EST-IL INTERDIT DE PENSER?

À Kairos, au fil des numéros, nous essayons de rester fidèles à notre raison sociale : « Journal antiproductiviste pour une société décente ». De l’indécence, notre société en regorge, que ce soit dans les domaines économiques, sociaux ou politiques. Nous avons dénoncé vertement. Nous nous sommes aussi quelque peu « spécialisés » dans l’analyse et la critique des dérives scientistes et technocratiques que génère le dogme du productivisme sous la forme du capitalisme spéculatif actuel. Mais nous dénonçons aussi parfois ce que nous jugeons être des excès sur le plan sociétal et, là, contrairement aux thèmes précédents, cela ne nous vaut pas que des amis.

Ainsi, nous avons commis des articles qui s’inquiétaient de ce que nous considérons comme des écarts par rapport à une façon équilibrée de vivre en société, une conception du vivre ensemble qui soit conforme à un idéal de mesure. Ainsi, avec Tülay Umay, nous nous sommes posé la question « Pourquoi deux sexes ? ». Avec Sandy de Orges, nous avons osé nous interroger sur les possibles excès des mouvements Metoo# et Balance ton porc. Dans le numéro spécial Illimitations, Alexandre Penasse a argumenté sur « La différentiation sexuelle comme fondement ». De tels articles nous ont valu des critiques sévères, parfois insultantes.

Si nous étions les seuls à avoir subi des dénonciations virulentes, nous aurions pu croire à un malheureux concours de circonstances. Mais, suite à un excellent numéro d’été sur le confusionnisme (plus de différence entre les sexes, les humains et les animaux, le vivant et le mort, le naturel et l’artificiel…), nos confrères français de La Décroissance ont subi, eux, des attaques encore bien plus violentes, allant jusqu’aux chahuts de conférences, aux agressions physiques et aux autodafés. En 2019, oser prendre des positions nuancées sur certains sujets semble provoquer la colère de certain·e·s…

Dans le dossier de ce numéro, nous précisons encore notre approche prudente d’évolutions que nous jugeons potentiellement dangereuses. L’accueil enthousiaste par les médias dominants des « nouveautés » transhumanistes, de « fluidité » des sexes et des genres, d’intersectionnalité excluante…, transforme des expériences minoritaires en modes sur lesquelles se ruent des générations en quête d’une « distinction » que l’hyperconsommation ne semble plus offrir. Les lecteurs (on espère qu’ils ne se limiteront pas aux titres) pourront juger que nos analyses se basent sur des raisonnements étayés, argumentés, et que nous fuyons les jugements à l’emporte-pièce animés plus par des émotions que par une réflexion posée.

Nous sommes bien conscients que ces dernières années connaissent un bouillonnement militant qui n’est pas sans rappeler celui des années 1960–1970 quand « le camp du progrès » a sérieusement ébranlé les anciennes dominations. Mais l’on sait aussi que les espoirs nés alors ont été déçus, notamment à cause des divisions qui ont traversé ceux qui remettaient en cause le capitalisme qui allait renaître sous sa forme néo-libérale. En ces temps-là, c’étaient les multiples chapelles marxistes qui s’entre-déchiraient et dont les logiques sectaires ont empêché une évolution favorable au sein des sociétés occidentales.  Nous aimerions beaucoup que de telles dérives ne renaissent pas aujourd’hui quand, à nouveau, des désirs et espoirs de changement animent une jeunesse consciente des menaces qui pèsent sur son avenir et sur l’urgence à agir vite et radicalement. Nous sommes persuadés que les excès que nous dénonçons parfois sont le fait d’une petite minorité et nous disons à cette minorité que la colère et l’impatience sont souvent mauvaises conseillères et que classer ceux qui sont parfois les plus proches de vous dans le camp du Mal (narcissisme des petites différences(1)) a pour seul résultat de négliger « l’ennemi principal ». Les excès constatés renforcent même le camp conservateur qui peut s’appuyer sur la peur de la majorité de la population effrayée par la volonté d’imposer à l’ensemble de la société des pratiques fantaisistes plaisant à certaines minorités. En effet, beaucoup sont inquiets de constater que, plutôt que de supprimer des normes obsolètes venues du passé, ce qui se prépare est l’imposition de nouvelles normes, encore plus contraignantes et lourdement déstabilisantes pour la majorité de nos contemporains.

Dans le dossier de ce numéro, même si nous n’obligeons personne à partager nos analyses, nous continuerons dès lors à préciser nos conceptions des limites à ne pas dépasser, à les exprimer avec nuance, mais nous confirmons que les invectives et les menaces n’altéreront pas notre liberté de pensée.

Alain Adriaens
Dossier Coordonné par la rédaction

Notes et références
  1. Le narcissisme des petites différences, un opérateur du lien social, Saïd Bellakhdar, Topique 2012/4 (n°121) — https://www.cairn.info/revue-topique-2012–4‑page-59.htm# .
Le militantisme, j’y ai cru, j’y crois toujours mais avec une lucidité nouvelle apportée par l’expérience et l’actualité. Selon les individus, militer peut signifier...
« Parler de liberté n’a de sens qu’à condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre...
La société technicienne veut-elle encore du bien et du mal ?Pour elle, il ne s’agit que de fonctionner avec toujours davantage d’efficacité, pas de...

Espace membre