétexte l’aveu de M. Reynders pour régler des comptes, plus qu’une véritable indignation. Le plus grave n’est pas l’expression de sa pensée par l’ancien président du MR ! Car nous savons que celui-ci a « besoin » des « Marocains », pour focaliser l’attention ailleurs et justifier les inégalités. Bien plus grave est que cette expression ne suscite pas automatiquement l’indignation des élus.
Enfin, pour rétablir la vérité sur les prédilections estivales de M. Reynders et sa famille, et ne pas distiller le doute sur ses intentions réelles de s’aventurer à Molenbeek, son passé seul nous rassurera. Car il n’y a guère raison de s’inquiéter, ce dernier préférant certainement passer ses vacances à Marrakech et déjeuner dans la villa d’Albert Frère, homme d’affaires belge et milliardaire à qui les mesures mises en place par l’ancien ministre des finances, comme les intérêts notionnels, ont largement profité. Il faudra demander au ministre pourquoi les Marocains, belges ou pas, gênent en Belgique et pas au Maroc.
En tout cas, pour M. Reynders, les Marocains ne sont pas ici chez eux. Les Français oui!
Alexandre Penasse
- Population au premier janvier 2008, ces données et celles qui suivent sont tirées des statistiques nationales, voir http://statbel.fgov.be/fr/statistiques/chiffres/
- Imaginez un instant que Reynders ait tenu le même type de propos à l’encontre des Français ou des Américains de Bruxelles…