LA NEUVILLE, ÉCOLE DE LA DÉMOCRATIE ET DU DÉSIR RETROUVÉ

Illustré par :

La question de l’enseignement est indissociable de celle de l’éducation, tout comme le rapport du savoir au désir. Comment ce projet d’école, un internat de semaine né des évènements de mai 68 est-il porté depuis 40 ans par adultes et enfants, en articulant Loi et Désir, histoire et (re)création?

un lieu rÊve hors du temps 

On a rêvé de ce lieu sans savoir qu’il existait, sur les bancs d’école à décompter les jours qui nous sépareraient de la liberté, celle du choix, celle d’un vrai rapport au savoir et par là au monde et à la vie pensais-je alors. «C’est sorti de l’école, ou en-dehors, que tout le monde apprend à vivre, à parler, à penser, à aimer, à jouer, à jurer, à se débrouiller, à travailler» (1). Un goût amer de temps perdu, gâché, d’attente infinie. Comment aurais-je pu imaginer que je m’y intéresserais à cette question de l’école, et ce parce qu’elle touche en plein cœur l’articulation individu-société… 

la neuville, un la borde de la pedagogie 

C’est interpellée par cette problématique que je me rendais l’été passé à la Clinique de La Borde, où je rencontrais le travail de feu le Dr Jean Oury (2); cette génération qui a connu la guerre et ses horreurs et qui a observé la société aliénée et les institutions avec leurs potentialités totalitaires. Après la libération, les rencontres entre novateurs de la psychiatrie et de la pédagogie sont nombreuses: François Tosquelles, Célestin Freinet, les frères Oury, Fernand Deligny, Félix Guattari etc. «(…) ce n’est pas par hasard si ces grandes architectures – hôpital et école – posent simultanément des problèmes analogues». (cf. J. Oury). Il s’agit avant tout de considérer l’institution comme un lieu psychique réclamant toute notre vigilance et de créer une vie collective qui met le groupe en capacité de questionnement permanent, favorisant paradoxalement ainsi l’émergence d’une parole singulière. 

A La Borde, je rencontre Maïder, une ancienne «adulte» de l’Ecole de la Neuville.(3) Elle me parle de leurs outils, de la pédagogie institutionnelle de Fernand Oury, le frère de Jean, issu du mouvement de l’Ecole Moderne de Freinet. « La classe de pédagogie institutionnelle, c’est finalement la classe Freinet qui entre en analyse»(4). Les liens avec la psychothérapie institutionnelle sont nombreux, on y retrouve les mêmes préoccupations dans le rapport au temps, au rythme, au quotidien, à l’éthique, à l’individu, au collectif, à la démocratie et même à la thérapeutique. Les enfants et les fous: comment la société les considère-elle? Un choix politique, le collectif? Les deux frères s’emploient chacun de leur côté à créer un milieu de vie qui, pour commencer déjà, ne serait pas nocif et où «on leur foute la paix!» (cf. J. Oury). 

Ce qui me frappe en visitant la Neuville, c’est que malgré des réflexions communes, ici le lieu est nettement plus structuré et régi par des lois qu’à La Borde, en réponse aux besoins spécifiques de l’enfant. Tout comme à La Borde, le projet ne peut se faire sans la participation de tous, là où il en est. « La part de responsabilité et de travail confié aux enfants est réelle, concrète, sans leur participation, le projet commun ne pourrait être mené à bien. Ils le savent. Ils savent aussi que c’est en participant qu’ils ont le plus de chances que l’école ressemble à ce qu’ils désirent»(5). Ici on ne fait pas semblant! 

du cinema a l’école 

«Vivre en harmonie avec ses idées était le grand mythe de notre jeunesse»(6)

Fabienne d’Ortoli, Michel Amram et Pascal Lemaitre(7) ont 20 ans à Paris lors des événements de mai 68. «Nous avions l’impression d’appartenir à une génération perdue». (p.30). Cette remise en cause d’une société archaïque, immuable, fonde leur désir de créer un lieu autre: «Il ne s’agissait pas de créer un lieu de rêve mais de rêver à ce que pouvait être ce lieu». (p.32). Ils ne sont pas instituteurs mais fréquentent quotidiennement la cinémathèque et réalisent des courts métrages. Lorsqu’ils évoquent leur histoire, c’est l’intérêt pour le cinéma qu’ils placent à l’origine de cette aventure, rêvant d’un lieu qui aurait l’ambiance des films qu’ils aimaient.(8) « Nous ne voulions prendre place dans rien de ce qui existait déjà. C’est une des raisons pour lesquelles nous avions exclu, entre autres, l’idée de travailler au sein de l’éducation nationale. Nous voulions utiliser notre liberté de penser, d’agir». (p.30). En 1976 ils créent le G.A.P. (Groupe d’Action Pédagogique), parce que le mot « école » leur paraît réducteur quand à leur projet, qui deviendra plus tard l’Ecole de la Neuville, du nom du petit village normand où ils s’installent alors.(9) 

Lors de ma visite, Michel Amram explique que ce qu’ils voulaient faire, c’est un lieu d’échange, une école avec un grand E, où on ose, sans crainte du maître. Ils avaient l’impression qu’il fallait reconstruire une société, et que ça commençait précisément par l’éducation. Cette école devait fonctionner de manière subversive en ne respectant pas les critères de la société bien-pensante, tout en sachant ce qu’ils avaient envie de transmettre: la démocratie. 

dolto-oury, des parrains fameuX 

Au commencement de leur projet, les trois amis font appel à leurs aînés: Fernand Oury et Françoise Dolto deviendront jusqu’à leur mort les parrain et marraine de l’école. Le premier, instituteur, n’avait jamais pu créer son propre lieu mais avait tenté de changer le métier selon sa célèbre maxime : « changer de métier ou changer le métier!». Il leur recommande d’aller voir Françoise Dolto, célèbre psychanalyste d’enfant. Elle reconnut en ce projet encore balbutiant le médecin d’éducation (10) qu’elle rêvait de devenir étant enfant. «L’adaptation scolaire est maintenant, à part de très rares exceptions, il faut le dire, un symptôme majeur de névroses». (cf. F. Dolto). 

Mais l’école peut aussi soigner, dès lors qu’on ne met pas «l’inconscient au vestiaire» et que l’enfant y est considéré comme un individu et non comme une tête vide à remplir du savoir du maître. «Il faut vraiment que l’enfant soit déjà aliéné à la soumission au pouvoir, pour accepter une pareille dépendance. » écrit Dolto qui assurera à la Neuville un rôle de supervision et leur enverra des enfants qu’elle suivait en analyse. A propos de la présence parmi eux de ce premier enfant « différent », les Neuvillois diront qu’il fut « l’éducateur de ses éducateurs ». Encore aujourd’hui, s’y mélangent enfants ordinaires et enfants en grande difficulté, pas que scolaire, relevant habituellement de l’institution spécialisée. 

(re)création collective 

L’école s’inscrit entre filiation et création, considérant que toute théorie si bonne soit-elle, y compris la pédagogie institutionnelle, ne peut être opérante si elle n’est pas pensée en collectif, dans un perpétuel mouvement. Dans le même état d’esprit, ici, on ne cache pas non plus les dysfonctionnements. En effet, comment demander aux enfants de grandir et d’évoluer s’il n’y a pas d’évolution de l’école elle-même? Cette création au quotidien est la garante de l’étonnante longévité de cette « utopie qui marche». Ils se comparent ainsi à des agriculteurs ne faisant jamais deux années pareilles. 

« On s’occupe de l’école et c’est l’école qui s’occupe des enfants » 

La phrase que Dolto leur adresse «Vous n’êtes pas des chercheurs, vous êtes des trouveurs» est souvent reprise par Fabienne et Michel qui expliquent que s’ils trouvent c’est justement parce qu’ils cherchent et testent des choses, dont certaines restent en gestation très longtemps. Ils se posent des questions simples, touchant aux choses les plus banales, tout en pensant à la mayonnaise de l’ensemble car « l’école n’est jamais finie». Un chantier permanent pour ce couple pour qui c’est l’œuvre d’une vie. Une école qui repose depuis 40 ans sur le désir fondamental de ses fondateurs, présents quotidiennement, vivant sur place: «On s’occupe de l’école et c’est l’école qui s’occupe des enfants ». Une école unique qu’on ne peut dupliquer et dont on ne peut appliquer les recettes de manière plaquée. On peut néanmoins penser, interroger, questionner, s’inspirer de ce qui existe, rêver, désirer et enfin… faire! 

la parole et la loi, eXercice de la democratie 

«On pourrait dire que l’école est une petite république», Sacha, ancien élève de la Neuville. 

Les enfants qui me font visiter la Neuville évoquent leur école comme une fourmilière. A l’instar d’une ruche, on a la sensation que tout ici est extrêmement bien organisé, pensé, et que chacun sait ce qu’il a à faire. Nous sommes on ne peut plus loin du laisser-aller et de l’anarchie.(11) Les différents lieux mais aussi les différents temps sont différenciés, ce qui a déjà un effet très apaisant pour la participante à la journée porte ouverte que je suis. Nous commençons notre visite dans la salle de réunion, la plus grande pièce du château, assis en cercle, adultes et enfants mélangés, attendant l’écoulement du temps dans un grand sablier. 

Je ne décrirai ici que quelques unes des inventions des adultes et enfants d’ici, tant elles sont nombreuses et complexes. La manière dont l’école s’y prend pour gérer les conflits quotidiens des uns et des autres, inhérents à ce vivre ensemble de l’internat, me semble révélateur de l’ensemble de la pensée en action ici présente. La plainte toujours la même: «Madaaaaaaame, il y a Untel qui…», nous oblige souvent à rendre un jugement en un temps record tout en apaisant les égos blessés! Ici ça ne se règle pas à chaud mais en passant par le rituel et le symbolique, ce n’est pas l’adulte tout-puissant qui rend jugement. Les enfants notent leur plainte dans « Le Carnet », cet exercice de mise par écrit ayant déjà un effet apaisant. L’enfant peut ainsi continuer plus serein la semaine car il sait que le mot sera discuté collectivement lors de la réunion du vendredi, exercice de la parole et du pouvoir partagé. On peut toujours aller si besoin bouder aux «Quatre pierres» m’expliquent les enfants. (Il s’agit de quatre pierres placées autour d’un arbre.) En réunion, une ceinture foncée préside, et chaque voix d’adultes et enfants compte de manière égale lors des votes. On s’écoute et le conflit inter-individuel devient l’occasion d’exercer le pouvoir démocratiquement avec pour outil essentiel la parole. On invente ensemble des règles, qui correspondent à une nécessité de vivre ensemble et de penser l’école. Ces lois sont transmises oralement mais les décisions sont inscrites dans Le carnet. Si l’on a oublié les lois ou qu’elles s’avèrent caduques dans la pratique, c’est signe qu’elles doivent ainsi être repensées. Ici pas de punition mais une réparation, en lien avec le dommage subi. Ainsi, un enfant va réparer le carreau qu’il a cassé ou payer un pot à l’épicerie de l’école. A la Neuville, les enfants grandissent en ayant une vraie place en tant qu’individu parce qu’ils sont acteurs de l’organisation du quotidien de leur école. 

Il y aurait encore une foule d’outils passionnants à décrire, notamment le système des ceintures imaginées par Fernand Oury et tirées de son expérience de judoka. Sur le tatami, on ne fait pas les mêmes prises aux débutants qu’aux confirmés! Les différentes couleurs de ceintures de scolarité et de comportement sont un formidable outil pour permettre à l’enfant de se responsabiliser et de grandir, notamment avec le parrainage d’un plus grand avec un plus petit. 

désir d’apprendre et de s’apprendre 

A la Neuville seule la matinée est consacrée à la classe car ici le scolaire est une activité au même titre qu’une autre. L’après-midi s’articule librement entre ateliers de l’ordre du besoin comme la cuisine (il n’y a pas de cuisinier), et ateliers de l’ordre du désir, tels les arts et les sports. Les adultes font ce qu’ils savent mais avant tout aiment et désirent faire et entraînent ainsi les enfants avec eux. Pas ici de hiérarchie antagonisante corps et esprit. Le travail manuel/ concret est aussi essentiel que l’intellectuel/abstrait. On fait sans cesse des liens entre les savoirs. On considère ainsi que la découverte d’un terrain où l’enfant réussit a pour conséquence la contamination des autres domaines. 

On essaye avant tout de créer « une école où l’on est content de vivre », remède à la spirale de l’ennui, du décrochage scolaire, du manque d’estime de soi, de la violence. « Un lieu où chacun puisse advenir, venir ou revenir au monde, condition nécessaire au désir d’être là et de grandir. Ce que les enfants retrouvent à la Neuville c’est le désir. Désir d’être au monde, de communiquer, de voir, de savoir, de grandir». (cf. F. Oury). Là où l’école classique demande du «tous pareils» en proposant un menu qu’on se doit d’avaler même si l’on n’a pas faim, les Neuvillois font le pari réussi de proposer un lieu où chacun serait chez lui, un lieu où prendre le temps, chacun à son rythme et chacun selon son style. «Permettre aux enfants de faire ce qu’ils ont envie de faire». 

du privé a l’a.s.e. 

L’Ecole de la Neuville compte aujourd’hui un effectif d’une dizaine d’adultes pour quarante enfants de 6 à 18 ans, répartis en trois classes. Il s’agit d’une école privée hors de tout contrat avec l’Education nationale, ce qui leur permet une grande liberté pédagogique et idéologique.(12) L’école privée a donc un coût financier mais évite le piège de l’entre-soi de l’école réservée à une élite sociale, beaucoup d’enfants leur étant envoyés par l’A.S.E. (Aide Sociale à l’Enfance). Celle-ci prend en charge le prix de journée, trouvant ici, à la différence d’un Foyer, l’intérêt d’un lieu scolaire à l’intérieur de l’internat. Fabienne d’Ortoli poursuit en expliquant leur volonté que la population de l’école soit à l’image de la population française, la multiethnicité constituant un de leurs atouts. Quant à la question de savoir si l’enfant a été en échec avant de venir à la Neuville, elle ne les intéresse pas, considérant ces informations comme peu fiables et stigmatisantes pour l’enfant. Ils préfèrent retourner la question : n’est-ce pas l’école qui est en échec? Et conclure qu’on ne peut instruire sans éduquer. 

On peut dire de l’école de la Neuville qu’elle remet sur pied et au monde des enfants dont les parents n’avaient jamais entendu un seul mot de positif de la part de l’école traditionnelle qui voit l’élève, rarement l’enfant. Et c’est précisément cette réussite qui dérange. A la merci des inspecteurs, qui pratiquent la politique du parapluie (j’interdis pour éviter) ce haut lieu de pensée n’est jamais totalement à l’abri d’une fermeture. Fabienne d’Ortoli et Michel Amram expliquent que leur liberté d’action est grande mais qu’elle reste néanmoins fragile. 

C’est donc peut-être à nous, génération désabusée, de nous inspirer de ce formidable modèle tout en prenant en compte notre époque, et ainsi de continuer à penser et trouver une école alternative… 

Léonore Frenois 

http://www.ecole-de-la-neuville.asso.fr

Notes et références
  1. Ivan Illich, 1971, Une société sans école, Oeuvres complètes, Fayard.
  2. Voir à ce sujet mon article du Kairos n°11, p 8–9, Qu’est-ce que je FOU là?
  3. Ce terme est préféré à celui de «professeur» à la Neuville, les «adultes» y sont à la fois enseignants, éducateurs et surtout individus. Etant donné qu’il s’agit d’un internat, ils encadrent tous les autres moments de la vie quotidienne. Il y a donc les «adultes» au même titre qu’il y a les « enfants ».
  4. cf. Jacques Pain, professeur émérite en Sciences de l’Education à Paris x.
  5. Amram M., d’Ortoli F., Cahiers pédagogiques, n°505, mai 2013, p.62.
  6. Amram M., d’Ortoli F., L’école avec Françoise Dolto, Le rôle du désir dans l’éducation, 1990, Hatier, p.40.
  7. Pascal Lemaitre terminera l’aventure neuvilloise en 1984.
  8. Le cinéma restera une de leurs préoccupations, réalisant eux-mêmes plusieurs films sur leur école ainsi que sur ses rapports avec Dolto et Oury. Par ailleurs, à la Neuville, tous les soirs, c’est ciné club obligatoire. Les enfants connaissent ainsi tous les anciens films français! Michel Amram leur transmet sa passion en analysant des séquences au préalable. Un outil essentiel pour décortiquer l’image et les publicités notamment.
  9. L’école de la Neuville est aujourd’hui installée dans un château à Chalmaison en Seine-et-Marne (région parisienne).
  10. Françoise Dolto raconte qu’enfant elle voulait être «médecin d’éducation», souhaitant mettre ensemble prévention et éducation.
  11. Nous faisons ici référence au mouvement libertaire dont s’inspire Summerhill, école créée en 1921 — et toujours en activité — par Alexander Neill et dont La Neuville, malgré des principes très proches se distingue. “La pédagogie institutionnelle refuse en bloc l’approche non-directive. Un enfant à qui on laisse faire tout ce qu’il veut ne peut pas avoir envie de grandir. Un enfant peut se constituer contre une loi, mais pas contre du brouillard. Il faut qu’il y ait des lois en classe qui ne soient pas transgressées. Si elles le sont, on en parle au conseil.” (Wikipedia).
  12. Alors que les techniques Freinet sont utilisées pour les plus jeunes, la Neuville est très soucieuse de l’après et prépare ainsi progressivement l’enfant à l’entrée au Lycée et au programme de l’Education Nationale. 

Espace membre