Gare au silence radio(-actif)

La cause de la collapsologie (étude de l’effondrement de notre société thermo-industrielle) semble une cause entendue, à tout le moins dans les pages de ce journal. Une notion est pourtant rarement abordée : qu’adviendra-t-il de nos centrales nucléaires dans un tel contexte ? Cette question est entourée d’un véritable tabou. Dans une des seules publications sur le sujet, Pablo Servigne souligne que les écrits sur le nucléaire après le pétrole sont rares. Les informations qu’il nous donne sont cependant cruciales : « Une centrale nucléaire est la seule installation énergétique à ne pas pouvoir être arrêtée, voire abandonnée, du jour au lendemain. Il faut des mois de travail, d’énergie et de manutention pour refroidir les réacteurs. Or, s’il y a effondrement économique, comment maintenir les techniciens et ingénieurs à leurs postes ? S’il y a une rupture d’approvisionnement en énergie, et en particulier en pétrole, les procédures d’arrêts seront-elles toutes opérationnelles ? »(1). Piero San Giorgio écrit : « Nous ne pouvons pas laisser des centaines de réacteurs nucléaires à l’abandon fondre les uns après les autres, expulsant dans les airs et les cours d’eau une radiation mortelle. »(2)

Cette question est-elle cependant aussi grave ? Peut-on espérer que les responsables politiques ou industriels aient pris les mesures nécessaires à un arrêt rapide et sans danger des réacteurs ? Il faut savoir que le simple arrêt d’urgence prévu en cas de problème n’est qu’une mesure toute temporaire : il est nécessaire de refroidir en continu le réacteur qui produit encore 7% de son énergie de fonctionnement(3). Ce qui, vu la capacité d’un réacteur, reste énorme. Quand on sait que le plan fédéral pour un incident nucléaire s’arrête à INES‑5(4) parce qu’un incident de niveau 6 ou 7 serait d’une ampleur telle que les autorités ne pourraient le gérer, cela ne rassure pas vraiment. Nous savons qu’actuellement 450 réacteurs nucléaires civils sont en activité dans le monde, dont 144 en Europe(5) (la plus grande concentration de population et de réacteurs en activité). Au vu de ces éléments, nous comprenons aisément pourquoi ce sujet redoutable semble être la bête noire de la collapsologie.

Nous avons trouvé instructif de prendre connaissance des études liées au risque terroriste. L’information est encore plus confidentielle. Laure Noualhat dans son documentaire(6) ne dévoile pas l’intégralité des informations récoltées au cours de leur enquête et Greenpeace France ne livre qu’un résumé de leur rapport(7). Ce qu’on y apprend est malgré tout éloquent. Prenons la question des piscines d’entreposage du combustible usé. Celui-ci est hautement radioactif. Il doit être refroidi par un apport constant en eau. Les piscines sont de simples bassins sans protection particulière. Fukushima a mis en évidence le risque d’un relâchement massif de radioactivité en cas de perte durable de la capacité de refroidissement. Quand on sait que parmi les conséquences probables d’un effondrement figurent des coupures de la distribution d’eau… Faut-il imaginer les employés des centrales transporter des seaux d’eau pour assurer le refroidissement ? Sans pétrole abondant, nous n’aurons pas à notre disposition les moyens démesurés dont nous disposons aujourd’hui pour gérer les accidents. De plus, il ne s’agira pas d’accidents ponctuels, comme Tchernobyl ou Fukushima, mais bien de réacteurs et de bassins de refroidissement qui se transformeraient dans des périodes rapprochées en sources permanentes de radioactivité mortelle…

Silence radioactif

Une université autrichienne a mené une étude poussée sur la contamination radioactive en cas d’accident majeur dans les réacteurs européens(8). Pour chaque réacteur, dans 88 situations météorologiques au cours de l’année 1995, on peut voir comment les nuages radioactifs se répandraient. Cela permet de réaliser qu’en cas d’accident majeur un seul réacteur aurait la capacité à lui seul d’irradier l’Europe tout entière. Or, rappelons que nous avons 144 réacteurs en activité à ce jour sur notre continent(9).

Nous ne savons pas ce que représenterait au niveau mondial un accident majeur dans l’ensemble des réacteurs. La question mérite d’être posée car c’est un scénario possible. Les conséquences de la fin du pétrole abondant sur la gestion des centrales est un sujet d’une gravité extrême. Le sentiment d’horreur et d’impuissance qu’il suscite est sans égal. Pablo Servigne en dit : « Je ne conseille pas d’aller plus loin… si vous voulez préserver une certaine santé mentale. »(10) Nous pensons, quant à nous, qu’il faut aller plus loin, par-delà ce sentiment d’horreur et d’impuissance. Rappelons-le, en matière de collapsologie, lucidité et courage sont de mise. Ayons l’audace d’affronter cette question et de ne pas succomber à la tentation du déni ou du tabou. Abordons-la publiquement. Diffusons-la le plus largement possible. Comme le dit Bouli Lanners : « Il faut communiquer (…) il faut que les gens sachent. Parce que quand les gens sont au courant de la réalité des choses, une nouvelle conscience collective s’installe et on peut, nous aussi, faire pression sur le gouvernement »(11).

Un pronostic fatal vient d’être posé. Nous avons le droit, voire le devoir, d’en refuser l’inéluctabilité. Dans les cas de rémissions « miraculeuses » de cancer avancé, deux facteurs essentiels de guérison sont le refus de cette fatalité (à distinguer du déni) et un engagement personnel important dans son processus de guérison(12). L’espoir, après avoir eu la lucidité et le courage d’admettre les faits, n’est plus une option, c’est un devoir moral, un ingrédient incontournable pour conserver une chance de sauvegarde.

Quant à l’engagement personnel, on peut l’envisager ainsi : à partir du moment où l’on a conscience du risque nucléaire post-effondrement, la plus grande urgence est d’obtenir l’arrêt rapide de tous les réacteurs. Mettons toute notre énergie à atteindre ce but(13). Et sortons du silence radio.

Thierry Bourgeois et Laetitia Harutunian

Notes et références
  1. P. Servigne, « Le nucléaire pour l’après-pétrole », Barricade, février 2014, p. 7 et 8.
  2. P. San Giorgio, « Survivre à l’effondrement économique », Le Retour aux Sources, 2011 p. 179.
  3. G. Girardin, chercheur en génie nucléaire, site de l’école polytechnique fédérale de Lausanne.
  4. International Nuclear Event Scale, mesure la gravité d’un accident nucléaire civil. Le niveau 5 entraîne « un risque hors du site ». 6 ou 7 sont respectivement des accidents graves et majeurs.
  5. Données de l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique.
  6. Sécurité nucléaire : le grand mensonge.
  7. Résumé du rapport Sécurité des centrales nucléaires (2017), publié le 10 octobre 2017.
  8. http://flexrisk.boku.ac.at
  9. Site de l’AIEA.
  10. P. Servigne, Op. cit., p. 11.
  11. Dans « Nous ne serons jamais des potes », texte de la vidéo Facebook du samedi 14 octobre 2017 de Bouli Lanners.
  12. Cf Kelly A. Turner, Les 9 clés de la rémission, Flammarion, 2017.
  13. En interpellant par exemple son conseil communal, cf le site de l’asbl Fin du Nucléaire. https://findunucleaire.be/echo/interpellation.htm

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