Rien n’assure que si l’on met fin à notre arrogance occidentale mêlant sentiment de supériorité, pillages et colonisations modernes, les actes terroristes qui frappent l’Europe prendront fin. Qu’importe, la décence voudrait qu’on arrête de soutenir les dictatures d’Afrique et les dynasties saoudiennes qui assurent notre fourniture en pétrole ; qu’on stoppe de suite les bombardements et les ravages « collatéraux » qu’ils produisent ; qu’on mette fin à l’exploitation, souvent par des enfants, des mines d’or, de cobalt, de cadmium…, matières premières qui finissent dans les portables et les batteries des voitures électriques ou des éoliennes ; qu’on ne pactise plus avec Israël, État ségrégationniste qui asservit le peuple palestinien et ne respecte presque aucune convention internationale.
Les dirigeants ne feront rien de ces recommandations qui tombent sous le sens. Refusant de remettre en cause ce que l’Occident est et ce qu’il a fait de nous, plus ce dernier se portera mal, plus il aura besoin d’un ennemi ; plus ses valeurs seront vides de sens, absentes de la réalité, plus il les évoquera. Nous aboutirons ainsi à ce racisme ordinaire, cette peur de l’autre qui commence, nous le voyons de plus en plus, et qui amènera plus facilement à parler de l’Autre par généralisation, préjugés et stéréotypes. Où l’on se permet, l’on ose, parler de « déchéance de nationalité », énonçant que « la volonté est d’aller vers la deuxième ou troisième génération » (dixit Didier Reynders, Ministre des affaires… étrangères) : le petit-fils de l’ouvrier venu construire nos voies de métro n’aura qu’a bien se tenir, sinon retour à la case Maroc, lieu de départ de… grand-père.
Quel est l’impact de cette volonté politique sur les jeunes qui pourraient en être les potentiels objets, eux qui déjà savaient qu’ils n’étaient, pour le pouvoir et une partie de la population « belgo-belge », que des citoyens de seconde zone ? Eux, frappés par ce racisme d’État et l’inégalité structurelle, dont on gérait les débordements par l’incarcération(1).
Plus se dessine la réalité de ce monde qu’on voulait « développer » à notre image, ayant vendu cette idée délirante que tous pourraient faire comme « nous », plus se dévoile l’exploitation sur laquelle il repose, le lien indéfectible de la richesse avec la pauvreté, le fait que l’on n’éradique pas cette dernière sans attaquer de front la première ; plus celui dont les forces déclinent, plus il veut faire croire à sa vigueur, arborant ses muscles galbés par les anabolisants de l’unité feinte, en attaquant l’autre, en créant « l’ennemi utile ».
Plus la sédition approche, plus le pouvoir veut faire croire à notre unité. Il a, paradoxalement, pour sa survie, besoin qu’on l’attaque. L’offensive « ennemie » confère en effet au pouvoir une force qu’il n’avait plus la capacité d’engendrer lui-même. En niant le mal auquel il participe, négation qui passe notamment par la réduction de l’acte terroriste à une attaque contre « nos » libertés, il génère le discours où, implicitement, tout ce qui n’est pas « nous » n’est pas libre. Les « monstres » pérennisent l’existence de cette liberté de façade. Celle-ci a donc besoin d’eux.
De son côté, l’entreprise médiatico-politique ne nous extrait pas de l’« agir », nous laissant empêtrés, envasés dans l’émotion dont elle profite pour vendre ses produits (commerciaux pour l’un, politico-idéologiques pour l’autre). Elle ne sort pas de la production catégorisante suscitée par l’attaque, où « nous », « unis » dans la lutte, sommes face à « eux »,… Les productions médiatiques profondément pathétiques et consensuelles en offrent la preuve formelle :
« Après la colère et la tristesse, le temps est venu pour moi de te présenter mes excuses. De te demander pardon (…) Je t’ai vendu ce monde comme celui des possibles, du grand voyage [qui voyage?], de ces espaces que tu allais, toi, pouvoir arpenter, de ces peuples que tu allais, toi, rencontrer. Moi qui avais pris l’avion pour la première fois à 15 ans, moi qui avais vu l’Amérique à 22 ans, moi qui avais appris l’anglais en cours de route et le néerlandais quand il fallait. Moi qui étais certaine que nous t’avions épargné la guerre [Afghanistan, Irak, Lybie, Syrie…?], en la rangeant dans les livres d’histoire. Nous étions tellement certains de les avoir enterrés, les démons qui avaient fait les camps de concentration [Guantanamo, les prisons secrètes de la CIA, les mouroirs modernes que sont nos prisons?], génocides [Rwanda, Boko-Haram?], le napalm [les bombes à uranium appauvri dont les restes continuent à tuer les Irakiens?], le goulag[celui des villes, dans lequel on parque les laissés pour compte de la mondialisation?] ».
Les propos, en une d’un média de masse, dénotent de façon caractéristique une forme de pensée magique sur le monde, qui correspond donc à ce qu’on espère qu’il soit et nullement à ce qu’il est. Car à qui s’adresse ce message posté sur un média de masse et vu par des dizaines de milliers de gens ? Quel pourcentage de la population mondiale fait des grands voyages, part en Erasmus, découvre les États-Unis à 22 ans ? Quelle portion est protégée des guerres, génocides, effets des bombes occidentales ? L’impression d’être abrité dans une bulle idéologique, de ce monde que la bien-pensance bourgeoise, sous ses œuvres philanthropiques et son « développement », se persuadait de pouvoir partout dessiner à son image, a fait oublier que « notre » mode vie – celui du faux « nous » – est loin d’être la condition de vie de tous, ici, ou là-bas… et que, au contraire, c’est l’idéologie du mode de vie occidental qui a besoin de la misère, ici ou là-bas.
Se sème ainsi, petit à petit, le terreau du totalitarisme, où l’unité impose le silence, ne supportant plus la discordance qui à elle seule menace de dénoncer la supercherie du « nous ». Ce « nous », c’est celui des tranchées, qui amène le pauvre hère s’identifiant à la nation à aller se battre pour le grand capital. Cela nous rappelle la chanson de Craone, pamphlet antimilitariste de la première guerre mondiale :
Ceux qu’ont l’pognon, ceux-là r’viendront,
Car c’est pour eux qu’on crève.
Mais c’est fini, car les trouffions
Vont tous se mettre en grève.
Ce s’ra votre tour, messieurs les gros,
De monter sur l’plateau,
Car si vous voulez la guerre,
Payez-la de votre peau !
Cette injonction au « nous » est, derrière le masque de l’altruisme, la pire des choses qui puisse nous arriver, car, comme on l’a déjà dit, elle efface les distinctions au sein du groupe, par exemple les abyssaux écarts de richesse entre les Belges, et génère directement l’existence d’un Autre extérieur à son groupe et du racisme théorique, suivi inévitablement de passages à l’acte. Elle empêche, en refusant l’introspection et l’état des lieux de nos responsabilités historiques, de percevoir que « nos » valeurs se scindent au fait en deux ensembles dont l’un a pour fonction d’occulter l’autre :
- les valeurs-images, celles de la « liberté », de la « démocratie », du « partage » et de la « multiculturalité », « qui ont été attaquées », comme on les retrouve dans la plupart des éditoriaux suivant les attentats ;
- les valeurs-actions (qui sont la réalité) qui ne sont pas reconnues comme valeurs et sont camouflées derrière les valeurs-images qu’elles permettent paradoxalement de pérenniser : la dualisation sociale, l’industrie de l’armement, les complicités avec des États voyous, les guerres, la misère structurellement organisée, la compétition et la concurrence, la faim ici et la famine là-bas…
Protéger la population d’un danger impossible à éradiquer en ne faisant que le poursuivre, ne se fera pas en mettant l’armée dans nos rues mais en ne nourrissant pas « la haine de l’Occident », alimentée ici et là-bas.. Il s’agit donc de créer les conditions d’une société décente et d’une humanité véritable pour éviter que l’intention de détruire l’autre ne naisse, sauf si, comme nous l’avons montré, certains bénéfices plus importants se trouvent dans la poursuite sans fin du terrorisme…
Cela se fera en agissant de différentes façons, mais dont chacune est peu ou prou liée à la religion monothéiste qui nous dirige tous, celle du dieu argent. En commençant peut-être par :
- sortir peu à peu de notre dépendance au pétrole, qui ne peut qu’engendrer guerres, pollutions et inégalités ;
- stopper – et le premier point rendra celui-ci bien plus aisé – nos collaborations avec des États qui encouragent de différentes façons le terrorisme et un extractivisme destructeur ;
- ne plus pratiquer l’ingérence intéressée, sous forme de fausses coopérations, « guerres humanitaires » (sic), accords commerciaux… ;
- s’attaquer véritablement à toutes les causes des inégalités et aux structures qui les pérennisent : paradis fiscaux, enseignement, héritages, écarts de richesse, idéologie du self-made-man, idéologie du développement, propriété privée, industries médiatiques… ;
- s’impliquer de façon décente dans la résolution des conflits, surtout ceux qui ont des résonances identitaires globales, comme celui dont sont victimes les Palestiniens ;
- mettre fin au pillage du « Sud » (qui ne se fera que si nous changeons fondamentalement notre mode de vie et sortons du cycle production-consommation).
Il est peut-être facile d’être prophète puisque le futur, que par définition nous ne connaissons pas, ouvre à d’infinies interprétations, mais il semble évident que sans reprise en main politique de la vie, et donc d’une véritable démocratie participative qui relègue nos politiciens aux oubliettes et prend en main ce qui est essentiel, les risques à venir pour l’humanité seront inédits. Pour l’instant, « notre » gouvernement pense plutôt à acheter, pour 15 milliards d’euros, 34 avions de chasse pour aller bombarder l’Irak et la Syrie3. Bombardements qui participeront au massacre d’innocents et auront à n’en pas douter leurs effets collatéraux ici.
Appel sera donc lancé à la fédération de toutes les luttes, condition essentielle pour un basculement véritable : la lutte contre le consumérisme doit s’allier à la lutte pour le droit des Palestiniens, l’opposition à la guerre à celle pour le déploiement des déplacements légers en ville et ailleurs, celle contre l’armement aux associations pour la justice fiscale, le combat pour des médias libres à la défense de véritables services publics, les promoteurs de potagers collectifs à la lutte contre l’urbanisation forcenée, le combat pour le commerce équitable à la progressive relocalisation, etc… Tout étant lié. Forcément.
A ce moment, et alors seulement, il sera possible de parler de « nous ». Un « nous » divers mais cohérent.
Alexandre Penasse