«Construire l’utopie» est un projet de voyage-reportage autour de l’autogestion, du pouvoir populaire et de la participation démocratique, entamé par deux jeunes Belges. Il s’agit d’un projet journalistique engagé qui vise à faire découvrir des alternatives inspirantes en Espagne et en Amérique latine. A suivre sur www.utopiasproject.net. Kairos accueillera la description de ces expériences dans ses colonnes.
LES COMUNER@S ET LE RÊVE D’UN ÉTAT SOCIALISTE COMMUNAL
Au Venezuela, la «révolution bolivarienne » suit son cours, avec des réalités très différentes. Initiative de citoyens, le réseau des comuneros prend à bras-le-corps l’idée récente des communes socialistes pour en faire la base d’une société nouvelle.
À travers la vitre fêlée du bus qui nous conduit à El Tocuyo, une petite ville à l’ouest du Venezuela, on aperçoit un panneau qui souhaite la bienvenue dans la «commune socialiste Francisco Tamayo ». La ville est connue pour le dynamisme de ses communes, raison pour laquelle s’y déroule une rencontre régionale du réseau des «comuneros» et «comuneras», où nous nous rendons.
Le lendemain, entre deux ateliers, Coromoto, la soixantaine, nous offrira la nouvelle Constitution bolivarienne qu’elle porte toujours dans son sacet la loi des communes. «Maintenant, le peuple peut exercer directement le pouvoir. On peut décider par nous-mêmes. C’est marqué là, à l’article 5», nous explique-t-elle avec émotion. Un autre participant rajoute: «l’idée des communes, c’est de construire le socialisme depuis en bas, depuis ce que nous sommes, avec la participation de tous». Vaste programme, en lequel les comuneros croient et auquel ils ont décidé de consacrer tous leurs efforts…
À L’ORIGINE, UNE PLÉIADE DE CONSEILS COMMUNAUX
Pour comprendre le paysage dans lequel se placent les communes, il faut revenir en 2006. Cette année-là, dans la dynamique de la «révolution bolivarienne», est votée la loi qui crée les conseils communaux. Ceux-ci sont des assemblées citoyennes qui rassemblent 200 à 400 familles. Ils sont dotés de certaines compétences et de subsides conséquents, censés permettre à ces communautés d’améliorer elles-mêmes leurs conditions de vie.
A l’heure actuelle, les conseils communaux recouvrent des réalités très différentes. Certains, en particulier à la campagne, ont été très actifs et ont mené des projets pertinents. Mais s’il pourrait théoriquement exister jusqu’à 70 000 conseils communaux dans tout le pays, ils ne se sont pas nécessairement créés partout. Au sein d’une grande partie d’entre eux, parvenir à une participation effective des citoyens n’est pas facile. De plus, il est vite apparu que le champ d’action des conseils communaux est souvent trop limité que pour s’attaquer à certains enjeux.
Au-dessus des conseils communaux est donc apparue l’idée de communes, comme une instance plus globale qui fédérerait les conseils communaux et autres organisations dans leurs problèmes communs. Encore récentes (la loi sur les communes date de 2010),la majorité des communes sont en construction. Même si certaines prennent de plus en plus chair autour de l’un ou l’autre projet concret.
«La mission des conseils communaux et des communes serait d’articuler le tissu organisateur des communautés », nous explique Julio Salazar, de l’EFIP (Équipe de formation, d’information et de publication), à Caracas. «Mais ce tissu est très fragile à certains endroits. Beaucoup de choses ont été «décrétées» par les lois et créées artificiellement. La vision du gouvernement est correcte lorsqu’ils veulent donner aux gens la capacité de s’organiser. Mais ça ne peut pas se décréter. Ça doit être lié à quelque chose de réel». L’expérience, très positive dans sa dimension mobilisatrice et intégratrice, n’atteint pas encore les espérances de participation et de politisation escomptées.
LA CAVALERIE DES COMUNEROS
Cependant, ces lois sont un vrai outil. Et sur base de celles-ci se sont créées des initiatives bien solides… En particulier, certains ont décidé de voir dans les communes quelque chose de plus qu’une instance participative supplémentaire. En encourageant la création de nouvelles communes, en se réunissant pour discuter de leur vision de celles-ci, ils ont donné une âme à l’idée de communes socialistes.
«Le réseau des comuneros s’est créé en 2009. Avant toute chose, notre priorité était d’articuler les 16 expériences isolées de communes qui existaient déjà, mais aussi d’impulser la création de nouvelles communes. L’idée était d’échanger nos expériences et nous apporter un appui mutuel», raconte Atenea Jiménez, une des porte-paroles du réseau. Au fil des rencontres nationales, de plus en plus de conseils communaux et de communes se sont joints au projet. Ces dernières sont aujourd’hui plus de 120 à intégrer le réseau.
UN CONCEPT RÉVOLUTIONNAIRE
Très loin de leurs homonymes belges, ces communes vénézuéliennes répondent à une toute autre logique. Conçues comme des entités locales d’auto-gouvernement direct des citoyens, elles sont un concept innovateur, qui pourrait à terme dessiner une nouvelle géométrie du pouvoir et provoquer une transformation profonde de la société vénézuélienne. Le projet d’un «État communal socialiste » offre un exemple de ce que pourrait être une autre société. Sans capitalisme, sans productivisme et basée sur l’autogestion.
L’idée est de refonder la société sur de nouvelles bases, en partant de l’auto-organisation de territoires limités, où les citoyens seraient appelés à gérer directement tant les aspects politiques qu’économiques de leur commune. «Les communes sont des entités politico-territoriales qui partagent un territoire déterminé, une culture, des habitudes, mais aussi des potentialités économiques, environnementales, et qui, par décision souveraine, décident de se constituer en commune », explique Nelson Ures, une des âmes de la commune Francisco Tamayo.
Les comuneros ne voient pas les communes comme des initiatives locales isolées ou des entités qui diviseraient le pays. Ils sont conscients que la commune doit avoir des niveaux d’agrégation supérieurs. Ainsi, ils développent un schéma d’organisation beaucoup plus global. À terme, l’idée est que l’État socialiste communal puisse en venir à remplacer l’État dans sa forme actuelle. Via les communes et leurs différents conseils sectoriels thématiques (économie, éducation, sécurité, communication…) et via les conseils de travailleurs, les centres de décisions seraient ramenés au niveau local. Les décisions qui déborderaient le cadre local pourraient être discutées au sein d’instances fédératives, où les personnes présentes seraient des porte-paroles de leurs conseils plus que des représentants. Le cœur de l’économie serait lui aussi ramené à la base. Pour les besoins économique qui ne pourraient pas être satisfaits par la commune, il existerait des fédérations d’entreprises communales qui développeraient des projets en commun. La ville communale fédérerait plusieurs communes, au-dessus viendrait le territoire communal, et l’ensemble du pays lui-même serait constitué en une vaste fédération de communes et de conseils de travailleurs, comme éléments centraux du nouvel État. Tout viendrait du bas, et monterait au niveau supérieur seulement quand c’est nécessaire. «C’est un tout qui s’intégrerait pour la construction d’une nouvelle manière de vivre», conclut Atenea.
UNE UTOPIE PERMISE PAR LA LOI
La loi des communes, adoptée sous la dernière législature du président Chavez, offre un cadre juridique aux membres du réseau des comuneros. Les communes sont reconnues officiellement comme des structures d’auto-organisation, elles ont des compétences, l’État communal est évoqué, etc. L’outil est précieux, mais il a ses limites. Pour Atenea, les « cinq lois du pouvoir populaire » en général sont encore trop conservatrices et peu suffisantes. Elle leur adresse trois principaux reproches. Malgré un processus participatif apparent, elles ont été faites d’une manière très fermée; il y a un manque de volonté politique pour que ces lois soient appliquées (leur application effective permettrait déjà d’avancer plus) ; les lois sont conçues pour que le pouvoir populaire reste un appendice de l’État. Il faut donc, pour Atenea, en faire une «interprétation très créative». « La loi est un outil intéressant pour avancer sur des éléments concrets, mais elle ne reprend pas l’essence des communes, qui est beaucoup plus large, qui concerne pour nous tous les domaines de la vie. La loi est valable pour une période de transition très courte. Mais on ne peut pas suivre une loi qui nous dit quels pas il faut faire, puisque nous sommes en train de les inventer».
Aujourd’hui, il s’agit pour les comuneros de développer et conceptualiser le projet communal. La rencontre régionale à Tocuyo avait ainsi pour but de réfléchir et échanger sur le thème de l’économie, centrale dans leur développement.
UNE ÉCONOMIE D’EN BAS, NON CAPITALISTE
Durant les deux jours à El Tocuyo, un nouveau schéma pour les économies communales était récurrent dans les discussions : sortir de l’économie de marché capitaliste, produire localement à travers des entreprises de propriété sociale – qui appartiennent à la communauté –, centrer la production sur les besoins du territoire et échanger les excédents avec les communes voisines. Troc, souveraineté alimentaire, démocratie participative… Les slogans de la révolution – qui peinent à se concrétiser dans le pays –, les comuneros y croient et y travaillent. Juan Estéban, venu de Colombie pour développer le troc au Venezuela, donne un exemple: «Dans le territoire de la commune Francisco Tamayo, il y a déjà quatre entreprises de propriété sociale, qui pratiquent la solidarité, qui s’entraident, dont les bénéfices
sont réinvestis dans la communauté ou pour créer d’autres communes ». Lors de la rencontre régionale à El Tocuyo, l’après-midi du samedi était consacrée à la visite d’entreprises communales productives : réseau de distribution de gaz, ferme familiale intégrale… Et tous les participants en profitaient pour échanger les expériences économiques de leurs différentes communes. Une banque de projets est d’ailleurs en création au sein du réseau, pour que les idées et les expériences que chaque commune développe puissent être partagées et enrichir les autres.
Dans les discussions entre comuneros, la conscience d’un risque en particulier est fort présente: celui d’au final répliquer le modèle capitaliste dans les entreprises communales. La question des profits en particulier fait débat: à quel point une entreprise communale doit-elle viser les profits? Tous sont d’accord sur le fait que la part sociale doit primer. Mais certains vont plus loin, en expliquant que la recherche de plus de profit finit par changer le mode de fonctionnement différent visé, la nouvelle vision du travail développée. «Au final, tu te transformes exactement en capitaliste, même si ton entreprise s’appelle autrement», résume Yuset, de la grange familiale communale de El Tocuyo. Pour Wilmer, de l’État de Falcon, c’est encore plus clair: «Nous ne pouvons ni être les mêmes ni leur ressembler. Nous devons nous opposer ».
Il ne s’agit pas seulement pour les comuneros de changer les structures, tant politiques qu’économiques, pour sortir du capitalisme. Les comuneros veulent aussi changer les mentalités. «Avec comme premier pas la volonté de vouloir vivre en commun, et fonctionner sans hiérarchie », souligne Atenea. Et pour William Gudiño, le compagnon d’Atenea, la conscience de « la nécessité de rompre avec la dépendance concrète envers le capitalisme, y compris culturelle. Il faut que l’on réfléchisse sur comment ça marche, pour pouvoir rompre avec tout ça». Lorsqu’un autre participant lance l’idée de développer leur propre marque de Coca Cola, William corrige: «non ce qu’il faut qu’on fasse nous c’est par exemple du jus de papaye». Pour William, il s’agit littéralement de «se vacciner contre le capitalisme, en empêcher les germes».
UN CHEMIN DANS
LE PROCESSUS BOLIVARIEN
Le projet des comuneros est ambitieux. Ils n’en sont qu’au début, et pourtant le réseau des communes au Venezuela se renforce tous les jours.
Conscient de devoir réinventer, les comuneros veulent fonctionner en s ‘évaluant constamment. Au mois de février, ils ont créé «l’école des comuneros». Celle-ci ne se situe pas à un endroit du pays. Il s’agit plutôt d’une structure que toutes les communes peuvent s’approprier, qui systématiserait les expériences et les apprentissages, et sur laquelle se baser pour avancer. Elle vise à apporter à toutes les personnes impliquées des outils de capacitation et de conscientisation.
Le projet des comuneros est porté par une réelle impulsion d’en bas et une volonté sincère de participer à part entière au processus révolutionnaire. Mais la plupart ne croient pas au chemin du socialisme bureaucratique et institutionnel du parti. Si les comuneros se sont emparés d’un concept proposé par la loi, ils sont en train de lui donner une âme d’ampleur. Leurs relations avec les institutions sont donc parfois ambiguës. D’une part, ils exigent du ministère du pouvoir populaire les fonds qui leur reviennent de droit, l’argent de l’État étant l’argent du peuple. Ils reprochent à «Funda Comunal», l’instance du ministère chargée d’accompagner et coordonner les communes, de se tromper de rôle. Petit à petit, ce sont les comuneros qui en sont venus à assumer en partie le rôle d’impulsion et d’accompagnement de nouvelles communes, entre semblables. «Ce ministère ne sait pas quelle est sa tâche. Pour eux, ils sont les chefs des communes. Mais les comuneros n’ont pas de chefs. Ils ne comprennent pas que le pouvoir populaire a une dynamique différente. Ils devraient impulser, or ils cooptent», explique Atenea. Pour l’un des participants au week-end à Tocuyo, il s’agit, «pour sauver la révolution, que le pouvoir communal puisse assumer pleinement le pouvoir ».
Si les comuneros sont idéalistes et croient en la possibilité d’un État communal social, qui prône l’égalité et la coopération et où les moyens de production sont aux mains des travailleurs, ils sont aussi réalistes. L’étape actuelle est une phase de transition, où l’État garde son importance, tant dans le bouclier de lois qu’il élabore pour les communes que dans les ressources financières dont il dispose. Mais leur volonté d’auto-organisation est grande et ils ont déjà commencé à construire leur utopie aux niveaux locaux, sans attendre.
Edith Wustefeld et Johan Verhoeven