« Toute société fétichiste est une société dont les membres suivent des règles qui sont le résultat inconscient de leurs propres actions, mais qui se présentent comme des puissances extérieures et supérieures aux hommes, et où le sujet n’est que le simple exécuteur de lois fétichistes ».
Anselm Jappe, La société autophage(1).
Le déploiement progressif dans l’espace social d’innovations technologiques pensées par et pour l’industrie, qui ont des influences, économiques, sociales, sanitaires, écologiques, donc un impact évident sur la société et le vivant, n’a le plus souvent jamais été décidé démocratiquement. Rappelons-le donc : voter pour un candidat n’a jamais indiqué un transfert de souveraineté et un accord tacite sur la liberté de ne pas nous consulter entre deux scrutins pour des questions essentielles. Quand ils ne s’embarrassent pas des circonvolutions habituelles, les journalistes aux ordres révèlent la réalité de la démocratie de façade dans laquelle nous vivons, comme Yves Calvi qui, lors d’un « débat » sur la réforme des retraites en France, énonçait : « Pourquoi fait-on semblant qu’il y a des choix à faire alors qu’il n’y en a pas ? »(2). La décision du Premier ministre français d’engager le 49.3 lui donnera raison quelques semaines plus tard(3). C’est bien cela qui se passe : le vote est un blanc-seing, prétexte à tout faire pour satisfaire les intérêts des industriels et de la finance. Concernant l’invasion technologique de nos vies, l’opposition politique n’est que de surface, tous les partis s’accordant peu ou prou sur la fameuse « transition », laissant les TIC envahir l’école, les objets connectés se généraliser et les ondes s’amplifier, sans que le peuple n’ait jamais pu donner son avis à leur sujet(4).
On travestit toutefois nécessairement ces coups de force en bienfaits au seul service de l’individu et de la société(5), mais ceux qui ont un intérêt financier à la voir se mettre en œuvre sont les mêmes qui disposent des canaux pour nous informer(6). S’ajoute donc au fait de ne pas pouvoir nous prononcer collectivement sur ce que nous voulons ou non, celui de ne pas disposer d’une information largement diffusée qui nous permettrait de construire une opposition à ce qu’on nous impose. Cette stratégie qui prend la forme d’une décision de l’oligarchie, prise en amont de toute vie démocratique dans un contexte de privatisation de l’information, est propre à nos « libérales-démocraties » qui, pour nous donner l’illusion qu’on choisit soi-même ce qu’on a choisi pour nous, passent par plusieurs phases qui peuvent se chevaucher :
1. Les choix technologiques qui sont proposés à un moment donné ont, avant même d’être rendus public, été pris antérieurement dans les Conseils d’administration des entreprises, les dîners d’affaires et réunions politiques, les forums internationaux et autres institutions supranationales non-démocratiques comme la Commission européenne. Ce qui dérange l’ordre établi n’atteint pas le stade du débat médiatique, mais est étouffé par toutes sortes de pressions, avant (on n’en parle alors pas du tout) ou après (on en parle mais peu et mal). Les transfuges du monde de l’industrie vers la politique et vice versa étant la norme, où que l’on soit on demeure au service des mêmes. Un exemple parmi d’autres : Luc Windmolders, directeur du service juridique chez l’opérateur Base, a quitté sa fonction pour devenir directeur de la cellule stratégique Agenda numérique, Télécoms et Poste au cabinet du ministre Alexander De Croo. Pas étonnant dès lors que ce dernier nous réponde, lorsque le collectif stop5G.be interpellera le cabinet pour demander une rencontre : « Nous n’allons pas arrêter la 5G. Nous poursuivons une politique qui veut stimuler au maximum le développement de la 5G. Si vous souhaitez une réunion sur les effets – à mon avis inexistants – des rayonnements, vous devez vous adresser à l’autorité compétente. Le gouvernement fédéral n’a aucune autorité sur les normes de rayonnement ». Luc Windmolders a également travaillé pour l’opérateur de télécommunications néerlandais KPN et a siégé au Conseil d’administration de l’association européenne de l’industrie des télécoms ECTA, association internationale sans but lucratif enregistrée au Moniteur belge. L’ex vice-premier ministre britannique, Nick Clegg, n’avait-il pas lui été embauché par Facebook, pour « adoucir les relations avec les autorités européennes »(7)? José Manuel Barroso n’est-il pas passé directement chez Goldman Sachs après sa fonction comme Président de la Commission ? Jean-Claude Juncker n’a‑t-il pas œuvré à faire du Luxembourg un paradis fiscal avant de prendre la relève de Barrosso ? Tout est à l’avenant : la fonction politique, si l’on sait parler aux lobbies, mais surtout leur répondre, fera office de strapontin propulsant vers les mêmes entreprises que l’on aura aidées en répercutant efficacement la pression industrielle sur les textes de lois et facilitant les décisions favorables à leur business.
2. Lorsque certains choix industriels sont économiquement trop importants pour les entreprises, c’est-à-dire qu’ils promettent des marges de profit dont ils ne peuvent se passer dans un environnement concurrentiel, ces choix ne doivent surtout pas faire l’objet d’une contestation populaire qui risquerait de les voir échouer. Le débat médiatique ne peut donc avoir lieu et les titres de presse et de télévision sont performatifs, c’est-à-dire qu’ils parlent déjà au présent de ce qui n’est pas encore là. Télévisions, radios et journaux suivent et font exister dans la réalité ce qui n’existe pas, préparant les esprits à l’acceptation. Se crée alors naturellement dans la conscience du sujet l’impression que la chose est en quelque sorte déjà « implémentée ».
Deux exemples. Le magazine Le Vif l’Express publie en février 2020 un dossier sur la 5G, couverture pleine page : « 5G. Une révolution et des craintes ». Le titre à l’intérieur du journal a oublié les craintes : « Comment la 5 G va changer nos vies ». Illustration de couverture : un grand 5G en rouge, la lettre et le chiffre remplis de lignes qui s’entrecroisent, symbolisant un réseau ; en arrière-plan la Terre vue de l’espace, et des petits icônes représentant un ordinateur, une manette de console de jeu, une tête avec casque virtuel… Le titre annonce ce qui n’est pas encore là, prophétise, et, par sa seule énonciation, génère un effet sur les consciences, car il faut imaginer que davantage de gens verront le titre que ceux qui consulteront le dossier. Dès lors, sous forme de perspective future inévitable, la couverture remplit une fonction publicitaire. Mais peu de craintes toutefois que celui qui se plongerait dans la lecture de ce dernier, trouve quelques arguments fondés qui lui permettraient de s’opposer. Arrêtons-nous plus longuement sur l’introduction de l’article, sorte de conte de fée futuriste : « Au loin, le balai des grues du port, entièrement robotisé, ressemble à une immense fourmilière téléguidée. Le son d’une notification vous sort de vos pensées, pendant que votre voiture autonome vous emmène au bureau. L’agenda de la matinée s’affiche sur le pare-brise, à côté de la météo. Pour commencer, une téléconférence avec un partenaire japonais. L’appli de traduction simultanée se chargera de faciliter vos échanges. Le week-end s’annonce plus sympa : vous aviez promis au fiston d’assister à un Real-Barça plus vrai que nature, depuis la maison, casques de réalité virtuelle vissés sur la tête. Un billet « VR 360 », c’est plus cher, mais ça vaut le coup. A tout moment, vous pouvez passer de la projection tribune à la vue joueur, comme si vous étiez sur la pelouse. Un nouveau bip met fin à vos songes. Un drone rouge et jaune de réanimation file à toute vitesse au-dessus de la voiture, qui s’écarte un peu plus tard pour laisser passer l’ambulance. Encore 8 minutes avant d’arriver. Juste le temps de vérifier que tout va bien à la maison : votre Home Companion a fini de passer l’aspirateur et vient de laisser sortir le chat ».
La vie après le Corona ?
On aurait pu attendre du service public une autre fonction que celle de porte-parole de la Silicon Valley, mais non. « A quoi ressembleront nos villes de demain ? », interroge la présentatrice de La Première (RTBF) ce matin du 20 janvier 2020. « C’est la question que nous nous posons dans cet épisode. Avec la révolution technologique, on parle souvent de la smart city pour répondre aux défis urbains du futur. On vous emmène cette semaine pour une promenade en ville, direction 2060, c’est parti » (Musique, fond de piano, voix féminine qui raconte la vie en 2060)
« Il est déjà 7h22, son bol connecté vient de trembler, si elle n’a pas terminé son petit déjeuner dans 2minutes21, le trajet qui lui a été attribué devra être recalculé. C’est déjà arrivé trois fois depuis le début du mois, ça commence à faire un peu trop et elle pourrait prendre des pénalités. 7h24, elle jette les restes de ses céréales dans un trou au milieu de la table, la nourriture est directement aspirée dans les conduits du réseau de gestion des déchets. Une voix annonce : « 56 grammes ». C’est bon, elle n’a pas encore utilisé son quota poubelle. 7h26, elle passe la porte, pile dans les temps. Le bracelet qu’elle porte vient de vibrer, le trajet a commencé. Elle ne sait exactement quel véhicule va arriver, où elle va passer, quel itinéraire, quels seront les moyens de transport : voiture autonome pour 4 personnes, capsule suspendue qui glisse sur un rail magnétique pour 25, train pour 300…, il y a plusieurs combinaisons possibles. Pas besoin de faire de requête particulière pour le voyage, une fois son horaire encodé au travail, le système sait qu’elle devra s’y rendre pour 8h00. Son trajet est recalculé en permanence en fonction des milliers d’autres trajets qui ont lieu en ce moment dans la ville, mais une fois que l’itinéraire est fixé, il faut s’y tenir. C’est le meilleur moyen pour que les trajets soient rapides, sécurisés, et qu’il y ait toujours une place assise. 7h26, c’est un deux roues qui arrive, avec chauffeur, c’est plutôt rare, il l’emmène à la gare, ce sera donc un trajet en train. 7h35, elle est assise dans le wagon, le trajet est rapide, fluide, calme. 7h56, elle passe la, porte du centre de commandement, son bracelet vibre, signal que sa présence au travail est enregistré. La porte du bureau s’ouvre, les écrans sont là, partout sur les murs, sa place l’attend. Une journée entière à regarder les images de caméras de surveillance, la foule, les déplacements, une journée à surveiller que l’activité de la ville glisse, sans accroc ». Un rêve de vie pour cette jeune fille, n’est-ce pas ?
Nous sommes sur une radio publique belge, qui participe à sa manière de la folie collective. « Pour bien comprendre de quoi il s’agit », après cette petite promenade dans le futur qu’on prépare dans le présent, la journaliste reçoit Carine Basile, directrice du Smart City Institute… sponsorisé par Proximus, Total, Vinci Energies, la Région wallone et Digital Wallonia. A la radio publique, on ne vous aide pas à penser mais à vous habituer au monde que ces derniers nous préparent.
Ces deux passages, étrangement proches dans leur manière d’aborder l’avenir et de penser le monde, n’ont rien à envier à Orwell ou Huxley. Se projetant dans l’avenir, ces récits journalistiques permettent de mieux saisir une des caractéristiques des médias dominants, à savoir de feindre continuellement qu’ils ne font que représenter la réalité, la répercuter après-coups en quelque sorte, alors qu’ils en sont les créateurs. Ils ne sont rien d’autre que ceux qui donnent à la réalité la représentation qu’ils veulent, et qui en ont le monopole, permettant à la prophétie de s’auto-réaliser.
Pur hasard, décision prise par des journalistes manquant paradoxalement de temps pour s’informer ? Le 27 décembre, Datanews, magazine propriété de Roularta, au même titre que Le Vif, publie « Groen et Ecolo sont sélectivement aveugles aux preuves scientifiques ». Francis Leboutte leur envoie quelques jours plus tard un mail et demande un droit de réponse, concernant notamment « les assertions de Monsieur Vanhuffel à propos de la pollution des ondes électromagnétiques, de leurs impacts sanitaires et les limites d’exposition ». Le rédacteur en chef Kristof Van der Stadt lui répond : « Le droit de réponse est réservé aux parties directement impliquées. Cela dit, d’autre part nous sommes prêts à mettre en évidence les vues de stop5g.be. Ce que je propose, c’est que vous transformez le texte en opinion au nom de stop5G.be, avec des références à des études pertinentes ? Qu’en pensez-vous? ». Passons le fait que ceux qui contestent ont des opinions, les autres ce sont des faits, même s’ils sont sponsorisés par les opérateurs. Après de multiples échanges et atermoiements, le rédacteur en chef prévoit la publication de l’article le 21 février, mais le 28, nouveau retournement : « Il me faut apporter ici une rectification. Nous avons entre-temps entièrement passé en revue l’opinion et avons finalement décidé de ne pas la publier sous cette forme, parce qu’après mûre réflexion, elle ne répond pas aux normes qualitatives (sic) que nous préconisons. Mais par ailleurs, nous ne voulons certainement pas non plus passer sous silence l’existence d’organisations telles Stop5G, qui réfutent les normes d’ICNIRP, de l’Organisation mondiale de la santé et de l’UE. Ce que nous nous proposons par conséquent de faire, c’est de résumer votre point de vue et de l’ajouter à l’interview d’un expert en rayonnement que nous publierons un de ces prochains jours. »
Les échanges se clôtureront le 2 mars par la réponse de Francis Leboutte au rédacteur en chef Kristof Van der Stadt : « En fait, j’ai été informé que, le jour même de votre réponse, vous avez déjà publié ce dont vous faites état ci-dessous dans la version flamande de Datanews où, en ce qui concerne l’avis du collectif stop5G.be et mon article vous en dites à peine plus, c’est-à-dire que mon article « ne répond pas aux normes qualitatives que nous préconisons ». D’autre part, je constate que l’expert que vous avez interviewé, Eric van Rongen, est le Président de l’ICNIRP, l’institution dont l’indépendance par rapport à l’industrie et la validité des avis sont largement contestées par le monde scientifique. Mais quelles sont ces normes qualitatives ? Je doute que vous les ayez appliquées à l’article de Monsieur Vanhuffel publié le 27 décembre et auquel j’avais réagi, le trouvant particulièrement peu objectif. D’autre part, sachez que mon article est le reflet de ce que pensent les membres fondateurs du collectif stop5G.be parmi lesquels il y a 2 ingénieurs civils ainsi qu’un docteur et une licenciée en sciences physiques ; que tous étudient la question de la pollution électromagnétique depuis plusieurs années et même plus de 10 ans pour deux d’entre eux. Il ne vous serait pas facile de trouver un tel concentré de compétence en la matière en Belgique ».
On se demande en effet quelles sont leurs « normes qualitatives ». Sans doute celles des « managers IT et les utilisateurs finaux dans les entreprises, les pouvoirs publics, l’enseignement et les associations IT », et le « public cible » de Data News : les « professionnels IT, c’est-à-dire les CIO, General managers, Responsables RH et Finances »7. Ce qui nous fait dire qu’on perd notre temps avec ces médias, le groupe Roularta faisant partie du problème et non de la solution.
3. Alors que les gens entendent parler de « ce qui va arriver », les industriels créent conjointement les objets qui établiront une sorte de lien de cause à effet. On parlait de 5G, mais pas des objets qui en auront l’utilité, il faut donc créer ceux-ci. Les smartphones, drones, consoles portables, caméras, robots… « compatibles » avec la nouvelle technologie, deviennent des « causes » qui demandent des « effets », et importent dans le corps social une véritable demande active. D’une chose pour laquelle les gens n’avaient rien demandé, la nouvelle technologie se mue en innovation générant de faux besoins, qui avec le temps deviendront indispensables par l’effet d’un choix politique, entraînant « de tels bouleversements qu’essayer de s’en passer devient très difficile8 » (à l’instar par exemple de la voiture individuelle, de la carte de banque ou, pas encore, mais ils s’y attellent, du smartphone). Ainsi, ces faux besoins créés par le secteur publicitaire vont escamoter l’origine de l’offre et de façon pernicieuse, renverser son fondement profondément antidémocratique en quelque chose qui répondrait à une demande collective. Dans ce subterfuge, le mensonge est permanent.
4. Une fois le besoin créé, l’objet ne peut plus se penser de façon systémique, c’est-à-dire être pris mentalement dans un contexte. Que la 5G et tous les objets dont la nouvelle technologie accélérera l’obsolescence (pour assurer la compatibilité) et augmentera la production (infrastructure pour assurer la couverture triplée), soient issus d’un esclavage moderne et d’un extractivisme destructeur est secondaire dès lors que l’objet est peu ou prou passé dans le domaine de l’addiction. On n’a jamais vu un héroïnomane en manque philosopher sur la condition sociale des cultivateurs de pavot.
5. Si contestation conséquente il y a néanmoins, les forces de l’ordre médiatiques et policières n’étant pas parvenues à contrôler l’information et les corps, il faudra ressortir les vieilles tromperies, comme le sentiment national (le spectre de la « Chine » et de « Huawei »… « L’Europe fixe des règles de sécurité stricte pour la 5G », Le Soir, 30/01/20), pour feindre qu’on protège le bien commun, alors que parler de « sécurité nationale », c’est déjà passer une étape et accepter tacitement la chose. Cette contestation ne pourra bien évidemment pas faire l’objet d’une médiatisation. Si elle transparaît toutefois dans les organes d’information du pouvoir, ce sera à des heures de faible écoute et, toujours, sous forme caricaturale, sans laisser le temps de l’argumentation, pour un spectateur déjà quotidiennement noyé sous la « nécessité technologique »9.
6. Ce fonctionnement médiatico-politico-industriel n’apparaît pas subitement, mais est en œuvre depuis longtemps. L’individu ne dispose ainsi souvent plus de la capacité de le saisir, alors qu’il est soumis à un matraquage médiatique depuis l’enfance, dans l’espace public et au sein même de la sphère privée, dont la diffusion pernicieuse dans les esprits, en l’absence de contre-discours propagé à grande échelle, génère passivité et désintérêt pour le politique, la consommation offrant une forme d’exutoire au désengagement de chacun dans l’organisation de sa vie.
Table ronde au Parlement européen
C’est dans ce contexte que doivent se penser leurs « discussions ». Le menu est déjà écrit, les plats aux fourneaux, et ils feignent une participation collective à leur élaboration alors qu’ils nous serviront les mets qu’ils ont préparés de leur seule initiative. Les lobbies sont omniprésents, aguerris et dotés de techniques de corruption efficaces. À ce niveau, le Parlement européen n’a plus beaucoup à voir avec une instance qui prendrait des décisions dans le sens du bien commun, mais un organe qui, privé de pouvoir d’initiative, n’examine que les textes proposés par la Commission, se contentant d’aménager superficiellement des décisions technocratiques dont ils ne peuvent rien dire sur les fondements et l’orientation sociétale qu’ils provoquent. Les lobbies industriels ont leur place au Parlement européen, ils sont là chez eux.
Dans ce monde clos et protégé de la réalité qu’est le Parlement européen, le député bulgare Ivo Hristov organise le 10 décembre 2019 une table ronde, intitulée « 5G deployment in the EU — opportunities and challenges ». Le titre n’exprime aucun doute et illustre ce que nous disions précédemment : la chose est « là », il s’agit uniquement de ménager les susceptibilités et de rassurer la populace. L’atmosphère feutrée de la salle où la rencontre a lieu accentue cette illusion d’être un « élu » : bien au chaud, tapis au sol, assis dans de confortables fauteuils, entouré de personnes propres sur elles, l’air sérieux, l’humour calculé et affecté marque d’une reconnaissance mutuelle, signe de crédit et de certitude. On pose donc des questions à des gens sérieux qui répondent sérieusement ; ils sont mesurés et rassurent souvent explicitement sur l’égale importance qu’ils accordent à leur combat (la 5G) et à la sauvegarde de la nature. Depuis en effet que les écologistes de parti ont capitulé devant le capital et ouvert la voie à la croissance verte, la nature est un business. « Dans le développement durable, il y a les trois P, un des P c’est profit, à côté de planet et de people, donc je n’ai aucun problème de parler de profit dans un cadre de développement durable, aucun problème avec ça », nous disait un dirigeant de multinationale10. La nature, on la cite pour mieux l’écarter. Cela ne pose aucun problème.
Mère nature est donc convoquée religieusement car son absence serait plus bruyante que sa simple évocation : ne rien dire pourrait en effet s’avérer suspect, signe éventuel d’un non-dit, d’un évitement qui risquerait d’instiller le doute chez certains. De même, il est de bon ton d’inviter un opposant parmi les partisans. Le 10 décembre, on faisait jouer ce rôle à Paul Lannoye, seul réfractaire à la 5G, étayant son argumentaire sur des faits fondés sur le bien commun. Porter une autre voix dans une telle assemblée, c’est donc involontairement leur servir d’instrument qui offre la preuve de leur ouverture. Les six autres ? Samuel Stolston, modérateur, digital editor chez Euractiv, expert dans le réseau 5G ; Jeremy Godfrey, directeur des régulateurs européens pour les communications électroniques (Berec), dont la fonction est notamment de promouvoir les services à haute-vitesse, de supporter une économie digitale compétitive, ou encore d’habiliter la 5G ; Marc Vancoppenolle, à la tête des « government relations » chez Nokia Belgique, qui consiste notamment à travailler avec les institutions et les actionnaires pour créer un cadre politique favorable et un environnement régulatoire favorisant les investissements haut-débit et la digitalisation ; Lazlo Toth, directeur de politique publique chez GSMA Europe, qui représente le bras européen de l’industrie de la communication mobile mondiale ; Vladimir Pulkov, à la tête du Intelligent Communications Infrastructures R&D Laboratory, au Sofia Tech Park, en Bulgarie ; George Oikonomou, Ingénieur dans l’équipe 5G à VMware. On croirait une blague. Ce n’en est pas une.
L’œuvre théâtrale est parfaite, comme lorsque Samuel Stolton demande au cadre de Nokia, Marc Vancoppenolle, d’expliquer comment la 5G va permettre aux citoyens d’accéder plus facilement aux services publics. Se soignant pour la plupart dans des cliniques privées qui les mettent à l’abri de la réalité du secteur de la santé en Belgique, en France et ailleurs, ils ne suspectent sans doute même pas la catastrophe en cours dans les hôpitaux publics.
Vladimir Pulkov expliquera qu’il est ingénieur télécom et « ne peut pas commenter les questions liées à la santé car il n’est pas un expert à ce sujet », mais que « nous avons des forces motrices qui nous obligent à implémenter la 5G. La 5G est en fait une opportunité, une chance de réaliser toutes les choses dont on a besoin dans le futur. Nous parlons de smart cities, d’intelligence artificielle… Peut-on avoir de l’intelligence artificielle sans big data ? Non. Peut-on avoir de la big data sans communication sans fil ? Non. Nous parlons de la réalité augmentée, où tout le monde va maintenant ». Pour aider à ce qu’on reconnaisse que tout cela n’est qu’un grand spectacle, j’adresse une question à Valdimir Pulkov, fervent fidèle :
- « Mr. Pulkov, quand vous parlez que les gens veulent développer des smart cities, je crois qu’on est quand même au Parlement européen, qui représente [est censé représenter] le peuple européen… Moi je n’ai pas envie de smart cities, il y a plein de gens que je connais qui n’ont pas envie de smart cities ; Je constate quand même que vous êtes 6, qu’il y en a 5 qui représentent l’industrie. Quels sont vos intérêts Mr. Pulkov pour dire que les gens veulent des smart cities, qui vous a payé, qui a payé les autres. C’est quand même effarant de voir quelqu’un qui bosse pour Nokia [Marc Vancoppenolle] venir nous expliquer ce que la 5G va nous apporter. J’aimerais que vous vous expliquiez un peu là-dessus. Je vous vois plutôt comme un apôtre du Progrès qui dit « la 5G viendra »… Il ne manque plus qu’à mettre les mains en l’air ; mais je pense qu’on est dans une période où l’urgence climatique, sociale, demande d’autres réponses ».
Le modérateur demandera à Vladimir Pulkov de répondre à la question :
- « Non, je ne veux pas répondre sur ce point. Ok… J’ai juste dit si… Je commente à nouveau : il y a des forces motrices, si nous voulons des smart cities, nous devons le faire ; vous ne voulez pas de smart cities, ok. Je suis un ingénieur télécom, un chercheur dans le domaine des télécoms et je pense, depuis plus de 30 années d’expérience, qu’on a vu la 1G, 2G, 3G, 4G… Donc, mes attentes sont qu’il y aura la 5G, parce qu’il y a des forces motrices pour cela. Comment cela va-t-il être implémenté, dans quel sens, on doit le considérer tous ensemble ». Amen.
Parlement européen : 5G, ciel et satellites
Le 20 février, à l’initiative de la député européenne Michèle Rivasi, a lieu une seconde table ronde « 5G, ciel et satellites : pollution du spectre radio, comment partager les fréquences de notre Espace commun mondial ». Les invités : Giles Robert, directeur de l’observatoire Centre-Ardenne, le seul et unique d’où on puisse encore voir correctement le ciel étoilé en Belgique ; Éric Allaix, de l’organisation météorologique mondiale ; Philippe Achilleas, professeur en droit public à Paris (Paris-Sud, Panthéon-Sorbonne), spécialiste en droit relatif à l’espace et droit des télécommunications. S’y ajoute Branimir Stantachev, de la DG Connect de la Commission européenne.
Le discours de ce dernier, responsable du développement et de la mise en œuvre au niveau des politiques européennes de diffusion sans fil et la large bande, est rôdé, automatisé. Une machine. Depuis 2008 à la Commission européenne, il a débuté sa carrière professionnelle en 1995 à la chaire Vodafone pour les systèmes de communications mobiles de l’Université de Dresde en Allemagne. Il a ensuite travaillé pour Philips, Qimonda (fabricant de semi-conducteur, Munich) et Signalion (fournisseur de solutions pour les fabricants et opérateurs d’infrastructures sans fil, Dresde). Le 12 et 13 février 2018, il est l’un des orateurs pour la conférence européenne sur la 5G, dont la liste des sponsors laisse à elle seule entendre de qui Branimir est l’envoyé spécial. Logiquement, il passe donc du privé vers les instances politiques qui permettront de continuer à servir ses anciens patrons. Dans le Parlement, après trois interventions qui toutes, peu ou prou, soulignent les risques que comporterait le déploiement de la 5G, je pose ma question à Branimir Stantachev : — « Vous terminez tout à l’heure en disant que les affaires sont la pierre angulaire de la question de la 5G. Je crois que vous avez tout dit. Votre discours est effrayant. Vous tenez le double discours typique de l’industrie, c’est-à-dire « on fait attention à la santé », mais en même temps « on s’en fout complètement ». Il faut quand même rappeler qui est votre patron, c’est Thierry Lebreton [Thierry Breton, actuel commissaire européen au Marché Intérieur] qui vient d’une grosse boîte de Telecom [entreprise de services numériques Atos], qui a été placé par Macron. Je crois que la question essentielle, et cette vidéo que je suis en train de faire passera, c’est que la souveraineté populaire n’est plus du tout présente. Vous venez d’avoir trois discours ici, qui vous parlent à la fois d’un paysage commun universel qui va être détruit [le ciel étoilé, intervention de Giles Robert], peut-être que ça ne vous intéresse pas que nos enfants voient encore les étoiles ; d’un risque majeur également en termes de préventions météorologiques [intervention d’Eric Allaix] ; ainsi que d’une utilisation rationnelle d’un bien commun qui n’existera plus du tout [Philippe Achilleas], et vous continuez, les yeux fermés, à nous proposer un modèle que la plupart des gens ne veulent plus. En Suisse, il y a une énorme coalition de personnes qui disent non à la 5G, en Belgique il y en a de plus en plus… Alors je vous pose la question : quel est votre intérêt pour le bien commun et le peuple, à qui on va imposer des choses qui sont totalement… à une époque, alors qu’on vit la sixième crise d’extinction des espèces, qu’on risque que l’espèce humaine disparaisse dans peut-être moins de 50 ans, j’ai des enfants de 10 et 6 ans et je ne sais pas ce qu’ils vont devenir, et vous nous foutez des trucs dont en fin de compte on n’a pas besoin, qu’est-ce que vous dites à cela ? »
Après cette assez longue question, Branimir Stantachev me regarde et me demande, en anglais, si je peuxlui reposer la question. Il n’avait pas mis son casque. Il écoutait donc sans comprendre.
- « Pourquoi Monsieur Stantachev ne met pas son casque ? Pas possible ! Je vais donc recommencer la même chose ? Donc je vous dis que vous tenez le double discours habituel de l’industrie où à la fois vous nous dites que… [Branimir Stantachev ne trouve pas la fréquence pour la langue de traduction]. Y’a un système qui bloque quand on pose des questions un peu trop dérangeantes… ? Vous terminez tout à l’heure votre allocution en disant que les affaires sont la pierre angulaire de… (idem)… je crois que vous dites tout, je rappelle qui est votre patron, Thierry Breton, qui vient d’une grosse boîte de Télécom. Je crois qu’on pose la question essentielle ici de la souveraineté populaire. Il y a trois personnes qui viennent de parler et qui ont évoqué la destruction d’un paysage commun universel, le fait que la prévention météorologique qui permet de sauver des milliers de personnes risque d’être totalement mise à mal et que le bien commun qu’est l’espace risque… quand on envoie 42.000 satellites, on ne peut plus parler d’utilisation rationnelle de l’espace. De plus en plus de gens se prononcent contre la 5G. On vient de découvrir en Suisse que beaucoup de gens sont malades, ont des troubles neurologiques, des troubles du comportement, ne savent plus dormir… Il y a des reportages qui sortent là-dessus. Vous continuez à nous imposer quelque chose qu’au fait on ne veut pas. Je rappelle quand même qu’on est dans une époque où on vit la 6ème crise d’extinction des espèces – la dernière était celle du Crétacé-Tertiaire, c’était les dinosaures qui ont disparu – on sait maintenant qu’elle est causée par l’homme. Quand va-t-on arrêter ce délire ? Je répète encore ce que j’ai dit, j’ai des enfants de 10 ans et 6 ans, j’ai peur pour leur avenir. Monsieur [une personne dans le public] disait tout à l’heure qu’il y a d’autres solutions… La grande solution c’est surtout celle de changer de paradigme. Je rajoute une chose, c’est que j’ai été au forum de la 5G à Diamant [quartier de Bruxelles], c’était introduit par une copine Commissaire de Monsieur Breton [Miapetra Kumpula-Natri, voir plus bas], qui remerciait dans la salle les lobbies, Nokia, Ericsson, etcetera, qui avaient fait pression sur elle les dernières années… C’était tout un monde qui était là, je n’ai vu aucun représentant du peuple, peut-être quelques parlementaires… Quelle est votre position par rapport à la souveraineté populaire ? On sait que ce n’est que du business. Alors dites-le : « C’est que du business, on s’en fout du peuple », mais c’est que du business. Vous ne gagnez pas comme moi une somme dérisoire, et vous n’êtes pas en train de lutter. Vous avez un salaire énorme, comme tous les autres qui travaillent là-dedans. Désolé, mais à la fin c’est tellement absurde… ».
Il finira par « répondre » :
« Merci d’exprimer ces inquiétudes, bien sûr nous les prenons au sérieux, du côté de la Commission, en ne regardant pas uniquement le côté économique des choses, mais nous surveillons également l’impact social et bien sûr l’impact sur la santé humaine. Je crois qu’à cet égard la Commission a été cohérente dans le suivi et l’évaluation de l’impact des ondes électromagnétiques sur la santé publique. Nous avons un mécanisme en place à la Commission, basé sur un travail avec des experts de comités particuliers. Peut-être avez-vous entendu parler du comité Scheer [comité scientifique qui dépend de la DG santé] et de ce comité qui hérite d’un autre dans le passé avec un autre nom et a déjà produit, je crois cinq avis, sur l’impact des champs électromagnétiques sans aucune conclusion négative jusqu’à présent. En ce qui concerne l’impact de la 5 G, je pense que la 5 G est une technologie “next génération”, utilise basiquement les fréquences qui sont déjà harmonisées ? Pour les communications mobiles, ce ne sont pas de nouvelles fréquences, ce sont des fréquences déjà en usage et l’impact électromagnétique de cette utilisation sera comparable à ce qu’il était avant. Bien sûr nous avons d’autres fréquences qui pourraient être utilisées, ondes millimétriques… qui ont toutefois une propagation très différente et d’autres caractéristiques et là, nous avons réalisé des études qui montrent qu’il n’y aura qu’un impact marginal de ces fréquences dans l’augmentation générale de l’exposition aux champs magnétiques. Nous sommes également conscients que, par exemple, des organismes internationaux comme l’OMS ou le centre international de recherche sur le cancer ont aussi leurs vues sur l’impact des OEM : ils les catégorisent comme possiblement cancérogènes ce qui est la même catégorie que par exemple, manger des cornichons, manger des légumes conservés dans du vinaigre, et c’est une catégorie moins dangereuse que par exemple l’effet de boire du café très chaud ou même avoir un travail de nuit.
Je crois que nous devrions être très prudents sur les bilans et ces bilans sur l’impact des OEM devraient être basés sur des preuves et des recherches très profondes et c’est ce que nous avons toujours fait (…).
L’échange est impossible. Nous vivons dans d’autres mondes. Seulement, ses principes à lui deviennent réalité.
Le Forum de la 5G
Au forum de la 5G, ce 29 janvier, pas besoin de s’encombrer de « dissidents », inutile de feindre que l’on débat : ici tout le monde est d’accord. On parle pour agir. On prépare le terrain. On prophétise et on anticipe les écueils qui pourraient se mettre en travers de la voie sacrée de la 5G. Plus de 200 personnes des 5 continents, badges Huawei, Nokia, Facebook, Ericsson, Qualcomm…, et de multiples opérateurs de télécommunications. Ici, pas de traduction simultanée, tout le monde parle anglais.
Le modérateur de la première session est Amit Nagpal, de Aetha Consulting, une organisation de consultance dans l’industrie des télécoms, qui conseille de nombreux opérateurs dans le monde (KPN, Orange, Türc Telecom…), mais a aussi parmi ses clients la Commission européenne. La session pour introduire la grand-messe s’intitule « Où en sommes-nous ? Les premières expériences avec la 5G », résumé par ses mots dans le dépliant reprenant les conférences de la journée : « La 5G est là. Partout dans le monde, le déploiement commercial a débuté. Nous avons pu commencer à voir les premiers exemples de réseau 5G à être mis en place, et les premières applications mobiles deviennent disponibles (…) ». Le premier à prendre la parole est Pearse O’Donohue, directeur à la Commission européenne de Futur Networks, de la DG Connect, collègue de Branimir Stantachev.
Lui succède à la chaire Miapetra Kumpula-Natri, parlementaire européenne représentant la Finlande. Alors qu’elle prend la parole pour prêcher, elle introduit son intervention de façon surprenante et décomplexée, indiquant qui dirige vraiment le Parlement et prend les décisions en matières de 5G : «Je vois beaucoup d’acteurs importants de la 5G, que nous avons vraiment besoin de renforcer en Europe. Et je suis heureuse de voir de nombreux visages ici, qui ont fait pression sur moi (That was lobbying me) durant la dernière législation au Parlement ».Aucune honte. Pas d’hérétique dans l’assistance pense-t-elle, elle peut sans vergogne nommer ce qui est.
Miapetra Kumpula-Natri a raison de remercier les industriels dans la salle ce 29 janvier. Reprise dans la liste des orateurs de l’ECTA, l’association européenne de l’industrie des télécoms, la parlementaire parlera beaucoup de la nécessité de créer le besoin qui amènera la demande de 5G, alors que celui-ci est quasi inexistant encore en Europe. Leur stratégie de guerre est donc maintenant au stade que nous avons décrit en préliminaire de ce texte : provoquer le lien de cause (la généralisation des objets nécessitant la 5G) à effet (la demande des infrastructures nécessaires pour répondre au fonctionnement de ces objets).
Travestissant les mots sans complexe, elle parle de « souveraineté technologique », oxymore s’il en est, la souveraineté étant justement ce que la technologie éradique en se développant. Au Parlement, Vladimir Pulkov et d’autres parlaient d’« écosystème favorable à la 5G ». Point d’importance que ces mots soient profondément antinomiques et suscitent chez celui qui a encore la capacité de penser, un sentiment de dissonance, eux sont tels des prêtres qui partent dans des envolées lyriques où il n’y a plus que la croyance qui importe. On dirait des politiciens : comme eux ils adoptent ce langage qui « a pour fonction de rendre le mensonge crédible et le meurtre respectable, et de donner à ce qui n’est que du vent une apparence de consistance11 ». On a envie de leur demander d’arrêter leurs litanies, mais leurs mots ne sont que les témoins de leurs actes en train se faire. Nous ne pourrons les arrêter si nous restons sur le terrain symbolique, ils partent gagnants : les médias qui ont ce monopole de la représentation du réel, leur appartiennent, et ils s’assureront que ceux-ci nous répètent inlassablement ce que nous devons aimer et participera de notre bonheur.
Vient ensuite Frédéric Pujol, responsable des activités Technologie et Radio et spectre chez Idate DigiWorld. Qui est Idate DigiWord ? C’est le cabinet qui a été sélectionné pour réaliser l’Observatoire européen de la 5G pour la Commission européenne. Il établit ainsi un rapport trimestriel sur le processus de déploiement de la 5G et annonce sur la première page de son site qu’il est sous le haut patronage du Président de la République français Emmanuel Macron. Frédéric Pujol réalise diverses missions pour la Commission européenne, des opérateurs de mobile japonais et d’autres entreprises privées. Les liens se font, quand on sait que Macron a appuyé la candidature de Thierry Breton comme commissaire européen au marché intérieur… Thierry Breton, serviteur zélé de l’industrie, passé du privé (Directeur Général Adjoint puis Directeur Général chez Bull group, CEO de Thomson, CEO de France Telecom, Président-directeur général du groupe Atos jusqu’en 2019) au public (Ministre de l’Économie et de la Finance français puis Commissaire européen).
Le messianisme technologique
Jouissant pour la plupart des fruits que leur confère leur croyance, pouvoir et argent, ces apôtres sont atteints d’une forme de folie qui les empêche d’appréhender le monde et de saisir ce qui s’y passe, défendant des projets qui leur assurent un mode de vie qui les met à l’abri du besoin et de la pensée. Ils sont pétris de cette certitude propre aux fidèles du Progrès, assurés qu’ils ne peuvent se tromper et que notre seule et unique erreur serait celle de rester à la traîne, en regard des Chinois, Sud-Coréens… Les médias, dans cette propagation de foi, suivent et font exister dans les représentations ce qui pourrait encore être refusé. Ils entérinent quotidiennement le monde dans lequel nous sommes, n’y voyant qu’à de rares occasions quelques défauts accessoires.
Ce sont de véritables discours religieux, des messes avec les prêcheurs et les fidèles. Les prosélytes au micro proviennent de Nokia, du Forum coréen pour la 5G, de l’Icnirp, de la Commission et du Parlement européens, et ont leurs relais politiques et médiatiques. Ceux qui parlent sont mus par quelque chose qui transcende la détermination : ils croient et sont sûrs de ce qu’ils croient. Leur diocèse industriel leur offrant par ailleurs des conditions de vie qui laissent peu de place à un doute qui, s’il devait les rendre plus libres, impliquerait un changement de vie qu’ils ne veulent pas engager. Ils ne peuvent toutefois cyniquement déclarer que la nature et la santé sont sans importance pour eux, ils doivent donc dire ce qu’ils ne font pas, pendant qu’ils font ce qu’ils ne disent pas. Il y a lieu de considérer le malaise moderne aussi dans ce double bind, ces injonctions paradoxales, messages pérennes et structurels, qui rassurent ceux qui veulent que rien ne change, mais sont profondément déstabilisants pour les autres, en permanence plongés dans un double discours dont ils perçoivent La fausseté, la tête entre deux écouteurs émettant des messages paradoxaux.
Mais selon les pays, la propagande ne sera pas toujours suffisante et on lui préférera des méthodes plus musclées. HyeonWoo Lee, Vice-Président du 5G Forum Korea, est d’une franchise qui laisse entendre que la méthode est habituelle : « En Corée, le gouvernement est très agressif pour promouvoir la 5G ».
Ici, pas encore besoin de l’armée ou de la police pour imposer des technologies qui trouvent leur source dans la soif de profit et de domination12. Le Coronavirus fait œuvre de stratégie du choc, l’Institut Belge des Services Postaux et des Télécommunications (IBPT) annonçant en plein confinement que « concernant l’introduction de la nouvelle technologie 5G, l’IBPT propose, en l’attente d’un accord politique entre le gouvernement fédéral et les entités fédérées, d’octroyer des droits d’utilisation provisoires ». Alors que les gens sont cloîtrés chez eux, l’IBPT organise, ce n’est pas une farce, une consultation publique jusqu’au 21 avril à ce sujet. L’IBPT, on en avait déjà parlé13, c’est l’organisation dont l’ancien Président, Luc Hindryckx, est passé à l’ECTA, et dont nombreux autres ont rejoint, ou viennent, de l’industrie des télécom.
On espère que les dubitatifs auront saisi que l’enjeu dépasse de loin la 5G. Ce n’est pas moins que l’avenir de l’humanité qui est en jeu. Les choix à venir seront décisifs, les refus aussi donc, dont la 5G fait naturellement partie. Le capitalisme du désastre persiste et signe, continue à piller le non-Occident, sous prétexte de « transition », assurant cet art du changement dans la continuité dont il est maître. Si une résistance massive à ce futur qu’on nous prépare n’a pas lieu, c’est tout notre rapport à l’autre et au monde qui risque de basculer dans une dimension dont on voit déjà poindre les prémices, au moment même où nous devrions revenir à quelques valeurs fondamentales, notamment nous considérer comme espèce faisant partie d’un grand tout, où la nature et l’autre ne sont plus à notre service mais en coexistence. Ce sera bien pour nous, mais aussi et surtout pour ceux dont notre mode de vie a justifié et justifie le massacre, séculaire et quotidien.
Retrouver du sens, c’est cela. Non ?
Alexandre Penasse
- Anselm Jappe, La société autophage, p.20, Éditions La Découverte, 2017.
- Voir « Les éditorialistes sur le pied de guerre », Médiacritiques, janv.-mars 2020.
- La procédure du 49.3 consiste en une décision prise par le Premier ministre, après délibération du Conseil des ministres, d’engager la responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée nationale sur le vote d’un projet de loi, lorsque les discussions parlementaires n’aboutissent pas. Profondément antidémocratique, elle a été utilisée de nombreuses fois en France, dont la dernière pour la loi de réforme des pensions.
- Voir le dossier dans le Kairos de février mars 2020 : « Technologie : une question politique ».
- Emploi : « La 5G va créer de nombreux emplois. Et notre travail, c’est de créer la 5G », publicité de Qualcomm affichée dans les rues de Bruxelles, entreprise américaine active dans la téléphonie mobile ; « Vote for 5G. Voter ce n’est pas seulement par rapport à des candidats, mais aussi des idées », publicité de Huawei lors des campagnes électorales en Belgique en mai 2019 ; « 22.000 emplois pourraient être créés dans le secteur technologique belge d’ici 2024 », publié à 12h53 le 05/02/20. Santé : « Une opération du cerveau à distance grâce à la 5G », RTL, 14/04/19, « Première opération chirurgicale via la 5G », https://www.sciencesetavenir.fr, 27/02/19. Quant à l’argument de la rapidité et de l’omniconnexion : de la voiture au micro-onde, du surgélateur au drone, de la poubelle au lampadaire…, inutile de vous citer des articles, émissions radio ou télévisée, tous l’ont plus que de raison utilisé.
- Voir notamment Seriez-vous Libre® ce Soir® ? Ou comment les médias-industries détruisent la pensée — https://www.kairospresse.be/article/seriez-vous-libre-ce-soirr/
- https://www.lesechos.fr/tech-medias/hightech/facebook-embauche-lex-vice-premier-ministre-britannique-pour-gerer-sa-communication-142397
- https://www.roulartamedia.be/fr/marques/magazines/data-news
- L’emprise numérique, comment internet et les nouvelles technologies ont colonisé nos vies, Cédric Biagini, L’Échappée, 2012, p. 396.
- Nous nuancerons toutefois en précisant qu’un contre-mouvement à cette tendance, extrêmement bien organisé, pourrait sans doute faire barrage au système de propagande politico-médiatique officielle, mais sous certaines conditions. Notamment celle, essentielle, que la critique porte sur la vie générale aliénée dans nos sociétés industrielles, dont la 5G n’est qu’un effet ; et pas, comme c’est encore trop souvent le cas, sous cette forme qui se concentre sur un aspect (la 5G), qu’on percevrait comme accidentel, donc sans aucune mise en cause du système global qui en est à l’origine.
- « Créer le chaos et renverser les tables ? » , réflexion sur la démobilisation organisée et en cours, https://www.kairospresse.be/article/creer-le-chaos-et-renverser-les-tables-reflexion-sur-la-demobilisation-organisee-et-en-cours
- Tels, tels étaient nos plaisirs, et autres essais (1944–1949), Encyclopédie des nuisances, 2005.
- On pourrait dire que c’est également dans un souci de contrôle des populations, mais cette volonté de contrôle est elle-même liée à celle d’empêcher que le peuple se révolte contre un ordre inique et décide enfin de ce qu’il veut.
- Voir « L’illusion technocratique à la lumière de la 5G », Kairos février-mars 2019, voir https://www.kairospresse.be/journal/kairos-38/