Les pourparlers de paix et les scénarios possibles de la guerre en Ukraine

La nécessité absolue de mettre en place un mécanisme de dialogue.

Une nouvelle plateforme informelle de discussions d’experts sur les questions les plus actuelles de la société moderne a vu le jour à Genève.

La première réunion de « l’Apéro Géopolitique » a concerné le thème « Russie/Ukraine : négociations de paix et scénarios possibles » a eu lieu le 17 avril au Château Banquet de la WES’SUP Business School. Zachary Paikin, chercheur principal au département Dialogue international sur la sécurité du Centre de politique de sécurité de Genève (GCSP), et Hicheme Lehmici, expert en géopolitique de l’Institut international de recherche sur la paix de Genève (GIPRI), ont répondu aux questions du modérateur et de l’auditoire. Nous publions ici une partie de leurs conclusions.

Question : Les médias ont créé une perception de la guerre en Ukraine comme si tout avait commencé soudainement le 24 février 2022, lorsque la Russie a attaqué l’Ukraine. À votre avis, quand ce conflit a‑t-il commencé et quelles en sont les principales causes ?

Hichem Lechmisi : La guerre dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui est en quelque sorte la continuation de la guerre froide.…. L’OTAN a décidé qu’elle pouvait avancer ses « pions » de plus en plus loin. Finalement, nous en sommes arrivés à une guerre ouverte qui, pour moi, a commencé avec ce que j’appelle la guerre civile en Ukraine en 2014, avec la confrontation entre deux camps ukrainiens : d’une part une Ukraine qui se considère clairement comme pro-européenne et assez proche du milieu pro-atlantiste (OTAN), et d’autre part une Ukraine plus orientale qui ne veut pas rompre le lien historique et civilisationnel absolu et réel qu’elle partage avec la Russie. D’une certaine manière, l’Ukraine a été contrainte de faire un choix dans le cadre de son rapprochement avec l’Union européenne, et c’était un choix similaire à celui d’un divorce, lorsque les enfants sont obligés de choisir entre leur père et leur mère, la catastrophe que nous vivons aujourd’hui en est la conséquence.

Question : Les dirigeants politiques de l’UE ont déclaré que la victoire devait être remportée sur le champ de bataille. Comment évaluez-vous la situation en Ukraine dans ce contexte ? À quoi peut-on s’attendre avant et après les élections américaines ?

Zakhary Paikin : Je suis surpris qu’une organisation telle que l’Union européenne, qui est censée être un projet de paix et se considère comme tel, dise que l’issue de la guerre en Ukraine devrait être décidée sur le champ de bataille.…. À mon avis, c’est bizarre. Lorsqu’il y a un conflit dans d’autres parties du monde, par exemple en Afrique, notre réaction en Occident est d’insister sur le maintien de la paix et de résoudre les problèmes de manière non militaire, parce qu’il existe certainement une solution politique et que nous devrions tous nous asseoir et nous unir. Mais lorsque certains intérêts européens sont en jeu, il n’y a soudain plus de place pour le compromis.

La situation actuelle sur le champ de bataille n’est pas favorable à l’Ukraine, et beaucoup dépendra bien sûr de la capacité des États-Unis à adopter un projet de loi pour financer l’armée ukrainienne. Quant aux élections américaines et à ce qui se passera ensuite, je pense que personne ne le sait. Donald Trump est fier de son imprévisibilité, cela fait partie de sa marque. Il pense que cette imprévisibilité renforce le pouvoir de dissuasion des États-Unis dans le monde, c’est pourquoi il prétend pouvoir mettre fin à la guerre en Ukraine en 24 ou 48 heures. Je pense que la situation est probablement un peu plus compliquée que cela. Il est tout à fait possible que Donald Trump essaie de donner une mauvaise image de Biden et qu’après les élections, s’il gagne, il dise qu’il sera le sauveur de l’Ukraine et qu’il fera pour elle ce que Biden n’a pas pu faire.

Il s’agit là d’une possibilité, contrairement à la possibilité exactement opposée d’abandonner l’Ukraine. Le président Poutine a récemment déclaré que lorsqu’on lui demandait s’il préférait passer un accord avec Biden ou avec Trump, il répondait Biden. Beaucoup de gens ont pensé que Poutine essayait juste de nous embrouiller, mais je pense que ce qu’il voulait vraiment dire, c’est qu’il était plus susceptible de passer un accord avec Biden. Puisque Biden parle au nom de l’Occident, il peut en effet conclure un accord, alors que si Trump gagne, il ne pourra pas contrôler ce qui se passe à Washington, peut-être même pas dans sa propre administration. Rappelons-nous comment l’administration Trump a fonctionné pendant son premier mandat. C’est une administration qui a fourni une aide militaire létale à l’Ukraine alors que le président Obama ne l’avait pas fait. C’est une administration qui était prête à frapper Bachar el-Assad en Syrie alors que l’administration Obama était notoirement réticente à le faire. C’est une administration qui s’est retirée du traité « ciel ouvert » et du traité sur les forces nucléaires intermédiaires avec la Russie.… Tout est donc possible.

Question : Nous vivons dans un contexte d’information, de sanctions, de guerre hybride et réelle. Les sanctions imposées par tous les pays occidentaux visent à détruire l’économie russe. Comment évaluez-vous l’impact des sanctions sur la Russie et l’Europe ?

Hichem Lehmisi : Si nous parlons de l’impact des sanctions, nous voyons une économie russe qui fonctionne bien et qui poursuit activement une politique de substitution des importations. Il est intéressant de noter que les sanctions américaines contre la Russie ne sont pas appliquées de la même manière qu’en Europe : les États-Unis continuent d’acheter du gaz et du pétrole à la Russie presque comme d’habitude, et les échanges commerciaux se poursuivent dans de nombreux domaines.

Nous assistons aujourd’hui à un changement géopolitique majeur, où le centre de gravité du monde s’est très clairement déplacé vers l’Asie. Mais en même temps, nous sommes passés d’une logique de domination totale du monde occidental à la montée en puissance de ce que l’on appelle le Sud global. Il s’agit déjà d’une réalité géopolitique, même si le Sud global est constitué d’entités divisées par des intérêts différents. La Russie a compris qu’elle avait un rôle géopolitique et géoéconomique à jouer, notamment en Afrique. Les élites européennes, quant à elles, mènent des politiques qui ne sont pas du tout dans l’intérêt économique des Européens. En Allemagne, par exemple, nous sommes passés d’un modèle où l’Allemagne pouvait se targuer d’une très grande compétitivité industrielle grâce à l’accès à l’énergie russe bon marché via le gazoduc Nord Stream à une situation où l’Allemagne doit importer de l’énergie coûteuse, soit des États-Unis, soit acheter du gaz naturel liquéfié russe qui lui est vendu par l’Inde ou d’autres pays intermédiaires tels que l’Arabie saoudite. L’Arabie saoudite s’enrichit en vendant du pétrole russe à la France et à l’Allemagne. Malheureusement, nous avons perdu le principe pragmatique de la réalité.

Question : Le conflit en Ukraine a affecté l’architecture de sécurité européenne. Dans quelle mesure la menace que représente la Russie pour les autres pays européens est-elle réelle ? À quel point sommes-nous proches de la troisième guerre mondiale ?

Zachary Paikin : À mon avis, la chose la plus importante dont nous avons besoin pour construire un nouvel ordre de sécurité européen est de reconnaître la légitimité de la perception des menaces à la sécurité par tous les États, qu’il s’agisse des pays de l’UE ou de la Russie. Nier la légitimité de la perception des menaces de sécurité par l’autre partie ne mène à rien. Si quelqu’un dit que vos préoccupations ne sont pas importantes, qu’elles ne sont pas réelles, vous risquez de vous retrouver dans une situation où, à un moment donné, il y aura un conflit. Je pense donc que nous devons partir du principe que les préoccupations sécuritaires de toutes les parties sont légitimes et qu’aucune partie ne doit renforcer sa sécurité aux dépens de l’autre. L’Ukraine ne doit pas essayer d’adhérer à l’OTAN pour renforcer sa sécurité au détriment de celle de la Russie, mais il en va de même pour la Russie. La Russie ne doit pas prendre de mesures pour renforcer sa sécurité au détriment de celle de l’Ukraine ou d’autres pays d’Europe centrale et orientale. Je pense qu’il s’agit là d’un principe important.

Sommes-nous proches de la troisième guerre mondiale ? Il existe un certain nombre de possibilités pour que, délibérément ou accidentellement, la troisième guerre mondiale se produise. Une forme d’escalade, connue sous le nom d’escalade verticale, pourrait consister à augmenter l’intensité des combats et les types d’armes utilisées, jusqu’à l’armement nucléaire. L’escalade horizontale, qui consiste à étendre la guerre à d’autres pays, est également possible. Tous ces scénarios sont possibles. Et plus la guerre durera, plus il sera difficile de contrôler la dynamique de l’escalade.

Nous voyons le président Macron dire que nous ne pouvons pas rester les bras croisés et demander que l’on envisage d’envoyer des troupes françaises en Ukraine. Si cela se produit, nous nous rapprocherons très rapidement d’une guerre nucléaire, quel que soit l’objectif de cet envoi. Je suis sûr que les pays occidentaux, s’ils envoient des troupes, diront qu’elles ne sont pas là pour combattre la Russie, mais pour former les troupes ukrainiennes, etc. .…. .…. Mais la Russie sait exactement pourquoi ils seront là. Elles y seront pour la même raison que la Russie a envoyé des troupes en Géorgie et en Ukraine en 2008 et en 2014. Il s’agit d’établir des faits irréversibles sur le terrain, ce qui constitue une ligne rouge inacceptable pour la Russie et ses objectifs dans cette guerre. Si quelque chose comme cela se produit, l’escalade sera très rapide. Je pense donc que nous devons nous opposer fermement à cette idée irresponsable avancée par le président Macron et ne pas lancer de telles phrases rhétoriques.

Question : En juin, la Suisse accueillera un sommet de paix de haut niveau sur l’Ukraine sans la Russie ? Quels sont les résultats possibles ?

Hichem Lehmisi : Lorsque des accords de paix sont effectivement signés, peu de gens connaissent les négociations entre les États en conflit. En d’autres termes, le monde est mis devant le fait accompli. Par conséquent, ce qui se passe aujourd’hui avec la procédure de négociation lancée en Suisse est controversé. De plus, comment espérer parvenir à un accord de paix lorsque l’un des acteurs est non seulement absent, mais aussi considéré comme indésirable ? Et nous parlons d’un pays qui occupe une partie de l’Ukraine et qui est pourtant membre du Conseil de sécurité de l’ONU, ce qui signifie un droit de veto, et qui, de surcroît, est la première puissance militaire nucléaire du monde. J’ai l’impression que ces discussions, à moins qu’elles ne préparent d’autres discussions plus décisives, sont un ballon d’essai pour tenter de créer un contrepoids en faveur de l’Ukraine. Il s’agit peut-être d’une tentative pour amener le plus grand nombre de pays à soutenir la position de négociation de l’Ukraine.

Les vrais pourparlers de paix auront lieu en Arabie saoudite, en Turquie, peut-être en Chine, même si je pense que c’est dans une moindre mesure, mais certainement pas en Europe. Aujourd’hui, toute l’Europe est en fait impliquée dans le conflit, et même la Suisse, qui est officiellement un pays neutre, a pris aujourd’hui des mesures économiques, notamment dans le domaine financier, contre la Russie, qui, je le rappelle, n’ont pas été prises par les États-Unis eux-mêmes.

Question : Qu’est-ce qui empêche l’ouverture de négociations de paix aujourd’hui ? Dans quelles conditions, selon vous, cela serait-il possible ?

Zachary Paikin : Laformule finale devrait tourner autour du fait que toutes les parties savent qu’elles n’obtiendront pas 100 % de ce qu’elles veulent. Malheureusement, il y a encore des parties qui pensent qu’elles peuvent obtenir leurs 100 %. Certains Ukrainiens pensent que l’aide militaire occidentale finira par arriver, qu’ils parviendront à faire un cycle de mobilisation et à recruter 500 000 nouveaux jeunes hommes dans les forces armées, et qu’ils repasseront à l’offensive en 2025. Et si cela échoue, que se passera-t-il ? Il est impossible de se mettre d’accord sur tout pour le moment, donc certaines questions devront être reportées. Il s’agit probablement de la question de l’intégrité territoriale de l’Ukraine, même si l’importance de ce principe est incontestable. En ce qui concerne la sécurité de l’Ukraine et l’ordre plus large de la sécurité européenne, il est possible de parvenir à un accord, en particulier sur la neutralité de l’Ukraine et peut-être sur le déploiement des armées ukrainienne et russe, de leurs troupes, de leurs missiles, etc. Je pense qu’il est théoriquement possible d’organiser des pourparlers de paix afin que toutes les parties puissent sauver la face, et j’espère que le moyen d’atteindre cet objectif sera de créer un mécanisme de reprise des consultations entre la Russie et les pays occidentaux. Il est très important de créer un mécanisme de dialogue où les principales parties prenantes en Europe, ainsi que les Américains et les Russes, peuvent prendre des décisions sans s’enliser dans le type de politique publique des médias sociaux que nous connaissons aujourd’hui. Ce faisant, il est important de rétablir la confiance.

Question : Les tensions au Moyen-Orient augmentent. Quel est le lien entre ces deux guerres ? Comment voyez-vous les scénarios possibles pour l’avenir ?

Hichem Lehmisi : Malheureusement, nous assistons aujourd’hui à un conflit mal géré en Ukraine pour lequel nous n’offrons aucune solution. Cela donne l’impression que cette guerre provoque une sorte d’effet domino invisible pour d’autres conflits dans le monde, où les sources de tension sont nombreuses. Nous avons ce qui se passe au Moyen-Orient, à Gaza, la confrontation entre Israël et l’Iran, qui est très grave parce que la probabilité d’une guerre nucléaire est élevée. Malheureusement, si vous prenez les dirigeants israéliens par exemple, Netanyahou en particulier, ils sont probablement animés par un désir obsessionnel d’internationaliser le conflit. Ils veulent impliquer directement les États-Unis dans le conflit afin de s’en servir comme tremplin pour frapper l’Iran, considéré comme le principal ennemi géopolitique d’Israël. Mais il s’agit là d’une vision à court terme. Après tout, l’ennemi que vous détruisez aujourd’hui reviendra demain. Nous devons donc entamer un processus de désescalade. Mais aujourd’hui, c’est exactement le contraire qui se produit. Nous assistons aujourd’hui à une sorte de crise morale internationale avec l’Occident qui se pare de sa supériorité « morale, intellectuelle et civilisationnelle » et les pays du Sud qui disent : « Calmez-vous, trouvez des solutions et arrêtez les guerres ». Les élites européennes semblent déconnectées de ces réalités et sont dans une sorte de jeu vidéo où l’on peut faire la guerre « par procuration » en envoyant d’autres personnes mourir à notre place, comme c’est le cas aujourd’hui en Ukraine. Je pense que la société civile doit être impliquée dans la lutte contre tout cela. Sinon, nous sommes très proches d’un conflit nucléaire. Et nous ne réalisons pas la gravité de la situation dans laquelle nous nous trouvons. Si des armes nucléaires étaient utilisées, il suffirait de 30 minutes pour anéantir l’ensemble de la population mondiale. J’espère que nous n’avons pas complètement perdu cette clarté et cette sagesse.

Contexte :

Hicheme Lehmici est un analyste géopolitique spécialisé dans la sécurité énergétique. Il est secrétaire de l’Institut international de recherche sur la paix de Genève (GIPRI) et chargé de cours à l’université UMEF en Suisse, à la WES’SUP Business School et dans d’autres établissements. Hichem Lehmisi est également chroniqueur pour plusieurs médias internationaux et a travaillé pendant plusieurs années comme correspondant au Moyen-Orient. Il a été conseiller politique d’anciens députés et ministres français. Il est diplômé de l’Institut d’études politiques de Lyon, titulaire d’une maîtrise en diplomatie et relations internationales et d’une qualification professionnelle en analyse stratégique internationale de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) de Paris.

Zachary Paikin est chercheur principal au sein de la division du dialogue sur la sécurité internationale du Centre de politique de sécurité de Genève (GCSP). Il est également chercheur en stratégie à temps partiel au Quincy Institute for Responsible Government à Washington, D.C., et Senior Fellow à l’Institute for Peace and Diplomacy (IPD), un groupe de réflexion canadien sur les affaires internationales. En 2020, il a été rédacteur de discours à la mission permanente du Canada auprès des Nations unies à New York. En 2019, il a été reconnu comme un jeune leader GLOBSEC. Zachary Paikin est titulaire d’un doctorat en relations internationales de l’université du Kent à Canterbury, au Royaume-Uni. Ses recherches et ses ouvrages portent sur la politique étrangère russe, la sécurité européenne, les relations entre grandes puissances et l’ordre international.

Ecaterina Cojuhari, modératrice de la discussion.

Espace membre