Pourquoi un dossier sur l’expertise ?

Barbara Prévitali

Les enjeux sociétaux liés à l’expertise peuvent être considérables.
On attend donc d’un expert, outre une connaissance théorique et pratique avancée de son domaine d’expertise, toute une série de qualités : compétence, indépendance, objectivité, neutralité, intégrité, transparence, éthique, déontologie, responsabilité, déclaration d’intérêts et de conflits d’intérêts, etc. Qu’en est-il dans la réalité, et comment favoriser le recours à des experts manifestant de telles qualités ? Parmi l’ensemble des personnes hautement compétentes sur un sujet donné, comment sont sélectionnés les experts reconnus comme tels par les institutions politiques
et les médias ? En quoi ces experts officiels correspondent-ils mieux à la définition de l’expert que d’autres spécialistes de haut niveau auxquels certaines institutions et médias dénient le titre d’expert ? Ces quelques questions témoignent de l’importance, en démocratie, de s’intéresser au thème
de l’expertise.

L’expertise pose également la question de la fiabilité de l’avis d’expertise : comment l’établir ? C’est la confrontation au réel et le temps qui permettront de valider la pertinence d’un avis d’expertise et de fonder la confiance dans l’expert. Or, on a pu observer, lors des récentes crises, que la confiance dans les experts choisis par les institutions était exigée de la population de façon inconditionnelle, la défiance dans l’expertise officielle étant vue comme une menace politique de première importance. La confiance de la population a parfois été exigée avant la confrontation de l’expertise au réel, sur parole, en l’absence de débats scientifiques avec des contradicteurs, et même en l’absence d’une validation manifeste et décisive par l’expérience. Pourquoi un tel battage pour faire de la confiance inconditionnelle dans l’expertise scientifique officielle une condition essentielle de la vie démocratique ? 

Peut-être cela tient-il en partie à des représentations simplificatrices tenaces selon lesquelles « l’expert parle au nom de la science » et « la science dit la vérité sur le réel ». Ou encore au fait qu’il est commode pour la pensée, mais aussi d’un point de vue politique au sens large, de pouvoir se référer à une autorité supérieure (la Science, l’expert). Pourtant, de nombreux penseurs ont battu en brèche ces représentations, d’une part sur la question du statut de la connaissance scientifique et de son rapport à la vérité et au réel(1) et d’autre part sur la question des limites de l’expertise. Ce sont ces limites qui seront abordées dans ce dossier Précision importante : ce dossier portera sur l’expertise scientifique, notamment académique, et non sur ces cabinets de consultants, « experts » dans la transformation des sociétés, auxquels Barbara Stiegler a montré que nos gouvernants font désormais appel « pour liquider l’État » et conduire les populations, par des techniques douces d’ingénierie sociale (c’est-à-dire des pratiques suggestives visant à orienter les comportements et les choix sans devoir recourir à l’obligation, ou nudging), à accepter l’innovation et le changement (ndlr : par exemple l’état d’urgence sanitaire, écologique, économique, politique et, un jour peut-être, militaire, la remise en question de droits fondamentaux, la numérisation de toutes les activités au nom de la sécurité, etc.). Il est important toutefois de noter que le discours du nudging gagne du terrain dans le milieu académique, ce qui n’est pas surprenant, car le postulat selon lequel le simple citoyen a peu de compétences épistémiques confère automatiquement du pouvoir symbolique, d’initiative et de décision à ceux qui pensent détenir le monopole de ces compétences. Ce qu’il y a d’extrêmement préoccupant, souligne B. Stiegler, c’est qu’une police de la pensée se met en place vis-à-vis de certains scientifiques qui ne partagent pas cette idéologie. 

Ce dossier ne portera pas non plus sur les systèmes-experts, ces produits de l’IA visant à simuler la pensée d’un expert, qui existent déjà en médecine. Il ne portera pas davantage sur les Big Data qui procèdent par méthode inductive, mettent en évidence des corrélations en analysant d’immenses masses de données et sont considérés comme une méthode prédictive supérieurement efficace qui fait l’économie des modèles et des théories, des explications causales et du raisonnement déductif que l’on retrouve dans la pensée scientifique. Ces deux thématiques, aux enjeux épistémologiques, éthiques, politiques et de santé fondamentaux, mais bien spécifiques, mériteraient d’être abordées dans un dossier complémentaire. Dans le cadre de ce dossier-ci, nous nous limiterons à l’expertise formulée par des experts scientifiques humains. 

Par rapport à ce dossier, une critique nous a été adressée d’emblée : mettre l’accent sur les limites de l’expertise, les critiques vis-à-vis de l’institution scientifique et le rappel que la science est un discours humain sur la nature en constante construction, et non un reflet fidèle du réel, ouvrirait la porte au relativisme ou au constructivisme radicaux. Il nous a même été opposé que notre démarche rejoignait et permettait l’expression de discours d’extrême droite ! Ces deux objections ne sont, dans notre cas, pas fondées. Ce qui motive ce dossier, c’est la conviction que ne pas s’opposer à l’instrumentalisation politique d’une conception dogmatique de l’expertise scientifique et de la science revient à avaliser les politiques néo-libérales, sources d’accaparement des ressources, de conflits, de paupérisation, de destruction de nos conditions de vie, et en passe de se muer en un libéralisme de contrôle.

La raison d’être de ce dossier est donc à la fois politique et scientifique. Politique, car il nous paraît important, dans une optique démocratique (la démocratie n’étant pas un donné, et certainement pas le donné politique actuel, mais un idéal en constante construction), que les décisions politiques soient le fruit d’une délibération et d’une décision citoyennes sur le bien commun (c’est-à-dire le bien de tous), et non le fruit de débats confisqués par quelques « experts », quelques politiques, quelques institutions ou quelques cabinets de conseil qui décideraient à la place des citoyens en quoi consistent leurs intérêts. Nous verrons que le rôle qui est parfois dévolu aux experts officiels peut menacer cet objectif démocratique. En effet, il est légitime que des politiques interrogent des scientifiques pour être éclairés sur des sujets scientifiques, mais faire appel à des scientifiques pour évaluer si une mesure (comme la vaccination) doit être rendue obligatoire, alors qu’une obligation est un acte politique et non scientifique, c’est faire jouer au monde scientifique un rôle qui n’est pas le sien. La raison d’être de ce dossier est aussi scientifique dans le sens où les discussions qui y seront menées mettront en évidence que certains discours présentés comme scientifiques ne sont pas exempts de subjectivité, d’erreurs ou d’intérêts. 

Ce dossier est, d’une certaine manière, un prolongement du livre Covid-19 : Par-delà la censure rédigé en 2021 par un collectif d’auteurs parmi lesquels figurent les coordinateurs de ce dossier, un livre édité par l’asbl Grappe et Kairos, et dont les auteurs n’ont retiré aucun bénéfice financier personnel. Ce livre est toujours disponible auprès des éditeurs ou sur commande en librairie. 

Valérie Tilman 

* Respectivement enseignante et microbiologiste environnemental, docteur en philosophie. 

Notes et références
  1. Question développée sur le site de Kairos dans un article intitulé « Sciences et expertise en question »)
Il y 2 ans, la Belgique sortait de son premier confinement.Nous étions un certain nombre (dont moi-même) à penser naïvement à l’époque que l’hystérie...

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