En 1924, Rudolph Steiner tenait à Koberwitz la série de conférences sur l’agriculture dont la transcription allait devenir le Cours aux agriculteurs. Il donnait ainsi naissance à l’agriculture biologique. Et donnait d’emblée le ton: sa pensée en matière agronomique autant qu’économique est aux antipodes du rationalisme de son temps, et c’est peu dire. Si les autres personnalités qui ont par la suite inspiré ce mouvement – Albert Howard, Hans Müller, HansPeter Rusch, Masanobu Fukuoka… – ont eu un discours nettement moins ésotérique(1), chacun d’eux a manifesté son opposition à une interprétation étroitement scientiste des données de la recherche agronomique de son époque. Et tous ont pris en matière politique et sociale une position clairement agrarienne, en faveur d’une prospérité et d’une harmonie sociales fondées sur une paysannerie nombreuse, libre et autonome, dégagée de tout asservissement juridique ou économique. Les aspects agronomiques et socio-politiques de leurs discours sont absolument inséparables. Bien qu’aussi diverses que leurs personnalités, leurs propositions convergent en profondeur autour d’un projet de société, aussi diffus et confus soit-il. Ce projet a ses bases philosophiques: le primat de la Nature sur l’artifice, très apparent dans les principes agronomiques énoncés ; le refus d’une économie tout entière organisée pour l’industrie et le profit, que cette économie soit libérale ou collectiviste ; et un certain égalitarisme social, à travers l’idée d’une sobriété partagée et du respect de l’autonomie du paysan. Ainsi se constitue un courant intellectuel qui associe des préoccupations écologistes – respect des milieux naturels, protection de la santé humaine – et politiques, en réaction à ce qu’on peut appeler l’industrialisme né avec la révolution industrielle.
Durant la seconde moitié du 20ème siècle, période dominée par l’affrontement des idéologies libérales et marxistes gagnées à l’industrialisme, ce courant est resté très discret. Mais aujourd’hui, l’échec du marxisme, le triomphe effrayant du libéralisme et la perspective du chaos climatique lui rendent toute sa pertinence et toute son urgence. Mais parle-t-on toujours d’agriculture biologique?
l’agriculture bio, un projet de société ?
Le mouvement de l’agriculture biologique a toujours été porteur du projet de société de ses fondateurs. En témoignent les chartes dont il s’est doté au fil du temps. La première a été rédigée en France, par Nature&Progrès, en 1964. Elle a servi de moule aux suivantes, en particulier à la charte d’IFOAM(2) (la fédération mondiale de l’agriculture biologique) adoptée en 1972. Cette charte, reprise en France par la FNAB(3) en 1992, exprime l’identité que se donne à lui-même ce mouvement. On y trouve posés dix-sept principes écologiques pour la production, sept principes «sociaux et humanistes», et cinq principes «économiques». On y lit les mots de « solidarité », « équité », « coopération », « proximité », « maintien des paysans à la terre », etc. C’est à ces principes que s’identifient la plupart des producteurs bio, et un grand nombre d’acheteurs de produits bio, qui pour beaucoup n’ont jamais été seulement des «consommateurs». Mais ces beaux discours n’ont pas empêché de se développer des formes de production et de commerce des produits bio les plus contraires à ces principes: fraises bio andalouses produites sur un domaine installé illégalement sur un parc naturel et récoltées par une main‑d’œuvre surexploitée et recluse, huile de palme bio colombienne issue de terres arrachées par la violence aux communautés paysannes indigènes, poulets bio des Landes produits par des éleveurs sous contrat d’intégration(4) avec les grosses coopératives de céréales qui militent pour l’autorisation des cultures OGM, mainmise des multinationales – Monsanto en tête – sur les commerce mondial des produits bio transformés(5), etc. La liste est interminable(6).
comment une telle contradiction est-elle possible ?
Il y a un siècle, ce mouvement s’est fondé en réaction devant une double menace: celle de la destruction écologique et du désastre sanitaire promis par l’agriculture chimique, et celle de la dissolution par l’économie industrielle des communautés paysannes, encore dotées à l’époque d’une large indépendance économique et d’une certaine autonomie culturelle. Les paysans, conscients de la menace sourde que la chimie, l’industrie et la finance faisaient peser sur l’ordre «naturel» des choses et sur la permanence de leurs communautés, ont résisté de façon passive, par inertie. Mais cette résistance a craqué au milieu du siècle dernier, à l’Est devant le rouleau compresseur du capitalisme d’Etat, à l’Ouest devant la puissance des firmes et l’obsession des gouvernements à «moderniser» l’agriculture, c’est-à-dire à faire disparaître les paysans.
En dépit de sa justesse et de sa cohérence, l’alternative technique et politique de la*bio est restée quasi inaudible, et de ce point de vue le bilan du mouvement est un échec historique: l’agriculture traditionnelle de nos aïeux, aussi écologique qu’autonome, a disparu des pays du Nord et continue de reculer dans ceux du Sud. Pressés par l’urgence de faire survivre économiquement les fermes bio dans une économie conquise en quelques décennies par l’industrie et la grande distribution, et faute de trouver un quelconque appui auprès des appareils scientifiques, administratifs et politiques, les militants de la bio n’ont eu d’autre choix que d’aménager un espace relativement protégé sous la forme de circuits commerciaux couverts par des labels. Les mérites de ces labels sont indéniables. Ils ont permis à la bio de survivre, et aujourd’hui celle-ci se voit enfin créditer à la fois de la validité scientifique et de la viabilité économique(7). Et son rôle potentiel comme point de départ d’un phénomène de cristallisation sociale et politique en vue d’un nouveau «contrat écologique et social» apparaît de plus en plus nettement.
Mais le ver est dans le fruit. Le contenu des chartes n’a jamais été remis en cause, mais c’est sur des cahiers des charges que reposent les systèmes de certifications qui attribuent les labels. Ces documents se réduisent à des listes d’intrants et de techniques autorisés. Toute exigence sociale, et à fortiori éthique, en est absente. Comment en seraitil autrement? Confier à un contrôleur la vérification de la conformité des opérations techniques se conçoit, encore que : une demi-journée de visite par an, c’est bien peu pour garantir cette conformité. Mais la conformité éthique et sociale d’une ferme ou d’une entreprise de transformation, c’est bien autre chose, c’est irréductible à un simple questionnaire ou à un audit comptable. C’est un premier reproche que l’on peut adresser au label: il ne saurait apprécier la finalité du travail d’un individu ni la cohérence de l’activité d’une entreprise avec un projet politique de cette nature. Sur ce point, les systèmes participatifs de garantie ont davantage de marge de manœuvre. Une organisation comme Nature&Progrès(8), qui rédige elle-même son cahier des charges et met en œuvre elle-même son système de garantie, pourrait refuser le label à une entreprise qui respecterait le cahier des charges, mais serait en contradiction avec la charte. Par contre, les labels officiels, nationaux ou européen, sont tous fondés, par décret de la Commission européenne(9), sur le principe de la certification par tiers, c’est-à-dire par des agences privées effectuant un travail de détective pour le compte des gouvernements. Quand on interroge le PDG d’une de ces agences sur le problème que pose la certification AB de l’huile de palme de la société Daabon en Colombie(10), il répond que c’est un moyen de rendre le bio accessible aux consommateurs défavorisés (argument qui se laisse méditer…), et que de toute façon, il ne saurait refuser le label sur d’autres considérations que le strict respect du cahier des charges, faute de quoi il se rendrait coupable de «discrimination» et pourrait se voir supprimer son accréditation comme certificateur. On voit ici comment la propension des firmes à faire disparaître les réglementations sociales partout dans le monde avec la complicité des autorités publiques trouve son illustration au cœur même de la bio. Le système est d’autant plus verrouillé que le cahier des charges du label AB est rédigé par la Commission Européenne. Et la dernière réforme de ce cahier des charges (en 2009) a clairement montré l’objectif de la Commission: rendre la bio plus facile à pratiquer par des opérateurs industriels (allègement des exigences techniques en élevage et pour les activités de transformation, autorisation de labelliser des produits contenant jusqu’à 0,9 % d’OGM, etc.), et faciliter les échanges internationaux de matières premières et de produits bio dans une optique parfaitement ultralibérale.
Certes N&P peut à bon droit s’estimer une alternative à ces formes de perversion qui touchent le label officiel. Mais cette organisation s’est trouvée marginalisée au cours du long processus de reconnaissance de la bio par les autorités nationales et européennes, dans les années 80 et 90. Ceux de ses producteurs qui refusent d’ajouter à la mention N&P le label officiel (double contrôle, double coût…) se voient d’ailleurs interdire l’usage de l’expression «produit de l’agriculture biologique», le label européen réservant ce terme aux titulaires du label officiel.
des semences bio… pas très bio
En dépit de son succès commercial actuel, ou du fait même de ce succès, le label mène la bio dans une impasse. C’est la conséquence de son intégration dans le dispositif officiel de certification, mais aussi de sa dynamique propre. C’est particulièrement net dans le domaine des semences. Le label officiel comme le cahier des charges de N&P exigent que les semences utilisées en bio soient bio elles-mêmes, et ils définissent une semence bio comme ayant vécu au moins son dernier cycle de production en bio. La seule restriction en matière de techniques de sélection est le refus de la transgénèse.
La conformité éthique et sociale d’une ferme ou d’une entreprise de transformation est irréductible à un simple questionnaire ou à un audit comptable
Alors que les chartes demandent que les semences soient produites mais aussi sélectionnées par des méthodes respectant les processus de reproduction naturels et l’intégrité du vivant, les semences utilisées aujourd’hui par les agriculteurs bio sont la plupart du temps issues des laboratoires des multinationales de la semence, lesquels font subir à leurs variétés tout l’arsenal des biotechnologies, qui consiste en des manipulations violentes du génome. Si ces variétés ne relèvent pas de la législation sur les OGM, c’est seulement parce que cette législation a choisi de ne considérer comme Organisme Génétiquement Modifié que les organismes ayant subi la transgénèse. Il suffit que ces semences aient été cultivées «en bio» la dernière saison avant leur mise sur le marché pour qu’elles soient labellisées AB. Faute d’avoir suffisamment veillé au grain, la bio est aujourd’hui profondément infiltrée par ces semences génétiquement modifiées, qui posent les mêmes problèmes de dissémination et de contamination que les OGM « officiels », et se voient justement qualifier d’OGM cachés. Ayant pris conscience bien tardivement de ce problème, les instances représentatives de la bio « officielle », la FNAB en France et l’IFOAM au niveau mondial, tardent à réagir, et s’accrochent à l’exigence dérisoire que toutes les semences utilisées en bio soient elles-mêmes «bio», sans proposer pour l’instant de redéfinition claire de ce qu’est une semence bio. Cette exigence a un effet particulièrement pervers: au moment de choisir sa semence, s’il a la possibilité d’utiliser une graine non bio mais naturelle fournie par un voisin conventionnel, le producteur bio devra lui préférer une semence industrielle certifiée bio, même si elle est génétiquement modifiée. C’est ainsi que la bio contribue elle aussi, par sa propre réglementation, aux mécanismes réglementaires et économiques responsables de l’érosion de la biodiversité cultivée et de la perte de l’autonomie paysanne, comme le montre très bien le rapport publié par G.R.A.I.N(11) en 2008.
reprendre la main
Fondé pour protéger la bio et l’aider à se développer, le label se révèle un outil dangereux, à double tranchant: il est aujourd’hui le moyen par lequel le capital domestique la bio, la dépouille de son caractère contestataire ou subversif et en fait un domaine de plus offert à son expansion et aux caprices de la bureaucratie.
Pour que survive l’espoir de faire d’une agriculture écologique la base d’une société vivable, il est vital et urgent de reprendre la main, de cesser de s’en remettre à un label profondément ambigu dans son principe, de prendre conscience que cet outil n’est pas le bon: c’est fondamentalement un outil marketing, très efficace pour développer la production industrielle et son écoulement sur le marché mondial, mais contre-indiqué pour opérer une transformation sociale qui réside justement dans une sortie du marché mondial, au profit des petites unités de production autonomes, utilisant exclusivement les ressources naturelles et alimentant le marché local. Dans cette perspective, c’est de la richesse et de l’intensité des relations sociales locales que dépend la viabilité économique de ces fermes. C’est ce que montre à l’évidence l’expérience des Partenariats Locaux Solidaires que sont les AMAP et les Groupes d’Achat Solidaire. Au sein de ces partenariats et des réseaux dont ils se sont dotés, la question de la labellisation fait débat. Le concept de Système Participatif de Garantie (appareil autonome de certification, tel celui de N&P) apparaît souvent comme la possibilité d’échapper au piège du label officiel tout en satisfaisant malgré tout un besoin compulsif de garantie. Mais en définitive c’est la plupart du temps sans exigence de label et sans besoin de système de garantie que ces réseaux se développent. La proximité et la connaissance mutuelle directe permettent un «circuit court» de la confiance, qui rend caduc le montage institutionnel, bureaucratique et policier des labels. Le « contrat social » qui est à la base de ces partenariats est d’offrir aux agriculteurs une certaine garantie de survie économique, en échange de leur engagement sur des pratiques écologiques et sur la fourniture d’aliments sains. La réalité de la garantie économique offerte par les consommateurs est toujours relative, et les pratiques de tous les agriculteurs, si écologiques soient-elles, sont entachées de multiples compromis. L’évolution de l’engagement des uns et des autres est affaire de confiance et de temps. L’application à ces partenariats de systèmes de validation extérieurs est au mieux inutile, au pire dangereuse en ce qu’elle peut facilement déstabiliser la relation humaine toujours délicate qui doit s’établir entre les paysans et ceux qu’ils nourrissent.
Il est temps de cesser d’opposer de façon manichéenne «bio» et «conventionnel», en prenant conscience que tous les agriculteurs, les bio comme les autres, sont amenés à faire des concessions très larges au mode de production industriel (énergie, mécanisation, plastiques, vente à des opérateurs industriels et à la grande distribution, etc.). L’objectif de sortir enfin de ce système implique d’ouvrir le regard et de porter attention à tous les agriculteurs, pour recréer avec eux le tissu social et économique indispensable à l’accomplissement du projet des fondateurs de la bio. A cette condition, on peut espérer de ce mouvement qu’il ouvre la voie à une économie stabilisée et réconciliée avec les exigences de la Planète, fondée sur un partage équitable des ressources naturelles et sur la reconnaissance d’un droit d’accès à la terre garanti à tous. Et qu’il ouvre la voie à la reconnaissance de l’autonomie et de la responsabilité des individus et des communautés locales comme valeurs philosophiques et politiques.
Pierre Besse, agriculteur, agronome, co-auteur du livre « La Bio entre business et projet de société », dirigé par Philippe Baqué, éditions Agone, 2012.
(*) (NDLR) L’auteur distingue ici «la bio» de ce qu’on appelle «le bio». La première ne se réduit pas à un code de technique de production qui restreint l’usage d’artifices censés menacés la qualité sanitaire du produit. Dans ce cas, la bio n’est plus que le bio: un segment du marché alimentaire couvert par un label.
- Voir Yvan Besson, «Les fédérations de l’agriculture biologique», le Sang de la terre, 2011.
- IFOAM: International Fedration of Organic Agriculture Movement, www.ifoam.org.
- Fédération Nationale de l’Agriculture Biologique, www.fnab.org.
- Le contrat d’intégration, signé entre un industriel et un éleveur, prive ce dernier de toute autonomie. L’industriel fournit les capitaux, les plans des bâtiments, les protocoles alimentaires et sanitaires, l’aliment du bétail, et il rachète toute la production, à un prix qui n’est souvent même pas définit dans le contrat. Par contre tout le travail et tous les risques sont assumés par l’éleveur.
- Voir l’article de Dominique Guillet dans ce dossier “La bio piratée”.
- Voir «la bio entre business et projet de société», dirigé par Philippe Baqué, 2012, éditions Agone.
- «Rapport du rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation», A/ HRC/16/49, Olivier de Schutter, 2010; «Rapport de l’IAASTD», 2009; «Rapport de la Conférence internationale sur l’agriculture biologique et la sécurité alimentaire », FAO, 2007.
- N&P est une fédération de groupes locaux réunissant producteurs et consommateurs. www.natureetprogres.org.
- Directive européenne EN 45011.
- Voir le dossier «Sortir de la bio industrielle, une urgence sociale» de Philippe Baqué, dans la revue Silence N° 384, nov. 2010.
- GRAIN (Genetic Resources Action International), à qui profite la récolte ? La politique de certification des semences biologiques, 2008. GRAIN est une organisation à but non lucratif qui soutient la lutte des paysans et des mouvements sociaux pour renforcer le contrôle des communautés sur des systèmes alimentaires fondés sur la biodiversité. www.grain.org/fr