J’AI L’AIR, DONC JE SUIS
Lorsque Thomas More écrivait il y a plus de 500 ans que «nous naissons sur des tombes», rien de «pessimiste» ne transparaissait dans son propos. Au contraire, auteur de l’ouvrage Utopia, celui-ci rêvait d’un autre monde possible. La reconnaissance de la mort, indissociable de la vie, se présente ainsi comme une condition du bonheur.
Actuellement, la négation de celle-ci et du processus consubstantiel à la vie, le vieillissement, sont refoulés dans une dynamique qu’exploite et dont se nourrit la société de consommation, créant sans cesse l’illusion d’un bonheur formaté et nous enjoignant à s’y conformer. Récemment, nous pouvions lire sur une affiche publicitaire en rue : «j’ai 20 ans depuis 20 ans». Cette phrase n’est pas anodine, car même si l’on sait que cela est impossible, cette conscience de l’impossible se mêle à une volonté d’y parvenir et génère une dissonance que l’individu tente de résoudre en s’inscrivant dans le jeu de la consommation ostentatoire et du paraître. « J’ai l’air donc je suis »… efficacité marketing redoutable.
Or cette grande négation de notre finitude, et de la finitude en général, provoque cette assimilation de l’être à l’objet. Nous devenons un capital, une matière qu’il faut faire fructifier, en restant jeune, beau, «in», grâce aux produits et services offerts par la société de consommation(1) , en produisant et en consommant. Mais nous ne pouvons suivre, devenant chaque jour un peu plus obsolète et devant nous moderniser sans cesse sur le marché de l’apparence. Les vieux, on les parque dans des homes, et on évite de trop les montrer, ils pourraient nous rappeler que nous sommes mortels. Les autres, surtout lorsqu’ils sont des personnages publics et que les traits de la vieillesse commencent à trop les marquer, se font lifter. Le dictionnaire donne du terme la définition «retendre la peau du visage» mais, plus intéressant, nous dit qu’au sens figuré le mot signifie «rajeunir»: voilà là où le possible et l’impossible se rejoignent, et où la société organise la maladie et la souffrance individuelle.
Il n’y a donc plus de limite si même celle de la mort vient à être niée. On repousse toujours les frontières et, refusant de vieillir, on se refuse en quelque sorte à vivre, noyant son angoisse dans la consommation de soi. Que savons-nous de ce que cela fera sur nos enfants ? Quel trouble cela a déjà développé et développera en eux ? Cela amène un retournement de la question bien-pensante que nous nous posons habituellement, que soulignait Jaime Semprun. «Quand le citoyen écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant: quel monde allons-nous laisser à nos enfants ?, il évite de poser cette autre question, réellement inquiétante : à quels enfants allons-nous laisser le monde ?»(2) .
Alexandre Penasse