Ces marionnettes qui nous gouvernent

« La vraie caractéristique de la vie moderne – c’est ce qui le frappe – n’est pas sa cruauté ou son insécurité, mais plutôt sa stérilité, sa morosité, son apathie. Il suffit de regarder autour de soi pour constater qu’elle ne ressemble en rien aux mensonges qui dégoulinent du télécran, et pas davantage aux idéaux que le Parti prétend réaliser ».

George Orwell, 1984

« Bien entendu, les jargons politiques utilisés dans les brochures, les éditoriaux, les manifestes, les rappels et les discours des sous-secrétaires diffèrent d’un parti à l’autre, mais ils sont tous semblables en ceci qu’on n’y relève presque jamais une tournure originale, vivante et personnelle. Lorsqu’on observe quelque tâcheron harassé répétant mécaniquement sur son estrade les formules habituelles – atrocités bestiales, talon de fer, tyrannie sanglante, peuples libres du monde, être au coude à coude –, on éprouve le sentiment curieux de ne pas être en face d’un être humain vivant, mais d’une sorte de marionnette (…) ».

George Orwell, Tels, tels étaient nos plaisirs, et autres essais

Le 14 mai, nous envoyions au ministre de la Défense, Philippe Goffin, un courrier faisant suite à un premier mail(1) appelant celui qui s’était érigé en ardent défenseur de la liberté de la presse à se prononcer sur la censure dont Kairos était l’objet. Nous y ajoutions ceci :

« Pourrions-nous ainsi vous demander de décrire le processus qui a conduit à choisir cette entreprise ? [Avrox] Quels fondements ont dicté les prix unitaires des masques ? Quels rapports commerciaux la Défense nationale entretenait avec l’entreprise préalablement à ce contrat, c’est-à-dire comment vous avez eu connaissance de cette société anonyme « inconnue », qui apparaît tout à coup alors que la Belgique est censée être en recherche de masques depuis des semaines ? Pourquoi Avrox plutôt qu’une autre ? »

Il n’y aura aucune réponse, à aucun de nos mails.

Et puis le temps est passé, l’affaire fut étouffée, comme c’est l’habitude. La Cour des comptes a approuvé, la Défense a sans preuve édicté que tout avait été fait dans les règles de l’art. Goffin avait répondu, alors qu’une des conditions essentielles pour emporter le marché était que l’entreprise ait au moins honoré une commande précédente de 100.000 masques à un autre acheteur : « Avrox nous a donné comme référence la livraison d’un million de masques à un autre État ». À qui ? « Confidentiel ». Paradis fiscaux, sociétés-écrans, Luxembourg, Île Maurice… rien de neuf. Et ceux-là mêmes qui jouent dans ce jeu, les politiciens, nous parlent de responsabilité et de respect des règles, nous infantilisent, alors que les mêmes motivations sous-jacentes – se faire beaucoup d’argent – dictent toujours leurs choix.

L’affaire ressurgit aujourd’hui, trop longtemps après, suite à une enquête de Het Laatste Nieuws(2). La Défense n’a rien vérifié, la boîte n’a aucune expertise dans la confection de masques, « une facture suspecte » surgit…

Heureusement, celui qui trouvait nos questions trop longues, trop politiques, pas compréhensibles, relevant de « l’investigation », et qui les censure en plein direct, se prononce aujourd’hui pour la liberté de la presse : « « Une démocratie ne peut pas se laisser museler, c’est une mission délicate », a‑t-il ajouté, évoquant l’importance d’une « société civile forte » et d’une « presse critique ». « Ce qui est visé, c’est la désinformation intentionnelle et systématique visant à aller au conflit. Lutter contre ce genre de désinformation est un combat de tous les jours et nous ne devons pas hésiter à prendre des mesures(3) ». Certes, Alexander De Croo évoquait les États-Unis, mais ce qui s’applique ailleurs peut aussi s’appliquer ici. Sauf que le propre du discours politique est d’être un discours vide, sans substance, un langage publicitaire qui ne reflète pas l’humanité et les convictions de celui qui parle, mais cherche à tromper en laissant croire que ce qui est dit relève du réel, alors qu’on est uniquement en train de dire ce qu’on ne fera jamais et auquel on n’accorde aucune espèce d’importance. Il n’y a pas de vie dans leurs mots, leurs phrases ne sont que slogans. Alexander De Croo voudrait une « presse critique »… on en rirait si la situation n’était pas si grave.

Et 7sur7 d’encore se demander, pour conclure son article, si cette corruption a été faite « sans complicité au sein du SPF, ose-t-on encore espérer ». Espérons… jusqu’au prochain scandale, et au prochain espoir qui fait vivre les scandales, car il empêche de se questionner sur le type de société que nous avons pour générer tant d’indécence.

Espace membre