Kairos n°15

Septembre 2014

LE FOOT-SPECTACLE N’EST PAS DU FOOT !

«L’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé (qui est le résultat de sa propre activité inconsciente) s’exprime ainsi: plus il contemple, moins il vit; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir ».

– «Alors, prêt pour ce soir ».

– «Pour quoi , qu’est ce qui se passe » ?

– «Ben, le match» !

«Ah le match»… Au-delà du spectacle totalisant de cette coupe du monde, les échanges autour de ce qui se passait furent particulièrement représentatifs de la puissance de l’idéologie dominante et de la soumission passive à un ordre de chose qui, même chez ceux qui le reconnaissent, est le plus souvent suivi d’un rassurant « que veux-tu, on ne peut pas le changer ». Si, partageant son plaisir du match à venir, notre interlocuteur constatait rapidement que le foot-spectacle n’avait pas notre préférence, il en concluait le plus souvent que ce choix n’était que question de goût et d’une non prédilection pour la chose, et était donc tout à fait subjectif: « ah tu n’aimes pas ?». Binarité propre à notre mode de pensée moderne : on aime ou on aime pas, c’est tout! A plat les nuances, et la possibilité de sortir de cette question d’affection pour la chose. Car n’y a‑t-il pas, avant ce plaisir télévisuel, une possibilité de réflexion du prix à payer pour rendre le jeu possible ?

Mêlant habilement, de peur sans doute de perdre une partie de leur lectorat dont leur survie professionnelle dépend, critique du foot-spectacle et critique du football en tant qu’activité ludique, les journalistes d’apparence iconoclaste fustigeront « une certaine intelligentsia qui préfère n’y voir que divertissement de “beauf”, haine identitaire et “opium du peuple” », alors que « le football est, pour un joueur comme pour un supporter, un formidable spectacle, avec ses règles et ses codes, ses fulgurances et ses drames, ses joies et ses mystères». Fallait-il le préciser ? Voilà l’attitude journalistique conformiste, inepte, propre à celui qui ne veut pousser la critique jusque dans ses tréfonds radicaux – la seule vraie critique sociale. Car il est évident que le foot comme jeu ne peut donner lieu à une forme de remise en question, il est un jeu et on l’aime ou on ne l’aime pas, point besoin d’en faire une critique sociale ; point besoin de stigmatiser celui qui s’y adonne, ou de fustiger celui qui n’y trouve aucun plaisir. Mais le foot-spectacle n’en a que faire du football ludique, du jeu qui n’a comme but que le plaisir de jouer, de « ses règles et ses codes, ses fulgurances et ses drames, ses joies et ses mystères». Il les met en scène, les instrumentalise, et qu’importe le spectacle, l’objectif est toujours le même : faire croître les profits! Le journaliste ne voit pas cette contradiction quand de lui-même il énonce «hélas! de “morale” il ne semble effectivement plus guère question dans le football contemporain».

Certes, il y aura bien un moment où la même logique aura envahi tous les lieux du ludisme désintéressé et où le match de foot local ne sera plus que la caricature des shows télévisés – c’est déjà en grande partie le cas. Mais confondre les deux, c’est tacitement accepter le discours dominant. C’est jouer le jeu lénifiant du patronat, énoncer que «celui qui critique sépare», voyant dans une analyse construite de la formidable machine à faire du fric que le foot-spectacle représente l’unique production d’un intellectuel patenté membre de l’intelligentsia honnie. C’est acquiescer au sophisme « tu n’aimes pas la coupe, donc tu n’aimes pas le foot»…

La FEB l’a bien compris, elle qui titrait Kompany et company dans sa newsletter du 9 juillet, et énonçait « le merchandising (sic) lié aux Diables rouges a tourné à plein régime, lors des matchs les supporters ont envahi les squares et le drapeau tricolore belge flottait aux fenêtres. Pendant des semaines, ils ont été le principal sujet de conversation(…) L’enthousiasme n’a pas été excessif. Et puis, comment pourrait-on trop supporter son équipe ? Si nous ne croyons pas en nous, qui le fera ? Si nous ne nous prenons pas au sérieux, pourquoi le reste du monde le ferait-il ? ».

L’illusion du consensus, la société sans classes, l’alié- nation du spectateur sont une formidable machine pour perpétuer une société inégale qui assure les profits d’une minorité. Pourtant, deux mois après, en septembre, l’administrateur délégué des lobbies patronaux, la FEB, exhortait le futur gouvernement fédéral à un véritable « choc de compétitivité». Il rappelait involontairement que derrière le subterfuge de l’égalité sociale des spectateurs de l’équipe nationale, l’objectif principal de la FEB était de maintenir l’inégalité, source de profits: «une des priorités est inéluctablement la résorption de notre handicap salarial». Et, parfaitement cynique, il présentait son modèle social: «pour la période 2000–2014, la Grèce et l’Espagne comptent même parmi les pays les plus performants de la zone euro ».

On comprend pourquoi ceux qui profitent de la situation continueront à apprécier le football spectacle. Il est, dans les rouages du pouvoir, l’un de ceux qui assurent la perpé- tuation de la domination. Et non des moindres.

Alexandre Penasse

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