Sud-ouest de la Crète. La région de Sfakia, connue pour ses hauts faits de résistance face aux Vénitiens, aux Ottomans puis face aux Allemands pendant la seconde guerre mondiale. Le village d’Agios Nectarios où vivent Eleni et Vangelis. Leur maison. Le jardin, de beaux citronniers. La terrasse. La table autour de laquelle nous prenons place. Face à nous, la mer et, au loin, un peu perdue dans la brume, la petite île de Gavdos. Le soleil ne va pas tarder à se coucher derrière les montagnes, à notre droite. Tout est beau. Tranquille. Eleni et Vangélis nous servent une délicieuse limonade. Des amis français qui vivent en Crète depuis vingt ans traduisent les paroles de notre hôte : « c’est une limonade maison, faite avec nos citrons». Et il ajoute, d’une voix forte, ferme où pointe l’exaspération : « ils sont naturels. Les produits chimiques ne passent pas les grilles de mon jardin». Mais passeront-ils outre la colère des Crétois qui, depuis quelques mois, s’opposent à la décision de l’ONU de se débarrasser – en pleine méditerranée – d’une partie des armes chimiques syriennes? On parle de 700 tonnes de produits chimiques hautement toxiques!
Suite au massacre au gaz sarin et moutarde ( dangerosité classée A ) de plusieurs centaines de civils dans les faubourgs de Damas, un accord américano-russe, encadré par la résolution 2118, prévoit donc le démantèlement de l’arsenal militaire syrien. Pourtant, selon la convention de 1993(1) sur l’interdiction de l’utilisation d’armes chimiques, la destruction des stocks devrait avoir lieu sur le territoire de ceux qui les ont utilisés, c’est-à-dire en S… et bien justement, non, rien n’est moins sûr! Parce qu’à ce jour, on ne sait toujours pas qui, du gouvernement syrien ou des rebelles anti-gouvernementaux liés à Al-Quaïda, est responsable (2) ( par contre, ce serait peut-être une bonne idée de suggérer que la destruction ait lieu sur le sol des pays qui ont commercialisé tous ces produits, l’Allemagne et la France notamment… ). Mais manque de bol, la Syrie n’a pas les moyens techniques et financiers pour orchestrer une telle opération. Et puis surtout, on a un peu tendance à l’oublier ces temps-ci, elle est en guerre. Les Américains jettent alors leur dévolu sur d’autres pays. À qui donc pourraient-ils bien refiler ce cadeau empoisonné? À la Belgique? NON! NEE! NEIN! La Norvège? IKKE! L’Albanie, choisie en premier lieu, dit non elle aussi (suite à la pression de son opinion publique qui en a marre d’être la poubelle de l’Europe). Où alors? Voyons… Mais bon sang mais c’est bien sûr, dans la mer! Dans les eaux internationales! Comment diable le soussecrétaire d’État à la défense des États-Unis, Frank Kendall, n’y a‑t-il pas pensé plus tôt? Lui qui dit (propos rapportés par l’association de défense de l’environnement Robin des Bois(3)): «pour éviter d’avoir à déposer les substances chimiques sur un territoire quelconque où nous aurions eu à composer avec le contexte politique et environnemental et à nous confronter à des lois nationales, détruisonsles offshore!».
Les eaux internationales, no man’s land juridique, c’est bien pratique et puis, ce n’est pas nouveau: en 2006 déjà, à quelques kilomètres de Gibraltar, des activités de raffinage de produits pétroliers ont eu lieu à bord du tanker Probo Koala qui a déversé environ 500 tonnes de boues toxiques en Côte d’Ivoire. Les projets de centrales nucléaires flottantes, de centrales éoliennes et hydroliennes se multiplient. Aucune convention internationale ou réglementation de l’OMI (Organisation Maritime Internationale) n’interdit les activités industrielles dans les eaux internationales sauf si elles nuisent à la qualité des eaux territoriales ou à l’environnement. À ce jour, la seule activité industrielle interdite sur tous les océans du monde est l’incinération des déchets. Il est vrai que l’ONU n’incinère pas: elle hydrolyse.
UNE PREMIÈRE !
Depuis des décennies, et sous le contrôle de l’OIAC ( Organisation d’Interdiction des Armes Chimiques), des tonnes d’armes chimiques de par le monde sont détruites. Les États-Unis et la Russie ont éliminé leurs propres stocks d’armes en utilisant la méthode dite de l’hydrolyse. En gros, ça consiste à diluer les molécules dangereuses dans de l’eau (pour un peu, ils nous feraient croire qu’il s’agit d’homéopathie) à l’aide d’un mélange contenant des produits proches de la soude caustique, du chlore et de l’eau de javel. «La toxicité ainsi divisée par 10 000, le produit final ressemblera à du Roundup(4), si vous trouvez cela rassurant : pas moi ! » s’insurge Vangélis. Selon l’IOAC, ces 700 tonnes de substances chimiques seront transformées en 7 millions de litres d’eau sale qui ne « serait » pas plus toxique que celle récupérée après traitement des déchets hospitaliers. Mais ce n’est pas ce que pensent certaines ONG : « l’Organisation d’Interdiction des Armes Chimiques et les États-Unis disent que quelques centaines de tonnes de munitions chimiques syriennes seront traitées en mer en quelques semaines alors que la fin du programme de destruction des munitions chimiques américaines ( datant de la guerre froide ndlr ) est prévue pour 2023. Sur terre, les États-Unis espèrent traiter 3 100 tonnes en 10 ans. En mer, ils sont sûrs d’en traiter 700 tonnes en quatre semaines ? » s’étonne Jacky Bonnemains, président de Robin des Bois. Cherchez l’erreur. Petite précision qui a son importance: l’hydrolyse a toujours été utilisée sur le plancher des vaches, jamais chez les poissons. Un appareil mobile appelé FDHS pour Field Deployable Hydrolysis System capable de traiter 5 à 25 tonnes d’agents toxiques par jour a spécialement été conçu par le Edgewood Chemical Biological Center, un centre de recherche militaire américain situé dans le Maryland. Sa mise au point n’a été terminée que cet été et n’a pas encore prouvé sa capacité à traiter en toute sécurité, et de façon continue, ces centaines de tonnes de substances chimiques. Une première utilisation à l’échelle industrielle et en haute mer représente donc une aventure, un vrai RISQUE. Pour l’équipage et les techniciens d’abord, qui seront aux premières loges en cas de problèmes, la faune, la flore, les pêcheurs et les habitants du bassin méditerranéen ensuite.
À L’ABRI DES REGARDS… MAIS PAS DES TEMPÊTES
Deux rouliers ( navires conçus pour transporter des remorques et du matériel roulant) dont le Ark Futura ont fait la navette depuis la Syrie pour acheminer les produits. Ils ont été rejoints dans un port italien par le Cape Ray, un navire militaire américain parti des États-Unis. C’est à son bord que les produits ont été transbordés et que se dérouleront les opérations de « neutralisation » ( qui dureront 90 jours d’après les informations communiquées par le ministère de la défense des États-Unis). D’après l’association Robin des Bois, l’Ark Futura totalise 38 déficiences dans les ports européens depuis les années 2000. Le Taiko, lui, construit en 1984, appartient à la compagnie Wilhelmsen Lines, bien connue à cause du naufrage du Tricolor en Mer du Nord ( 2002 ). Le Cape Ray, qui, dans d’autres vies s’est appelé Saudi Makkah et Seaspeed Asia, n’a rien à leur envier: roulier lui aussi, ce navire a 36 ans et, comme tous ses semblables, aurait dû être mis à la casse depuis 6 ans. Ce n’est pas tout: le Cape Ray est à simple coque et s’avère être très vulnérable en cas d’incendie ou de voies d’eau (ils ne sont pas équipés des parois transversales qui empêchent l’eau ou les flammes de passer). Last but not least, les rouliers prennent de la gîte en à peine quelques minutes et coulent très vite. Avec toute leur cargaison bien entendu, ce qui, dans le cas qui nous occupe, est plutôt inquiétant. Bien sûr, le navire a eu droit à son petit lifting mais ces aménagements ne garantiront pas une flottabilité suffisante en cas d’avarie grave.
Et en cas de fuite, que se passera-t-il? C’est simple: les gaz sarin et moutarde iront se balader un peu partout! Et s’il y a du gros temps? Ou carrément une tempête? « Contrairement à certaines idées reçues, la méditerranée n’est pas une mer calme, la houle peut être très forte, il s’y forme des tourbillons et les tempêtes sont très difficiles à prévoir, dit Vangélis. Si ça tourne mal à bord, aucun plan B (un port qui pourrait accueillir le navire en urgence ) n’a été imaginé. Ça veut dire qu’en cas d’accident, la cargaison va se retrouver par le fond!». Surtout qu’un roulier n’est pas censé résister à un vent de plus de 4 Beaufort! Le Cape Ray s’apparente donc plus à un garage flottant qu’à un fier navire, et toute l’opération ressemble davantage à un sauvetage de meubles qu’autre chose. Sauf que les meubles sont des armes chimiques et qu’aucune évaluation des impacts sur l’homme et l’environnement n’est prévue…
L’ONU NAVIGUE EN EAUX TROUBLES
Si l’eau de la Méditerranée est bien souvent claire et transparente, la manière dont l’ONU est en train de gérer toute l’affaire ne l’est pas. Sur le plan juridique, la non-application de la convention de Bâle sur le contrôle des mouvements transfrontaliers des déchets dangereux et leur élimination interpellent des associations comme Alsace-Crète ainsi que des ONG comme Robin des Bois, Objectif transition, Les Amis de la Terre ou Archipelagos (Institute of Marine Convention de Crète), cette dernière n’hésitant pas à parler de crime écologique ( notons l’absence de Greenpeace qui a tendance ces dernières années à tirer sur les cibles faciles que lui laissent en guise de poire pour la soif les intérêts capitalistes auxquels cette association est, hélas, de plus en plus assujettie). Précisons que la Syrie a ratifié cette convention en 1992 et les États-Unis, pas encore (rappelons aussi que les Etats-Unis, avec la Somalie, n’ont pas ratifié la convention internationale des droits de l’enfant, tout comme celle relative au travail forcé. Vive la démocratie étasunienne! ). Pour régulariser l’exportation des armes chimiques depuis la Syrie jusqu’au Cape Ray (qui relève donc des réglementations américaines ), un accord spécifique devrait donc être établi (article 4 et 11 de la convention ). Se pose aussi la question de l’autorisation de transit dans le pays ( ou les eaux territoriales) où doit avoir lieu le transbordement des armes (sauf s’il s’agit d’une enclave réservée à une base américaine). À noter aussi qu’à partir du 1er janvier 2014, le mélange, en mer, de la cargaison liquide des navires pour obtenir de nouvelles substances a été interdit ( bonne nouvelle : on n’entendra plus parler des activités de raffinage d’hydrocarbures) mais quid, alors, de l’hydrolyse dont le principe est justement de mélanger des substances chimiques à d’autres? Tout ça n’est décidément pas clair. Même l’État d’Israël s’inquiète et rappelle que «la décomposition de ces armes chimiques générera de l’acide phosphorique dont le rejet en méditerranée pourrait affecter la faune et contaminer les côtes».
En cas de fuite, que se passera-t-il ? C’est simple : les gaz sarin et moutarde iront se balader un peu partout !
L’ÎLE REBELLE
Rebelle, la Crète l’a toujours été. Informés par des immigrés albanais (ceux-là même qui ont dit non à leur gouvernement), un journal local, le Haniotika Nea, publie un article qui met le feu aux poudres. Un premier rassemblement d’environ 2 000 personnes a lieu dans la baie de Souda. C’était la journée la plus exécrable de tout l’hiver, le vent du nord soufflait en rafale, la mer était très mauvaise, «la sono a même cramé» ajoute Vangélis. Pourtant, comme si Dieu avait cherché à tester leur volonté, à éprouver leur capacité de résistance face à l’adversité, les gens sont venus. Un peu plus tard, une autre manifestation réunit 6 000 personnes sur le site du monastère historique d’Arkadi, haut lieu de la résistance crétoise contre l’occupant ottoman. « Des organisations de travailleurs et de scientifiques, des chercheurs de Kerkyra ( Corfou ), des syndicats, des municipalités, des associations de parents d’élèves, tous ont répondu à l’appel». Évêques et popes étaient eux aussi de la partie. Le métropolite de Kydonia Damascène, en tant que représentant du Saint-Synode de l’église de Crète, a même pris la parole. «Certaines personnes, raconte Vangélis, étaient habillées en costumes traditionnels et portaient des armes ». « La Crète a toujours été envahie, explique-t-il, reprenant des éléments du discours du maire de Sfakia, Pavlo Polakis, et on se défendra jusqu’au bout ». Quand on sait qu’à Arkadi, pendant la seconde guerre mondiale, des pallikaris ( les combattants, les braves) se sont donné la mort pour ne pas tomber entre les mains de l’ennemi, on tremble.
La 3ème manifestation a lieu le dimanche sur la jetée du port de Hora Sfakion d’où embarquent les touristes qui veulent aller à Gavdos, à Loutros, à Marmara ou à Roumeli. «Tous les gens de la région étaient là, Panayotis l’épicier, le pope Papa Yorgis, Manousso qui tient une des très bonnes tavernes sur le port, cet américain, Fred, qui organise des spectacles de rues et qui, depuis la Canée, était venu sur son dinghy ! » Pas que les gens de la région d’ailleurs : l’énorme ferry Daskaloyannis, nom du chef sfakiote de la révolution de 1770 sauvagement assassiné par les Ottomans, était présent et avait embarqué, gratuitement, les Crétois venus de tous les coins de l’île ainsi que les Grecs du continent. Tous ceux qui voulaient participer à la manifestation étaient les bienvenus à bord. Une vingtaine de bateaux de pêche, des petits, des moyens, des gros et des hors-bords ont formé un barrage pour symboliser leur opposition à l’ONU et à la venue du Cape Ray. Si la neutralisation des armes chimiques a vraiment lieu et qu’il y a un accident, cela aura des conséquences catastrophiques sur le tourisme et donc sur l’économie grecque tout entière ! « À cause de la Troïka, dit encore Vangélis, le gouvernement grec n’ose rien faire ». Mais « les seuls qui ne se laisseront pas réduire au silence sont les citoyens de Crète» a affirmé Socrate Vardakis, le président du centre de main‑d’œuvre d’Héraklion.
Avant de reprendre l’avion à l’aéroport de Chania, nous sommes allés saluer d’autres amis, à Stavros, où a été tourné, il y a exactement 50 ans, le célèbre film Zorba le grec. C’est d’ailleurs en compagnie du chef opérateur du film, Walter Lassally, qui s’est installé là-bas, que nous buvons un dernier verre à la santé des Crétois. Malika Tzamaridakis, qui tient avec son mari, le pêcheur Yorgos, une excellente cantine sur une des deux plages de l’endroit a collé partout, sur les murs en bois, le frigo, à l’école de ses filles, les grandes affiches imprimées par une trentaine d’associations de défense de l’environnement. Ces affiches représentent deux squelettes de dauphins en train de bondir hors d’une belle eau bleue. Une jeune étudiante crétoise de l’Université de Strasbourg, quant à elle, a adressé un courrier à Janez Potocnik, Commissaire européen à l’environnement. Elle conclut sa lettre de cette manière : « je fais appel à votre conscience. Votre devoir est de vous opposer à cette opération et faire de votre mieux pour qu’elle ne se réalise pas. L’Europe existe-t-elle encore? Est-elle capable de défendre ses citoyens ? ». C’est ce que les Crétois, et pas seulement eux, de plus en plus d’Européens, espèrent aussi…
Corine Jamar, auteur
- Tout Etat-partie s’engage à détruire les armes chimiques ainsi que les installations de fabrication d’armes chimiques qu’il détient ou possède ou qui se trouvent en un lieu placé sous sa juridiction ou son contrôle (art.1, par.2 et 4). La Syrie a adhéré à la convention le 14 septembre 2013.
- La responsabilité du gouvernement syrien dans le massacre de civils à Damas fait l’unanimité des gouvernements occidentaux et de la presse atlantiste à leur botte. Or, il pourrait s’agir d’une opération de propagande planifiée comme en fait part dans un article interpellant le très sérieux site d’information www.voltairenet.org
- www.robindesbois.org et www.actu-environnement.com
- Nom d’un herbicide produit par la compagnie américaine Montsanto. Herbicide total dont la substance active est le glyphosate, hautement écotoxique.