La société civile s’organise

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En mars 2013 naissait l’Observatoire des violences policières en Belgique (ObsPol), une initiative de la Ligue des droits de l’Homme, en réaction au recueil croissant de plaintes ayant trait aux actes de fonctionnaires de police, visant toutes les catégories de personnes sur le territoire belge.

Victime de son succès ‑précoce ?-, le site d’ObsPol, annoncé pour une mise en ligne le 15 mars 2013, fut la cible d’une étrange opération: une multitude de connexions simultanées, dans la nuit du 14 au 15 mars, durant les derniers réglages. Le serveur n’y résista pas: à 8h du matin, le site affichait un message engageant le visiteur à revenir plus tard, le serveur ayant atteint les limites de ses capacités. Pourquoi tant de connexions, de nuit, alors que le site n’était pas encore censé être lancé?

Un démarrage remarqué

Faut-il voir dans ces déboires une opération de déstabilisation ? Quelques recherches sur les adresses IP, auprès des fournisseurs de nom de domaine, montrèrent qu’une société de services informatiques, prestataire pour un nombre conséquent de communes et d’administrations ‑au nombre desquelles la Police‑, avait montré un intérêt particulier pour le nom de domaine ‘ObsPol’… Notre enquête s’arrêtera là, l’urgence étant de résoudre le problème technique. Un serveur privé temporaire, accessible depuis une adresse peu commode à retenir, fut mis en place pour héberger le site quelques jours, le temps de louer à l’étranger un serveur capable d’accepter un grand nombre de connexions simultanées. Le site migrera quatre jours plus tard vers son hébergeur définitif, accompagné d’un dispositif assurant l’anonymat et la confidentialité des connexions pour le visiteur.

Au lendemain de la naissance sur la toile d’Obs-Pol, le public put assister à une déferlante de réactions de colère et de dénigrement menées par les syndicats policiers: sur les forums internet, les émissions de radio, dans des interviews, etc. Le site dut également subir une kyrielle de “faux témoignages”, en réalité des insultes et messages de soutien aux forces de l’ordre, soumis sur le site via les formulaires permettant au public de témoigner des violences dont ils furent victimes ou témoins.

Pourquoi ObsPol s’imposait-il ?

En 2010, après avoir récolté les nombreux témoignages des arrestations massives des personnes du No Border Camp (voir article ‘La contestation mise à mal’), la question se posait: que faire de ces témoignages, affolants, afin qu’ils ne tombent pas dans l’oubli?

En élargissant la question, le constat alarmant s’imposa de lui-même. D’une part peu d’espaces publics, en dehors des cercles associatifs, donnent la parole aux victimes de violences des forces de l’ordre, les laissant dans l’isolement du traumatisme vécu. D’autre part un grand nombre des récits collectés ne passent jamais le cap de la plainte, pour différentes raisons, parmi lesquelles la difficulté de se présenter au commissariat devant des policiers, l’ignorance de la marche à suivre, voire la crainte de répercussions. Le sentiment d’impunité n’est guère étonnant, et beaucoup de victimes hésitent à porter plainte.

Outre l’absence de signes permettant d’identifier les policiers lors d’actions illégales, ces derniers ont également une fâcheuse tendance à porter plainte, dès le dépôt d’une plainte à leur encontre(1). Même lorsque l’affaire aboutit en justice, les policiers bénéficient plus souvent d’une suspension du prononcé que la moyenne de la population(2). Récemment, par exemple, un sans-papier violenté et abandonné dans le bois de Gosselies a porté plainte contre trois policiers. Ceux-ci, condamnés en première instance, viennent d’obtenir en appel la suspension du prononcé(3). Certains policiers maltraitants, voire meurtriers, ne sont pas écartés de leurs fonctions et poursuivent leur “travail”. Il suffit ici de faire référence au scandale d’Anvers, survenu en 2010, pour se rendre compte que la problématique de l’impunité crée un choc dans l’opinion, une défiance envers l’institution. Jonathan Jacob, un jeune homme de 26 ans, mourra massacré sous les coups de nombreux policiers, alors qu’il était enfermé dans une minuscule cellule, inoffensif. Les faits sont connus par la diffusion des images, par le père du jeune homme, qui déclare n’avoir plus aucune confiance dans les autorités(4). Ces deux exemples sont hélas très loin d’être isolés.

Face à ce constat, la création d’un organe de contrôle des services s’imposait. Certains diront qu’ils existent déjà: le Comité Permanent de contrôle des services de police (Comité P), et l’Inspection générale de la police fédérale et de la police locale (AIG), mais ces organes ne sont nullement indépendants et peu transparents. L’AIG est l’organe de contrôle interne à la police, il est composé par des policiers du même corps que le policier contrôlé. De son côté, le Comité P, organe de contrôle des services de police, est un espace où l’on peut porter plainte si l’on est victime d’abus policiers. Cette institution fut, à maintes reprises, critiquée pour son manque de transparence et d’objectivité, notamment par le Comité contre la torture et les traitements inhumains et dégradants des Nations unies, qui déplore une « persistance des allégations d’usage abusif de la violence par les forces de l’ordre ». Cet organisme préconise pour l’avenir des enquêtes «approfondies, indépendantes et impartiales»(5). De fait, le Comité P est composé d’ex-officiers de police et ne comprend aucun membre de la société civile (6). Par ailleurs, alors que le Comité P se présente comme un «observatoire  pour une vision globale de la fonction de la police», il semble incapable de fournir une information détaillée sur l’ampleur de la violence policière en Belgique. Il dispose pourtant des copies de toutes les plaintes introduites auprès des organes de contrôle. De plus, les chiffres présentés lors des rapports annuels sont manipulés, puisqu’un dossier de plainte ne correspond pas à un cas, mais à un événement.

Devant cette absence de garantie juridique suffisante, la création d’une cellule d’observation des violences policières fut donc créée.

Actions et outils de l’Observatoire

Afin de mesurer l’ampleur du phénomène, le site d’ObsPol se propose d’établir un relevé, au moins partiel, de la situation du terrain, et se fixe un triple objectif.

Avant tout, il s’agit de fournir un espace d’information et de rencontre au service des victimes et du public, notamment en apportant une information pertinente à toute personne désireuse de connaître ses droits face à la violence policière, et éventuellement de réagir. ObspPol crée aussi un espace où les victimes peuvent partager leur récit et faire le lien avec d’autres victimes, ou des intervenants susceptibles de les aider.

Ensuite, ObsPol crée un instrument de contrôle citoyen sur les abus de la police, d’abord en permettant la récolte et le traitement des informations sur le phénomène des brutalités policières, pour tenter d’en obtenir une vision plus globale en dehors de toute subjectivité et des clichés (exagération des ONG ? Sous-estimation du pouvoir ?). L’observatoire examine le contexte et les facteurs qui encouragent ou freinent les violences, notamment les rapports entre auteurs et victimes, les discours politiques, l’attitude de la justice et des organes de contrôle institutionnels, etc. Obspol observe également la manière dont les organes compétents contrôlent la police (justice, Comité P, inspection générale, hiérarchie policière et autori-tés politiques) et agissent ‑ou non- pour que les policiers respectent les droits fondamentaux des citoyens et prennent des sanctions dissuasives ‑ou non- en cas de violences abusives, de traitements inhumains et dégradants.

Enfin, une mission plus large de l’Observatoire est d’apporter une contribution au débat démocratique, en tentant de faire évoluer les politiques publiques et en utilisant cet outil pour susciter des discussions dans l’opinion et interpeller les autorités sur le sujet. Il fait des recommandations et propositions de modifications à la législation, à la réglementation ou aux pratiques, pour réduire la violence et lutter contre l’impunité des fonctionnaires abuseurs, ressenties comme les plus injustes par la population en général, par les victimes en particulier. Obspol vise enfin à promouvoir les échanges avec des initiatives similaires, au niveau européen et international, afin d’élargir le débat et de comparer les constats et remèdes proposés.

Un premier bilan

Après un an d’existence, ObsPol fit le point. Le bilan est mitigé, mais riche en enseignements sur ce phénomène mal connu et mal vécu que sont les violences policières. Il peut décevoir par le nombre somme toute insuffisant de témoignages reçus, en regard des faits observés. Sans doute les forces limitées de promotion de l’outil sont-ils en cause, mais nous constatons aussi parfois une méfiance initiale à son encontre par une partie de la population (et notamment les militants et activistes, les sans-papiers). Dans ce cadre, rappelons l’obligation de décliner son identité, pour assurer la crédibilité des informations contenues sur le site; malgréune promesse d’anonymat et de confidentialité complets, tout le monde n’est pas rassuré. Les ressources limitées d’ObsPol, composé exclusivement de bénévoles souvent très occupés, a parfois freiné la réactivité et retardé la publication des témoignages sur le site, et par là même l’effet d’entraînement auprès des victimes. Ce nombre est encore réduit par le jeu des filtres résultant de la méthodologie retenue: un grand nombre de témoignages collectés ont en effet été soit rejetés définitivement, soit suspendus temporairement, pour incertitude de crédibilité. L’idée est réellement de disposer du caractère incontestable pour tout le contenu du site. Cependant, en dépit de l’assiette statistique modeste, les témoignages d’agression retenus sont autant de vies bouleversées, et tout autant d’actes inacceptables, à dénoncer et à  sanctionner. Leurs auteurs jettent le discrédit sur une institution se prétendant irréprochable, tant dans la formation et la discipline de ses agents, que dans la répression dont fait preuve sa hiérarchie envers les agents violents. N’aurions-nous reçu ne serait-ce qu’un seul témoignage, que cette agression n’en serait pas moins scandaleuse et devrait être dénoncée. Dans une société où la  violence, tant symbolique que physique, est de plus en plus prégnante, la part qui revient aux autorités est d’autant plus inacceptable du fait du monopole de la  violence légale qu’elles détiennent. La violence policière est un fait avéré, mais reste impunie dans de nombreux cas. Face à une justice absente et une politique indécise, la société civile se devait de s’organiser.

Catherine et Geneviève (ObsPol)

Extrait d’un témoignage issu du site ‘obspol.be’

( … ) «Nous sommes descendus à notre aise dans le métro et nous avons attendu sur le quai qu’un métro arrive. Aussitôt le métro arrivé, les portes de celui-ci sont restées définitivement fermées et quelle ne fut pas notre surprise qu’à cet instant, deux cohortes de policiers ( casqués, matraque à la main et bouclier ) ont lancé l’assaut sur nous. Les hordes de policiers sont venues des deux côtés du quai, nous empêchant de nous échapper tant l’allure était violente et laissait présager un désastre pour les manifestants impuissants et médusés. Il n’y a eu aucune mise en demeure, chaque policier s’emparait d’un jeune et le matraquait sans discuter ni même demander des papiers d’identité. Certains ont eu la vie sauve en faisant semblant d’être des voyageurs qui attendaient le métro. La police chargeait ensuite faisant le tri entre les personnes du quai: tout ce qui ressemblait à un jeune avec un sweat-shirt et un jean était tabassé sans ménagement. La jeune fille qui m’accompagnait a été traînée sur le côté, frappée à plusieurs reprises et comme si cela ne suffisait pas, le policier qui s’occupait d’elle, a arraché les fils de frein de son vélo et a saccagé celui-ci devant mes yeux médusés. Ils ont perdu tout contrôle et frappaient au visage des jeunes sans défense, c’était un spectacle horrible et nous étions impuissants car j’ai voulu à quelques reprises secourir ces jeunes, qui avaient l’âge de mes enfants, et à chaque fois j’ai été bousculée par la police qui me hurlait dessus».

Notes et références
  1. Sur ce sujet, voir les articles, disponibles sur internet, d’Axel Bernard,Violences policières : la tolérance pour les moutons noirs de la police,Solidaire, 2013 et de Mathieu Beys, Pour un contrôle citoyen de laviolence policière abusive, Bruxelles Laique Echos, 2013, p.16.
  2. Sur 39 dossiers où des faits de violence sont établis, 23 ont abouti à unesuspension du prononcé, représentant une proportion énorme. Rapportannuel 2012 du Comité P, p.123.
  3. Sans-papiers abandonné dans un bois à Charleroi : suspension duprononcé pour les policiers, rtbf.be, 10 janvier 2014.
  4. Violences policières: le sujet du 19H de la VRT sur le passage à tabacmortel de Jonathan Jacob, rtbf.be, 22 février 2013.
  5. Observations finales concernant le troisième rapport périodique dela Belgique, Comité contre la torture et les traitements inhumains etdégradants des Nations unies, 3 janvier 2014, p.4.
  6. Il y a bien une commission parlementaire de ‘suivi’ du Comité P, maisil bénéficie en pratique d’une large autonomie. Les parlementairespeuvent formuler des recommandations mais son tenus à un devoir deconfidentialité. La lecture des rapports de la commission parlementairede suivi du Comité P montre que les élus se contentent le plus souventde poser quelques questions en marge du rapport annuel.

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