Kairos N°40

Juin 2019

TOUS CONTRE LES EXTRÉMISMES ? 

Il faudra « effectuer un travail de longue haleine pour comprendre les motivations du vote extrémiste et populiste et d’y apporter des réponses », nous disait L’Écho dans un article intitulé « Marée noire ». Alors que les médias s’étonnent des résultats en ce lundi matin post-électoral, évoquant un « tsunami » (« Deux Belgique », in Le Soir) la métaphore maritime ressasse une même litanie, qui produira les mêmes effets. Car le vote extrémiste, conséquence de décennies de politiques « extrémistes » du centre, de ces partis traditionnels plus soucieux d’assurer leur soutien aux grandes fortunes, au patronat et aux multinationales, s’avère la conséquence de la paupérisation organisée des milieux populaires. Faut-il encore le dire ? Oui, semble-t-il, car les médias, suppôts du statu quo, feignent à nouveau de ne pas comprendre. 

Là où les politiques ont œuvré, soutenus par des associations anti-racistes, pour faire de la xénophobie la seule résultante d’une inadaptation individuelle, décontextualisée, la peur de l’autre est devenue, dans les esprits qui ne subissaient pas les affres de la mondialisation, quelque chose de totalement indépendant des conditions économiques d’existence : « Touche pas à mon pote ». Il fallait aimer son prochain, même si les politiques socio-économiques s’attelaient à créer de la précarité, et donc de la haine. Et pendant que la misère locale voyait dans la misère immigrée la cause de sa situation, le capital était assuré qu’on le laisserait tranquille. Du win-win comme ils disent. Il pouvait donc continuer à se propager, attaquant les dernières zones de résistance au culte du profit, de l’individualisme et de l’hubris. Plus de deuxième voie, un seul et unique avenir. Pas d’accord ? Pas d’échappatoire. Il n’a dès lors plus été possible de voir ni de dire que le vote d’extrême droite marquait surtout un vote d’opposition à un système qu’on ne savait plus par quel bout prendre pour l’empêcher de nuire. Convoquer les images de la Seconde Guerre mondiale réduisait alors la population du vote d’extrême droite à ces nazillons, crânes rasés et Combat Shoes, pour lesquels, bien évidemment, faut-il le préciser, nous n’avons aucune empathie ni aucun respect. 

On nous refait donc le jeu du « tous unis contre… ». C’était il y a peu le terrorisme, ce sera maintenant l’extrême droite. Principe de propagande de guerre. Cela, pour peu qu’on connaisse un peu les fondamentaux des relations intergroupes, aura quelques effets sur les façons de penser les coalitions, de définir ce qu’est l’extrême, et donc de se percevoir soi, son groupe et l’autre. Car « s’unir contre » , c’est toujours se définir sous des traits qui se veulent semblables, ne fût-ce qu’en regard de ce qui nous rassemble, à savoir l’opposition commune à un autre. Homogénéisation de notre groupe (l’endogroupe : les « anti-fachos ») et de l’autre groupe (l’exogroupe : « les fachos »), où chaque entité serait identique dans sa composition, mais les deux très différentes entre elles. Or, nous pouvons parfaitement être contre le fascisme, tout en étant opposés à des individus ou groupes capitalistes qui se disent anti-fascistes ; à l’inverse, on ne peut fermer systématiquement tout dialogue à un individu qui vote à l’extrême droite, sous prétexte que cela l’identifie nécessairement à un raciste. La question, plus complexe, est figée par cette réalité stéréotypée, là où les couches sociales les plus à même de comprendre le rapport à l’autre, ne sont peut-être pas celles que l’on pense : « Les couches supérieures, protégées de fait par un statut social, des revenus et/ou leurs choix résidentiels et scolaires [ceux qui ont les moyens de la frontière avec «l’autre», comme dit Christophe Guilluy], sont-elles susceptibles d’entendre la complexité du rapport à “l’autre” ? Ce sont les couches populaires qui prennent en charge concrètement la question du rapport à l’autre, elles n’ont besoin ni de leçon d’histoire et encore moins de leçon de morale pour comprendre que la violence doit être évitée. Les catégories populaires, quelle que soit leur origine, savent que le rapport à l’autre est ambivalent : fraternel mais aussi conflictuel. Elles savent qu’on peut être raciste le matin et fraternel l’après-midi. Dans ce contexte, le discours moralisateur des couches supérieures, qui vise en filigrane à remettre la “ bête” dans le droit chemin, s’avère inopérant. Cette volonté de créer une société multiculturelle dans laquelle “ l’ homme nouveau” ne reconnaîtrait aucune origine, est ressentie de façon spécialement blessante par des individus qui essaient de gérer au quotidien mille et une questions ethno-culturelles en essayant de ne pas tomber dans la haine et la violence. En réalité, ce sont les classes populaires qui construisent, dans l’adversité, seules et sans mode d’emploi, cette société multiculturelle ».(1)

Le cynisme veut par ailleurs que les partis remportent le contrat de réparation des dégâts qu’ils ont participé à créer, puisque ce sont maintenant eux qui vont nous dire comment bien penser et faire le barrage aux « anti-démocrates ». Le Mouvement réformateur (MR), diabolisant sans arguments le Parti du travail de Belgique (PTB), sera de ceux qui nous expliqueront ce qu’est la démocratie, alors que leur politique, avec celle du parti « socialiste » et autres réformateurs, a fini de détruire les classes populaires et provoque le ravage en cours de la classe moyenne. Leur cordon sanitaire n’est que le paravent de leurs politiques insalubres. En somme, les partis traditionnels, qu’ils honnissent ou non l’extrême droite, ont besoin d’elle, jouant comme un reflet négatif de ce qu’elles sont. 

Il serait donc de bon ton de repenser la notion d’extrême, comme nous le disait Alain Deneault dans une interview : « On a associé à tort l’extrémisme en politique à la position du curseur sur l’axe gauche-droite. Alors que l’extrémisme, au sens moral, renvoie beaucoup plus à une attitude qui consiste à être intolérant à ce qui n’est pas soi. L’extrême centre consiste à être intolérant envers tout ce qui ne s’insère pas dans ce paramétrage finalement très étroit de l’ordre du jour du programme oligarchique dont j’ai parlé. C’est un centre qui a peu à voir avec l’axe politique gauche-droite, dans le sens où c’est un centre qui vise moins à se situer sur cet axe qu’à l’abolir, et à présenter une vision des choses comme étant la seule valable. L’extrême centre c’est donc ne tolérer rien d’autre que ce discours-là qui se présente arbitrairement comme relevant du centre. Pourquoi le centre ? Parce qu’il ne va pas se présenter comme étant radical, destructeur, impérialiste, au fond, violent par bien des aspects. Mais il se présente au contraire comme étant pondéré, comme étant pragmatique, comme étant normal, comme étant vrai, juste, équilibré, comme étant raisonnable, rationnel et ainsi de suite ».(2)

Il ne faudrait donc pas, sous prétexte de combattre l’extrême droite, oublier le véritable ennemi. 

Alexandre Penasse

Notes et références
  1. Christophe Guilluy, La France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion, 2014, p. 77–78.
  2. Kairos avril-mai 2017.

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